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Sauver le secteur aérien vaut-il vraiment le coup ?

14 juillet 2020
par  Jean-Christophe de Wasseige
( Presse écrite , Demain, après le virus... )

La crise Corona a ébranlé le secteur aérien comme jamais. Pour survivre, les compagnies ont fait appel aux États. Qui ont ouvert leurs portefeuilles. En (très) grand.

C’est une des images qui restera de la crise du Coronavirus. Des cohortes d’avions cloués au sol, formant d’étonnants alignements sur les taxiways. Durant de longues semaines, chaque compagnie a replié ses appareils sur ses hubs (têtes de réseau) ou sur des aérodromes de maintenance situés dans des endroits chauds. Comme Teruel en Espagne ou Victorville aux USA. Quatre Airbus A380 de Singapore Airlines ont même débarqué à Alice Springs, 25.000 âmes, en plein Outback australien !
Au plus fort du confinement, on estime que 16.000 avions sur les 24.000 constituant la flotte mondiale ont été immobilisés. Cela donne une idée de la secousse qu’a dû encaisser cette industrie. Car un avion qui ne vole pas, c’est un avion qui ne rapporte pas, mais aussi qui coûte. Il faut continuer à le payer/louer et à l’entretenir. Pour couvrir ces frais fixes, les compagnies aériennes ont littéralement brûlé du cash.

Les États ont donc été appelés à la rescousse. Et ils ont été généreux. Quelque 123 milliards de dollars ont été dégagés sur un plan mondial, selon l’IATA, la fédération de l’aérien (décompte à la fin juin). L’essentiel consiste en des prêts mais il y a aussi des injections en capital, des garanties couvrant des prêts bancaires, du chômage temporaire pour les employés, des suspensions de taxes…

Les grands groupes ont été bien gâtés. Rien qu’en Europe, la Lufthansa a décroché 9 milliards auprès de Berlin ; Air France-KLM a obtenu 7 milliards de Paris et 3,4 milliards de La Haye ; Alitalia a été renationalisée pour 3 milliards ; Idem pour TAP Air Portugal avec 1,2 milliard ; IAG s’est assuré des prêts de 750 millions pour Iberia, de 330 pour British Airways et de 260 pour Vueling. Même les low cost Ryanair et easyJet ont profité de la CCFF, une ligne de crédit mise en place par Londres pour tous les secteurs économiques. Gardienne de la concurrence, la Commission européenne a temporairement autorisé ces mesures.

Cette valse des euros pose quand même question, alors que les hôpitaux ou les transports urbains pour ne citer qu’eux sont aussi en perte. Prenons l’aide à Lufthansa : 9 milliards, tandis que la compagnie vaut seulement 5,2 milliards en bourse (début juillet) et qu’elle s’apprête à licencier 22.000 employés sur 135.000. Alors, les États ont-ils raison de mettre autant d’argent sur la table ?

C’est justifié :

Parce que cette crise est inédite dans sa gravité

Supprimer entre 90% et 60% des vols, c’est du jamais vu. Voir les trésoreries s’évaporer, aussi. En temps normal, les compagnies auraient dû puiser dans leurs réserves, demander à leurs actionnaires de réinjecter des fonds ou encore solliciter les banques pour des prêts. Ici, le sauvetage a aussi été public. Pourquoi ? « Parce que les États ont pris conscience que le transport aérien, pris dans la tourmente de la pandémie, connaissait une fragilité structurelle, estime Waldo Cerdan, ancien pilote de ligne. Il y avait aussi le risque d’un effet domino (NDLR, sur les aéroports et les activités entourant l’aérien), dont les conséquences auraient été désastreuses. Il s’agissait donc là d’une situation de détresse économique. » Autre facteur expliquant l’intervention : les États ont toujours entretenu une relation étroite avec l’aérien. Même après que le secteur ait été libéralisé à partir des années 80 et 90, ils ont continué à le considérer comme stratégique.

