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Une fonctionnaire européenne dénonce une cabale et se dit victime d’antisémitisme

20 novembre 2020
par  Frédéric Loore
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

Nous l’appelerons Eva. Elle est Espagnole d’ascendance juive. Fonctionnaire chevronnée au Service européen pour l’action extérieure, l’organe diplomatique de l’Union européenne, elle a été révoquée en septembre à l’issue d’une procédure disciplinaire rocambolesque. A la suite d’accusations d’espionnage jamais démontré au profit d’Israël d’abord, de la Turquie ensuite, Eva a fait l’objet de trois enquêtes internes dont la méthode et les conclusions étonnent. Après six années de recours infructueux au sein de l’institution, la fonctionnaire a chargé ses avocats belge et espagnol de défendre ses intérêts. Elle dénonce également auprès d’Unia, le centre interfédéral de lutte contre les discriminations, une volonté de lui nuire sur fond d’antisémitisme.

Le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a-t-il été noyauté par une taupe du Mossad ou bien certains de ses cadres se sont-ils livrés à du harcèlement moral sur fond d’antisémitisme ? Y avait-il une Mata Hari dans les rangs de ce service en charge de la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne ? Ou alors est-ce une cabale montée de toutes pièces pour se défaire d’une encombrante fonctionnaire chevronnée d’ascendance juive ?

Convenons-en, cette entrée en matière revêt des allures de quatrième de couverture d’un roman de John Le Carré, le maître du thriller d’espionnage. Pourtant, c’est bien une affaire de ce genre, plus rocambolesque que romanesque, qui agite en ce moment les bureaux feutrés de l’organe diplomatique européen. Elle a même franchi l’enceinte de l’institution, puisqu’elle est désormais entre les mains de Maître Eric Boigelot, avocat aux barreaux de Bruxelles et du Brabant Wallon, et simultanément dans celles de son célèbre confrère espagnol Baltazar Garzon, l’ancien juge d’instruction passé à l’avocature (Il est notamment le conseil de Julian Assange). Du reste, le dossier a également atterri sur le bureau d’Unia, le service interfédéral belge chargé de promouvoir l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations.

L’intrigue débute en septembre 2013. Son personnage principal est "Eva" (nom d’emprunt) - osons malicieusement l’appeler ainsi en référence au personnage d’espionne russe du deuxième tome éponyme de la trilogie d’Arturo Perez-Reverte -, une fonctionnaire titulaire entrée à la Commission européenne en 1996. Au moment des faits, elle occupe un poste du grade administrateur au SEAE qu’elle a rejoint deux ans plus tôt, après être passée par le Conseil durant trois années. Elle travaille alors au sein de la Division Moyen-Orient II (Israël, Territoires palestiniens occupés). Selon Eva, sa carrière bascule le jour où l’un de ses collègues lui fait part de rumeurs qui circulent à son propos. Surtout, il se livre à une confidence saisissante : leur chef de division la soupçonne d’espionner pour le compte du Mossad, l’agence de renseignement extérieur d’Israël.

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"J’étais sidérée", se souvient-elle. "Après plus de quinze ans au service de l’Europe, durant lesquels ma loyauté n’a jamais été prise en défaut, cette accusation infamante, sortie d’on ne sait où, me tombe dessus du jour au lendemain. Je suis certes d’ascendance juive, mais je suis d’abord une Espagnole et une Européenne convaincue. Jamais je n’ai mis en avant, ni même simplement évoqué, ma judéité durant toute ma carrière. M’y renvoyer n’était déjà pas normal, me soupçonner de parti pris envers Israël était carrément insultant, mais alors, me suspecter sans preuves d’espionnage, ça c’était franchement inadmissible ".

L’ombre du Mossad

A partir de ce moment, Eva s’efforce de faire la lumière sur les allégations qui la visent. De manière informelle, elle sollicite ses supérieurs, car elle souhaite recouvrer au plus vite sa dignité, d’autant que la méfiance à son égard grandit : "On ne me conviait plus à certaines réunions, des informations ne me parvenaient plus". Mais rien n’y fait, selon ses dires.

Entretemps, elle fait l’objet d’une décision autoritaire de transfert vers la Division Turquie qu’elle intègre à l’automne 2014. A son arrivée, on lui confie des dossiers qui ont trait à... l’antiterrorisme. Tout se passe bien durant près d’une année, jusqu’à ce que les choses tournent au vinaigre. De nouvelles accusations, qualifiées par son conseil de l’époque de "calomnieuses" et "diffamatoires", de surcroît aux relents antisémites selon l’avocat, sont portées contre elle concernant "des questions graves d’ordre sécuritaire". En clair, elle est à nouveau suspectée de renseigner secrètement des représentants turques. A l’été 2016, elle est écartée "dans l’intérêt du service". C’en est trop. Cette fois, elle dépose plainte et adresse officiellement une demande d’assistance à sa hiérarchie.

