Santé mentale et (dé)confinement, une tragédie en trois temps
Ils sont confrères et amis, et depuis le centre hospitalier où ils exercent tous les trois, les psychiatres liégeois Séverine Lamour, Mathieu Taureau et Nicolas Wuyard ont fait face à la pandémie du Covid-19 et à tous ses effets secondaires sur leur patientèle. Consultations à distance, malades qui décompensent et crainte d’une deuxième vague inéluctable : chronique d’une tragédie en trois actes.
Avant – Psychopathologie de la vie quotidienne
Bien que médecins, pour eux comme pour le reste de la population belge, l’inquiétude n’a commencé à monter qu’à la mi-mars. « Et puis il y a eu l’annonce du confinement du jour au lendemain et il a fallu annuler toutes nos consultations, j’ai passé une semaine à faire ça et à contacter tous mes patients » se souvient le Dr Wuyard, contraint de jongler comme ses confrères et consoeurs avec « des directives qui changeaient tous les jours ». En cette fin d’hiver 2020, on est encore loin de se douter que le confinement s’étirera jusqu’aux confins du printemps, mais déjà, en psychiatrie, on craint l’après. « Ce ne sont pas juste les suivis psychiatriques qui ont été interrompus, tout était en pause » dénonce Nicolas Wuyard, « les passages d’équipes mobiles, les hôpitaux de jour, … La psychiatrie, ça n’englobe pas uniquement les consultations avec des psychiatres, il y a énormément d’intervenants autour, qui permettent entre autres de maintenir du lien social. Si on leur enlève ça, certaines personnes n’ont plus aucun soutien ».
Une mise en garde que seconde le Dr Lamour, qui raconte à quel point l’annonce du confinement a été extrêmement mal vécue par certains patients. « Ceux qui étaient en traitement depuis un petit temps et/ou qui ont une structure de personnalité assez solide étaient rassurés qu’on ne les voie pas en période de crise sanitaire. Là où c’était plus compliqué, c’est pour les patients psychotiques ou état limite, qui ont réagi en décompensant parce que la situation les a mis sous tension. Ceux qui avaient un profil plus anxieux ont développé une anxiété invalidante, les troubles alimentaires ont empiré, sans parler des assuétudes, qui ont explosé aussi. Ce sont des comportements délétères mais qui ont servi à combler le manque de thérapie chez les patients, tous ceux qui se sont imposé des restrictions alimentaires, par exemple, c’est un moyen pour eux de garder le contrôle ». Une perte de contrôle qui n’a pas affecté que les patients : « j’ai été profondément déstabilisé par la rapidité de tous ces changements » se souvient le Dr Taureau. « On est passés en quelques jours d’une série de recommandation à un enchaînement de mesures strictes qui ont radicalement changé notre façon d’exercer et notre rapport au paysage de la santé ».
Pendant - Malaise dans la civilisation
Dont acte, l’acte II de cette tragédie moderne en l’occurrence, et la nécessité d’adapter les consultations psychiatriques au contexte de crise sanitaire. Avec l’interdiction formelle de rencontrer le patient et deux options offertes aux praticiens : la consultation téléphonique ou la vidéoconférence. Une solution de fortune, adoptée contre mauvaise fortune bon cœur par des médecins pour lesquels le contact humain est au cœur du travail.
« Il est impossible de mener une thérapie systémique ou de poursuivre une analyse par téléphone, parce qu’on a besoin du jeu de résonance et du phénomène de transfert et contre-transfert » regrette le Dr Wuyard, qui rappelle que l’analyse du vécu que l’on perçoit en face à face avec le patient est essentiel. Autre reproche ? L’aspect intrusif des consultations téléphoniques. « On s’invite chez les patients, on entend leurs proches derrière, c’est très intime. Cela rend aussi impossible le fait d’établir un cadre, or c’est primordial en entretien ». Un ressenti que partage Séverine Lamour, qui souligne toutefois que cette possibilité forcée de rentrer « chez les patients » n’était pas entièrement négative. « Certains de mes patients s’installaient confortablement dans un coin isolé et se livraient sur des sujets qu’ils n’abordaient jamais en temps normal, donc peut-être que le fait de ne pas avoir de regard porté sur eux leur a permis de s’exprimer de manière plus libre ». Si Mathieu Taureau souligne les avantages de la consultation téléphonique, notamment la flexibilité que cette méthode permet, il confie pour sa part trouver compliqué d’établir un lien thérapeutique sans voir le visage de son patient. Sans compter qu’il faut s’assurer que ce dernier « se trouve dans un lieu calme et isolé, pour que l’entretien ne soit pas interrompu, mais aussi pour en garantir la confidentialité. Dans l’ensemble, la consultation par téléphone n’a pas été simple à mettre en place de manière adéquate, même si je reconnais son intérêt dans beaucoup de cas ». Et de citer ces patients qui ont été si mal à l’aise de parler à leur thérapeute au téléphone qu’ils ont préféré mettre le suivi entre parenthèses en attendant la réouverture de la clinique, avec tous les risques que cela comporte pour leur santé mentale.