Parce qu’il y a une demande en faveur du voyage aérien

« L’envie de voyager est entrée dans les habitudes et il ne sera pas facile d’en changer, estime André Clodong, consultant en aviation et en tourisme. Les jeunes générations prennent l’avion comme autrefois le train. La tendance est évidente depuis que le prix des billets s’est démocratisé. » Sur longue durée, la progression est impressionnante : 1,6 milliard de passagers dans le monde en 1999 ; 4,5 milliards en 2019, selon l’Onu. Le secteur a traversé toutes les crises jusqu’ici, dont les attentats du 11 septembre (2001) et le krach bancaire (2008). Il semble apparemment résilient. Les CEO des compagnies se disent d’ailleurs optimistes et prédisent un rétablissement d’ici deux à quatre ans. La présente crise serait alors plus ponctuelle que structurelle (ici, les avis divergent). Dans un tel cas, l’aide publique servirait à la surmonter, puis les compagnies rembourseraient les pays. Comme l’ont plus ou moins fait les banques en 2008. Sauf que l’aérien a toujours eu une plus faible rentabilité.

Parce que l’aviation procure des activités en amont et en aval

Pour beaucoup d’experts, les compagnies aériennes ont un effet d’entraînement sur l’économie. En amont, elles achètent des avions et font tourner l’industrie aéronautique. En aval, elles transportent les touristes et alimentent la logistique. Ne pas intervenir aurait pu déstabiliser ces domaines. L’aéronautique, par exemple, se trouve dans une passe délicate. « En trois mois, les industriels sont passés d’une situation où ils devaient augmenter leurs cadences et sortir 62 avions monocouloirs par mois -soit 2 par jour !- à une situation où ils doivent baisser la production de 40% et couper dans les coûts », révèle Etienne Pourbaix, directeur du pôle wallon Skywin. Les deux années à venir vont être cruciales. Car on leur demande aussi d’investir dans l’avion plus propre du futur. Or, concilier tout cela est totalement inédit. » L’aéronautique a donc aussi sollicité les pouvoirs publics.

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Pilotes et équipages ont dû s’adapter au virus.
© KLM

C’est infondé :

Parce que l’aviation affiche un mauvais bilan CO2

Le secteur aérien représente 2% des émissions de la planète. Peu ? Cela équivaut tout de même au 10ème pays le plus polluant. Pire : la hausse est de 70% en quinze ans ! Or, l’UE rêve d’une neutralité climatique en 2050. Les États vont donc s’endetter pour sauver une industrie qui risque de devoir radicalement changer dans 30 ans… Pour atténuer ce paradoxe, l’idée est née de lier les aides à des performances environnementales. En fait, seuls l’ont fait : la France, les Pays-Bas ou l’Autriche. Les demandes ont principalement porté sur une réduction des vols de courte distance. Cette conditionnalité, toutefois, fait débat. Pour les uns, elle est nécessaire pour bien utiliser l’argent public. Pour les autres, les compagnies ont peu de marge de manœuvre pour y répondre, car l’avion propre n’est pas pour demain et car il n’y a pas de réelle alternative pour les voyages intercontinentaux. Pour d’autres encore, au lieu d’irriguer les compagnies, l’argent aurait dû servir à redynamiser le ferroviaire et aider les hôtesses/stewards à se reconvertir.

Parce que ce secteur ne fonctionne pas à son juste coût

Parmi les observateurs, il y a qui pensent que le choc est structurel. Le risque existe dès lors que l’argent des contribuables soit investi à fonds perdu dans des activités appelées à se réduire. « On ne reviendra pas à la situation antérieure, estime Bart Jourquin, professeur en économie des transports à l’UCLouvain. Le modèle de l’aérien est arrivé au bout de sa logique. Parce que les voyageurs ne paient pas le vrai prix pour leurs trajets ! Une série de coûts ne sont pas pris en charge ou sont subsidiés. » Exemples ? Le kérosène est exempté d’accises. La TVA ne s’applique généralement pas sur les billets. Bien des aéroports régionaux, gérés par les pouvoirs publics, pratiquent de faibles redevances et sont déficitaires. Certains transporteurs bénéficient d’aides publiques : Emirates, Qatar Airways et Ethiad ont été accusées en ce sens ; Alitalia n’a pas cessé d’être renflouée…