C’est le début d’un long processus délétère, qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui et qui connaîtra vraisemblablement son épilogue devant les tribunaux. "Le comble de cette histoire", explique la fonctionnaire, "c’est que c’est moi qui ait demandé à ce qu’une enquête soit menée pour comprendre sur quoi reposaient ces accusations gratuites et, au final, elle a été menée uniquement à charge pour me nuire. Rendez-vous compte qu’après six ans, on refuse toujours de me dire qui sont ceux qui m’ont accusée de ces faits et sur quelle base !".

A vrai dire, ce sont deux enquêtes internes qui sont diligentées entre 2017 et 2019. La première, assez intrusive, confiée à l’organe chargé de la sécurité du SEAE, suivie d’une seconde, administrative celle-là, réalisée en deux temps par l’Office d’investigation et de discipline de la Commission (IDOC). Durant cette période, Eva transite par d’autres départements du Service européen pour l’action extérieure : elle rejoint successivement les Divisions Americas II (Mexique, Amérique Centrale et Caraïbes), PRISM (Prévention des conflits, Etat de droit) et ISP (Approche intégrée pour la sécurité et la paix).

Que ressort-il concrètement des enquêtes ? Suivant leur contenu qu’a pu lire Paris Match Belgique, il apparaît tout d’abord que ce sont bien des griefs de nature sécuritaire, exprimés à l’époque par le chef de division d’Eva, qui ont nourri principalement les premières investigations. Dans une note adressée à l’IDOC, le 4 novembre 2017, le directeur général du budget et de l’administration du SEAE, le confirme d’ailleurs clairement lorsqu’il écrit : "Au vu des aspects les plus marquants des comportements de Mme..., j’ai demandé d’ouvrir une investigation portant essentiellement sur ses contacts avec des personnalités ou diplomates étrangers, y compris sur les suspicions de communication de documents non rendus publics".

Lorsqu’il écrit ceci, le directeur général est déjà en possession du rapport de l’enquête de sécurité. Que dit-il ? Pour l’essentiel, sur base de l’analyse des emails d’Eva, de sa téléphonie et de ses dossiers informatisés, les limiers du "HQ Security" prêtent à cette dernière "des contacts nourris et permanents avec deux diplomates israéliens connus en tant qu’officiers du Mossad, des diplomates turcs auxquels elle a fait parvenir des documents internes du SEAE en cours d’écriture". Ils relèvent également que la fonctionnaire "aurait dans ses connaissances une personne ayant des contacts rapprochés avec la Russie ". Le rapport note encore qu’elle "ne respecte pas les règles de sécurité internes pour la tenue et la conservation des documents". Enfin, il est fait sommairement état d’absences injustifiées sur son lieu de travail.

"On veut faire de moi la coupable"

A la suite de cette enquête liminaire, l’IDOC est donc chargé par le grand argentier et directeur administratif du Service pour l’action extérieure de pousser plus avant les recherches. Il en résulte une première note d’analyse (janvier 2018) qui va dans le sens d’une mise en cause d’Eva et donne lieu à l’ouverture d’une enquête administrative élargie. Les conclusions tombent en mai 2019.

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Etonnement (nous y reviendrons plus loin), le rapport définitif transmis au conseil de discipline du SEAE ne retient pas les allégations d’espionnage portées contre Eva. En revanche, il est accablant en ce qui concerne les "manquements statutaires" qui lui sont imputés. En substance, il lui est reproché des absences non justifiées en pagaille, des actes répétés d’insubordination (refus de se soumettre à la hiérarchie, refus d’effectuer certaines tâches), des contacts non autorisés et la divulgation de documents non publics. Du reste, si l’on en croît l’IDOC, ce comportement ne se limite pas à la période couverte par le mandat d’enquête (novembre 2014-Avril 2019) : "La carrière de Mme..., à la Commission et au Conseil, était déjà caractérisée par un historique de difficultés avec ses supérieurs hiérarchiques et par un refus fréquent de suivre les instructions", souligne-t-on. Et d’ajouter : "De graves difficultés ont été identifiées dès son stage de titularisation à la Commission en 2005".