Et si, techniquement, les patients qui étaient institutionnalisés durant la pandémie ont, eux, pu continuer à bénéficier d’un suivi rapproché, ce n’est pas pour autant que le confinement s’est déroulé harmonieusement. « Toutes les hospitalisations étaient limitées aux patients en état d’urgence, les suicidaires ou les décompensations psychotiques aigües par exemple, les visites étaient interdites et plein de patients ont signé des décharges pour sortir parce qu’ils n’en pouvaient plus et qu’ils avaient besoin de voir leurs familles ». Une situation de crise prolongée, qui a poussé certains psychiatres à rédiger des cartes blanches dénonçant le fait que la santé mentale soit la grande oubliée du confinement. Un constat partagé par les Drs Lamour, Taureau et Wuyard qui y apportent toutefois une nuance importante : « de façon générale, la psychiatrie et les patient.e.s présentant un trouble psychiatrique sont les grands oubliés de notre système de soins de santé. Nous n’évoluons clairement pas dans une branche qui attire l’attention de nos décideurs politiques » regrette Mathieu Taureau. « Les décisions concernant les soins de santé et leurs applications dans le champ de la santé mentale me semblent être tombées au compte-goutte, et nous nous sommes retrouvés à devoir faire preuve d’une grande adaptativité, avec toujours trop peu de moyens pour y parvenir ».
Après – L’inquiétante étrangeté
Une situation qui se prolonge alors que le confinement est, lui, officiellement terminé. « Les débuts du déconfinement ont été difficiles à gérer parce que les hôpitaux ont rouvert avant les centres de santé mentale, et on a senti une certaine impatience chez les patients » se souvient le Dr Wuyard. Qui a accusé le contrecoup : « on a été obligés d’ouvrir des hospitalisations un peu plus larges maintenant qu’on a les moyens de dépister les patients, mais le problème c’est qu’en termes de personnel, entre les congés, le burnout et les convalescences, on a plus de travail avec moins de gens. Aucune solution n’est venue de l’extérieur, on est fort livrés à nous-mêmes ». Avec, en prime, un autre contrecoup, celui accusé par les patients après plusieurs mois anxiogènes en isolement. « Qu’on ait une personnalité fragile ou non, on a tous vécu une situation très violente au niveau psychique, et on en a tous subi des répercussions qu’on n’arrive pas encore bien à analyser » met en garde le Dr Lamour, qui confie anticiper la lecture des études amenées à sortir sur le sujet et dont la mise en perspective sera « hyper intéressante ». Mais en attendant, il s’agit de faire face et de continuer à avancer à tâtons. « On constate un épuisement général, tant chez les patients que les professionnels de la santé. On se prend l’effet rebond en pleine face, les mises en observation s’enchaînent, on n’a pas assez de place en hospi, les patients redécompensent, il faut retisser le lien avec eux et nous on doit assurer tout ça malgré la fatigue, parce qu’on a aussi été sidérés par la situation de ces derniers mois, on a dû faire face à l’inconnu, et maintenant, il faudrait pouvoir récupérer mais c’est impossible, on enchaîne les journées de malade ».
Et d’avouer avoir très peur aussi des grandes décompensations à venir. « On voit des décompensations psychotiques incroyables, récemment j’ai admis une patiente qui n’avait aucun historique de crise mais qui était en plein épisode psychotique hystérique, c’était très impressionnant. Le fait d’avoir été isolé et mis sous tension réveille pas mal de traumatismes enfouis chez les patients ». Sans compter que ces derniers doivent désormais être mis en confiance par des praticiens dont une moitié du visage est invisible. « Je vois en ce moment en consultation une patiente que je n’ai jamais vue sans masque, je ne sais pas à quoi son visage ressemble, c’est très compliqué du point de vue émotionnel » explique Nicolas Wuyard, tandis que sa consœur Séverine Lamour dénonce la pénurie dont ils ont souffert en début de pandémie. « Le gouvernement a décidé que les premiers servis seraient les soins intensifs, ce qui est normal, mais nous on a dû faire sans pendant quelques semaines, et il a fallu en bricoler avec les vieilles robes des bonnes sœurs qui s’occupaient de l’institution avant nous ». « C’est très perturbant pour mes patients de ne pas voir mes expressions, ça les met mal à l’aise, surtout les patients les plus anxieux ou les plus fragiles qui se raccrochent beaucoup au regard ou aux mimiques et que l’expression de mon visage rassure », poursuit la psychiatre. Dont le point de vue est nuancé par celui de son confrère, Mathieu Taureau, qui rappelle que le non-verbal ne se limite pas aux expressions du visage mais englobe aussi les gestes, le regard ou encore la posture. Ce qui ne veut pas dire que tout aille bien pour autant. « Il est important de tenir compte de la santé mentale de nos patients et de la population, d’autant que nous savons qu’elle sera directement impactée par la pandémie et par le confinement, et qu’elle impacte directement les capacités de chacun à prendre les bonnes décisions en matière de respect des mesures sanitaires préconisées et de prévention des risques ».
Des risques suffisamment importants en santé mentale pour que le Dr Wuyard parle d’une nouvelle vague bien différente de celle annoncée depuis le début 2020 par les médias. « On se prépare à un contrecoup assez violent, chacun doit réapprendre à fonctionner normalement et ce n’est pas gagné d’avance, il faut gérer l’anxiété des patients et la conviction des psychotiques que tout ceci n’est qu’une invention du gouvernement. Être catastrophiste et faire angoisser les gens pour rien est dangereux, pare qu’il y a toujours un retour de bâton. Cela aurait été beaucoup plus malin d’attendre d’avoir des informations concrètes avant de communiquer, sur le port du masque par exemple. Quelle crédibilité peut-on avoir quand on change d’avis tout le temps ? C’est normal de ne pas avoir le recul nécessaire quand on est face à un nouveau virus, mais il faut s’abstenir de donner des informations quand on n’est pas sûr de ce qu’on avance, parce que sinon, c’est la porte ouverte au complot. Après tout, pourquoi les vérités complotistes seraient moins légitimes que celles avancées par un gouvernement qui change d’avis tout le temps ? On est face à un fouillis sans nom où tout part dans tous les sens, et on n’a pas suffisamment de moyens pour y faire face. La deuxième vague est seulement en train d’arriver maintenant pour nous, et elle s’annonce catastrophique ».