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Un automne littéraire (presque) inchangé

3 décembre 2020
par  Michel Paquot
( Presse écrite , Le virus de l’art )

Plusieurs éditeurs l’avaient affirmé : il y aura un avant et un après le confinement. Or si les sorties prévues en mars-avril ont bien été reportées en juin ou en septembre, voire plus loin, la rentrée littéraire rassemble néanmoins, par le nombre de livres publiés, à celle des années précédentes. Seul bouleversement : le report de plusieurs prix, dont le Goncourt, en solidarité avec les librairies confinées.

« Les académiciens Goncourt réaffirment leur soutien total aux libraires qui affrontent une situation si difficile (…). Solidaires avec eux, ils ne peuvent envisager que le prix Goncourt qu’ils devaient annoncer ce mardi 10 novembre le soit alors que leurs librairies seraient fermées. » C’est par un tweet que, le 29 octobre dernier, le jury du plus célèbre prix littéraire français a créé une certaine surprise en annonçant le report probable de son attribution – devenu une certitude puisque, contrairement aux belges, les librairies françaises, considérées comme un « commerce non essentiel », ont été contraintes de rester fermées. Ce prix sera finalement décerné le 30 novembre, à la veille de leur possible réouverture. Les jurés Renaudot et Interallié ont fait de même, contrairement à ceux du Femina et du Médicis.

Finalement, il s’agit du seul vrai changement de cette rentrée littéraire qui, pourtant, lors du premier confinement durant lequel aucun livre n’a paru, laissait présager un certain renouvellement. Or, entre la mi-août et la fin octobre, ce sont 511 romans et récits (366 français, 145 étrangers, 65 premiers romans) qui ont vu le jour en France, soit… 13 de moins que l’an dernier. Suivant en cela une courbe descendante assez régulière depuis une dizaine d’années (711 romans en 2010), qui faisait suite à de fortes progressions annuelles (326 romans en 1993, 557 en 2000). On est donc très loin du « resserrement » annoncé par plusieurs grands éditeurs en arrêt forcé entre le 17 mars et le 11 mai (sauf pour les premiers romans, passés de 84 à 65). C’est plutôt lors de la très étroite fenêtre de tir entre la réouverture de librairies en mai et le début des vacances scolaires, soit une période d’environ deux mois, que les maisons d’édition ont été obligées de revoir leur programme à la baisse. Pour donner la chance aux romans parus début mars de retrouver une nouvelle vie en les remettant en avant, elles ont reporté plusieurs livres à la rentrée de septembre, évitant ainsi de surcharger une période davantage propice aux « romans d’été » qu’aux textes plus littéraires.

Retour de la question de la surproduction littéraire
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Tanguy Habrand
© Valentine Jamis

Dans son essai, Le livre au temps du confinement, Thierry Habrand s’interroge : « Pouvait-on légitimement escompter une transformation de la chaîne du livre durant le confinement ? N’était-il pas illusoire de vouloir réinventer un système alors que ses acteurs faisaient face aux plus grandes difficultés ? » Tout en notant le retour de la critique récurrente de la surproduction littéraire, « un concept difficile à manier, car interprété diversement selon la place occupée dans le champ éditorial ». Tandis que les petits éditeurs accusent les gros de trop publier, ceux-ci reprochent à ceux-là d’encombrer le marché avec de mauvais livres ou des « livres clones ». « Si ces interprétations comportent toutes leur part de vérité, tranche l’universitaire liégeois, la surproduction n’en reste pas moins un faux problème quand elle est considérée à l’état isolé, sans être rattachée à d’autres mécanismes. » Et elle pourrait être, au contraire, considérée « comme une augmentation salutaire de la production, un indicateur positif de diversité culturelle et d’essor intellectuel ».