A ce constat s’additionne le fait qu’Eva "a refusé de coopérer avec la procédure, n’a exprimé aucun regret et semble désirer continuer dans son comportement". En conséquence, le directeur du budget et de l’administration tire la conclusion suivante dans son rapport adressé au conseil de discipline le 1er octobre 2019 : "Au vu du manque de loyauté dont a fait preuve Mme..., l’AIPN (Ndlr. L’autorité investie du pouvoir de nomination) considère que le lien de confiance entre elle et le SEAE est irrémédiablement rompu". Résultat : la fonctionnaire est révoquée au 1er septembre dernier au terme d’une procédure disciplinaire qui la laisse sans ressources ni couverture santé.

Eva réfute en bloc toutes ces accusations et dénonce une volonté délibérée de porter atteinte à son intégrité morale et professionnelle. "On me reproche d’avoir fréquenté des diplomates israéliens et turques alors que c’était précisément mon rôle au sein des divisions qui m’employaient. On me reproche de ne pas avoir coopéré avec une hiérarchie qui n’a cessé de me harceler, qui a rejeté ma demande d’assistance, fabriqué des accusations, ignoré mes droits, bloqué mes détachements pourtant acceptés auprès des Nations Unies et du Parlement européen, j’en passe et bien d’autres stigmatisations. Bref, on veut à toute force faire de moi la coupable alors que je suis la victime !".

Son avocat belge, Me Eric Boigelot, renchérit : " Depuis six ans, ma cliente fait l’objet d’un traitement discriminatoire à caractère possiblement antisémite, alimenté tout d’abord par des rumeurs et des insinuations, puis par des accusations d’espionnage et de déloyauté au profit d’Israël et de la Turquie dont la preuve n’a jamais été apportée". S’agissant des manquements statutaires et des faits allégués d’insubordination, l’avocat bruxellois n’est pas moins assertif : " Tout cela repose à la fois sur une enquête partiale de l’IDOC et sur une enquête de sécurité parfaitement illégale. Ma cliente a été victime de fausses déclarations d’absences, de refus d’octroi de congés et de formations légitimes et d’une retenue arbitraire de salaire. Elle a donné des explications dont il n’a pas été tenus compte et demandé en vain à ce que certains témoins soient entendus. A vrai dire, les éléments qu’elle a fournis auraient dû permettre de confondre les auteurs du harcèlement qu’elle dénonce. Or, c’est elle qui s’est retrouvée la cible d’une procédure disciplinaire orientée. Elle a néanmoins cherché par tous les moyens à éclairer sa hiérarchie et l’IDOC. Elle a même fait en sorte de trouver une issue à l’amiable au conflit. Elle s’est également adressée au médiateur interne, aux organisations syndicales, à l’ombudsman, au contrôleur pour la protection des données personnelles, mais rien n’y a fait. Depuis le début, l’intention de nuire est manifeste ".

Pour maître Boigelot, toute cette affaire comporte un grand nombre de violations flagrantes des droits de sa cliente : " L’accès à son dossier et à divers documents, notamment la fameuse enquête de sécurité, lui a été délibérément refusé pendant trois ans. Pourtant, sans ces pièces, elle ne pouvait comprendre ce dont on l’accusait ni se défendre valablement. D’ailleurs, à l’heure où nous parlons, tout ne lui pas encore été remis. Au surplus, le droit à un procès équitable, les règles en matière de protection des données et de protection contre le harcèlement, le droit au respect de la vie privée, à la sécurité juridique, tout cela a été bafoué".

La baudruche se dégonfle

Eva et ses conseils sont actuellement impliqués dans trois procédures intentées contre le SEAE. La première vise une annulation de la décision de rejet implicite de sa demande d’assistance et les deux autres concernent une retenue sur salaire contestée et une demande en indemnisation. En janvier dernier, le tribunal de 1ere instance de Luxembourg a rejeté ces recours. Depuis, des pourvois ont été introduits devant la Cour de justice de l’Union européenne qui les examine toujours.

Pour l’heure, la plaignante s’apprête également à contester sa révocation. Et, faute d’un arrangement qu’elle dit encore vouloir privilégier, elle se réserve le droit de déposer plainte au pénal, directement dans les mains d’un juge d’instruction.

En tout état de cause, nous n’allons pas résoudre ici cette affaire. Mais plusieurs éléments du processus d’enquête visant Eva posent tout de même de sérieuses questions. En premier lieu, selon nos sources, si la fameuse note de mars 2017 transmise par son ex-chef de division au Directeur général du budget et de l’administration, exprime bien des soupçons d’ordre sécuritaire à son égard, elle ne dit cependant rien au sujet de ce qui les nourrit. Qui accuse ? Y a-t-il des témoins ? Des présomptions solides ? Des faits précis ? A ce jour, la principale intéressée continue d’attendre des réponses.