Parce que ce secteur est une jungle sociale

L’aviation civile procure certes des emplois mais beaucoup sont devenus précaires. Perpétuer une telle situation n’est guère du goût des syndicats. « Vu le nombre de jobs concernés, une intervention des États était nécessaire face à la crise, reconnaît Didier Lebbe, secrétaire permanent à la CNE pour l’aviation. Mais cette intervention devrait aussi servir à changer de modèle. Ces dernières années, en Europe, toute l’évolution a consisté en une ‘Ryanairisation’ du secteur. La compagnie irlandaise a imposé le low cost avec ses bas salaires et a forcé les autres acteurs à suivre. Aujourd’hui, les États ont l’opportunité d’inverser cette tendance, de réorganiser les connections à l’intérieur de l’Europe, de lier davantage l’avion et le train… Pour cela, ils devraient plutôt privilégier des entrées au capital, afin d’avoir leur mot à dire. » Ici aussi, cette voie a été peu privilégiée. En attendant, les suppressions d’emplois vont se succéder : 12.000 chez British Airways, 7.500 chez Air France, 3.000 chez Ryanair…

L’avis de Didier Van Caillie, professeur en stratégie des entreprises HEC Liège

Les États devaient-ils intervenir ou, au contraire, laisser faire le marché ?

Si on laisse des compagnies faire faillite et se faire englober les unes par les autres, ce jeu pourrait déboucher sur un ou deux acteur(s) dominant(s) à terme. D’où l’émergence de monopoles, donc de contrôles des prix. Ce serait contraire au choix politique à la base de l’UE, celui d’avoir des secteurs économiques au sein desquels une concurrence fonctionne.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Il faut s’attendre à d’importantes modifications dans les années à venir. Un premier effet est déjà visible : la chute des commandes d’avions et la fin de l’extension des flottes. Un autre effet va consister en une concentration du secteur. Au niveau européen, des alliances vont vraisemblablement se nouer. Et c’est souhaitable.

Pourquoi souhaitable ?

Parce qu’il n’y a pas de compagnies pan-européennes. Elles fonctionnent toutes à partir de leurs bases nationales, avec leurs propres activités de maintenance, leurs propres formations des équipages, etc. Il n’y a pas ou très peu de partage des coûts fixes. Or, c’est sur ce point que leur rentabilité -déjà faible en temps normal- peut être améliorée. Si les acteurs ne le font pas et si les gouvernements n’y prêtent pas attention, l’aviation européenne pourrait bien d’y perdre…

Le futur : l’avion à l’hydrogène

Un avion propre permettrait de réconcilier le besoin de voyager et l’environnement. Seulement voilà : les progrès technologiques dans l’aérien se font lentement. Un monocouloir d’aujourd’hui consomme 20% de moins que sa version de 2000. Il serait encore possible de gagner 15% dans les dix prochaines années. Honorable… mais insuffisant pour répondre au défi climatique. Il faut passer à autre chose. « Actuellement, deux pistes sont suivies, précise Etienne Pourbaix du pôle Skywin. « Dans un premier temps, du carburant synthétique serait utilisé dans des moteurs thermiques adaptés (NDLR : il s’agit d’un mix de CO et d’hydrogène). L’objectif serait 2035. Dans un second temps, vers 2050, on passerait à des avions différents : avec des réservoirs d’hydrogène, des piles à combustible et des moteurs électriques. Chaque avion produirait ainsi sa propre électricité. Emporter des batteries est inconcevable : trop lourd. Dans son plan de relance de la filière aéronautique, la France voudrait accélérer et passer à cet avion à hydrogène en 2035. Un défi gigantesque. »

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