Ceux qui ont eu le plus à pâtir des deux mois de fermeture des librairies sont, à coup sûr, les écrivains dont les livres sont sortis début mars. Privés de leurs moyens de diffusion traditionnels – même s’il était possible de les acheter dans les grandes surfaces, les points presse et sur internet -, leurs ouvrages sont, en grande partie, mort-nés. « Sorti le 12 mars dernier, mon livre La Maison indigène (Actes Sud) n’aura “vécu” en librairie que deux jours, ce qui est triste, mais entre 2013 et 2015, l’hôpital public a perdu 13 631 lits, et ça c’est vraiment triste », relativisait Claro à L’Obs. À Télérama, Patricia Reznikov, dont le roman Amrita, est arrivé sur les tables des libraires le 11 mars, expliquait avoir été « frappée de sidération, d’autant que je suis tombée malade du Covid peu après, sous une forme heureusement bénigne. Je me suis donc confinée à l’intérieur de mon confinement, pour ne pas contaminer ceux qui vivaient avec moi. Cette situation, c’est beaucoup de travail qui a disparu d’un coup. Mon éditeur, Flammarion, y croyait pourtant : le tirage était de 14 000 exemplaires, la mise en place de 8 500. (…) On parle souvent de la solitude de l’écrivain : je l’ai vraiment sentie pendant cette période. » Dans le même hebdo, Stéphanie Hochet, dont le roman Pacifique est paru le 4 mars, ne cachait pas sa déception et sa colère : « Quand j’ai entendu autour de moi des personnes appartenant au monde de l’édition commencer déjà à parler de la rentrée littéraire d’août-septembre, c’est-à-dire de nouveaux livres à paraître dans quelques mois, j’ai fulminé. Je me suis dit : “Quoi ? Et nous ? Nous sommes morts en première ligne, comme ces soldats qui chargeaient face aux canons ? On nous écarte d’un revers de la main, pour s’occuper des “vrais” écrivains de la rentrée ?” Il y avait quelque chose de très cruel dans cette perspective. Mes amis me disent : “Tu n’as pas eu de chance.” Mais ce n’est pas une question de chance. J’ai eu un accident, mais si mon éditeur ne me laisse pas tomber, je pourrai peut-être passer l’épreuve. »

Vers la rentrée ou 2021

Face à cette situation inédite, les éditeurs ont donc dû s’adapter. Gallimard Jeunesse, par exemple, a réduit de 45% le nombre de ses parutions printanières. Et si la majorité des romans prévus en avril et mai ont été différés en juin, d’autres, souvent déjà envoyés aux libraires et aux journalistes, en général signés par des auteurs (re)connus, ont été intégrés dans la rentrée littéraire. Ce qui leur a conféré une visibilité différente puisque, à cette époque davantage qu’à tout autre, l’attention des médias est focalisée sur les nouveautés littéraires. C’est le cas par exemple de deux livres Flammarion : 2030, le roman qui marque l’arrivée de Philippe Djian dans cette maison après Gallimard et Le Roman du terrorisme, l’essai de l’ancien juge antiterroriste Marc Trevidic, sorti début novembre. Actes Sud, de son côté, a décalé plus de vingt titres, soit à la rentrée - Le Bon, la Brute et le Renard de Christian Garcin, La part du Sarrazin de Magyd Cherfi, Le Petit Polémiste d’Ilan Duran Cohen qui sont ainsi allés rejoindre Lola Lafon, Alice Ferney et Muriel Barbery -, soit en octobre (Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs de Mathias Enard), soit à 2021. Gallimard a voulu sauver le livre de souvenirs de Jean-Marie Le Clézio sorti le 12 mars (Chanson bretonne) en le “ressortant” en mai et a repoussé de plusieurs mois le roman de Camille Laurens (Fille), ainsi que le Journal de guerre et la biographie de Paul Morand annoncés pour avril. Du côté des plus petites maisons, le réflexe a été le même. Le Rouergue a eu raison de plonger le premier roman de Christophe Perruchas dans le grand raout automnal, puisque Sept gingembres figure sur une liste de prix. Prévu fin mars à L’Iconoclaste, l’essai de Martin Winckler (C’est mon corps) est sorti en octobre. Quant à Bonobo Moussaka, la pièce de la Belge Adeline Dieudonné, qui a, connu le succès en 2018 avec La vraie vie, programmé au festival d’Avignon avorté, elle n’a toujours pas été publiée.

Tanguy Habrand, Le livre au temps du confinement, Les impressions nouvelles, 140 pages.

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