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Ensuite, sur base de cette note très peu étayée - et c’est la deuxième bizarrerie de la procédure -, le directeur général ne voit pas d’inconvénient à charger l’organe de sécurité du SEAE d’une enquête dont il libelle l’objectif ainsi : "de manière à établir l’existence d’un début de preuve d’une possible infractions aux règles de sécurité". On cherche en vain la place laissée à une éventuelle disculpation. En raccourci, la sécurité est invitée à confondre la fonctionnaire que l’on accuse d’espionnage sur la foi d’une hypothèse inconsistante. Pareillement l’IDOC qui prend le relais ensuite. Mais au bout de deux ans d’enquête, l’absence de preuves ou même d’indices sérieux est indubitable. A telle enseigne que le rapport définitif présenté au conseil de discipline abandonne complètement l’accusation d’intelligence avec Israël et la Turquie.

Quant aux faits relatifs à la transmission par Eva de documents qui devaient demeurer confidentiels, à l’exception d’un seul (non confidentiel, dont elle est l’auteur et envoyé pour elle-même à une réception d’hôtel), ils sont eux aussi déclarés "trop peu précis pour justifier de les retenir contre Mme..." . Bref, tout ce qui a motivé ce barnum tombe et la baudruche se dégonfle. Toutefois, troisième étrangeté de la démarche, ces "faits non retenus" sont malgré tout exposés et détaillés dans le rapport final pour conclure qu’ils ne "constituent pas un manquement statutaire" . Dans ce cas, pourquoi les mentionner ? C’est un peu comme si lors d’un procès pénal, le ministère public présentait au tribunal les charges abandonnées contre l’accusé. On voudrait noircir le pedigree d’Eva qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Enfin, en ce qui concerne le volet insubordination, absences injustifiées et non-respect hiérarchique, l’IDOC insiste lourdement sur le fait que toute la carrière de la fonctionnaire décriée est caractérisée par ce type de comportement et ce, précise l’office, "dès son stage de titularisation à la Commission en 2005". Sans préjuger du bien-fondé de cette affirmation, on s’en étonne tout de même. Comment comprendre qu’une personne aussi ingérable, entrée au service des institutions européennes en 1996, ayant occupé différentes fonctions en tant qu’agent intérimaire, temporaire, puis auxiliaire avant d’être nommée fonctionnaire titulaire, se voit quand même obtenir la confiance de ses supérieurs, au point de lui confier durant une quinzaine d’années des postes toujours plus importants au sein de la Commission, du Conseil et du Service européen pour l’action extérieure ?

135 plaintes en 2018

Paris Match a souhaité poser une série de questions précises au SEAE. Les responsables d’Unia l’ont fait dans un courrier circonstancié adressé le 11 septembre dernier à la Secrétaire générale de l’institution, Madame Helga-Maria Schmid. Nos demandes d’explications comme celles du Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme ont reçu des fins de non-recevoir à peu près similaires.

Le principe de primauté du droit européen sur les droits nationaux des Etats membres, ainsi que les règles de l’UE en matière de protection des données, nous sont premièrement opposés pour justifier le refus de nous communiquer des informations précises au sujet de la plaignante. Deuxièmement, on nous rassure quant au fait que le statut des fonctionnaires européens "offre des garanties contre la discrimination, l’inégalité de traitement et l’intolérance sur le lieu de travail et oblige les institutions à suivre des procédures strictes et une politique de tolérance zéro". Une politique dont on peut douter de l’efficacité à la lecture d’un récent rapport du Parlement européen dans lequel celui-ci « prend acte avec préoccupation des 135 dossiers de médiation traités en 2018 dans les délégations et au siège à propos soit de désaccords non résolus au sujet des droits et obligations, soit de divers types de conflits au travail, dont les accusations de harcèlement moral ou sexuel ».

Troisièmement, à propos des discriminations fondées sur l’ascendance juive d’Eva, Unia se voit offrir la réponse suivante : " I’information concernant la confession de Mme... n’a jamais été connue par le SEAE. Elle n’a jamais été prise en considération ni utilisée dans le traitement de ses demandes ou du contentieux qui I’opposent à I’administration du SEAE, que ce soit au niveau formel ou informel ". Quant à Match, on lui soutient que "Mme... a eu de nombreuses occasions de faire entendre son point de vue, à la fois en interne et par l’intermédiaire d’organes judiciaires indépendants et d’autres institutions. Les allégations de Mme... ont été régulièrement et systématiquement rejetées par toutes les instances" .

Trivialement résumé : circulez, y a rien à voir. Dont acte.

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