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Quels besoins psychosociaux en période Covid-19 ?

29 octobre 2020
par  Julien Thomas
( Presse écrite , Le virus de la solidarité )

Après six mois de crise sanitaire et économique, psychothérapeutes, psychiatres en hôpital et psychanalystes reviennent sur l’état de santé mentale des Belges. Une certitude : l’ensemble de la population se trouve impactée d’une manière ou d’une autre.

Vous n’avez pas pu échapper au phénomène. Impossible. Vous, lecteur, avez été impacté immanquablement par la crise du Covid-19. Même dans des proportions modestes ou de manière invisible, la pandémie a mis à l’épreuve la santé mentale de chaque Belge. Y compris ceux qui ne souffrent pas de problèmes spécifiques, les fameux gens « normaux ». Six mois après l’arrivée de la pandémie, voici un des principaux constats de Benoît Gillain. Président de la Société royale de santé mentale, l’homme dirige le service psychiatrique à la Clinique Saint-Pierre Ottignies. Il a recours à une métaphore pour expliquer son observation. Celle du sport. « La crise du Covid, le confinement et la gestion de cette affaire ont bouleversé émotionnellement et psychologiquement les gens normaux. C’est comme un gars qui n’a pas l’habitude de faire du sport et qui fait du jogging. Le soir, il a mal aux cuisses. Tout le monde sait courir, mais n’a pas l’habitude de courir. Ici, beaucoup de gens ont découvert qu’ils avaient mal à leur santé mentale. Ce n’est pas nécessairement de la maladie mentale. On redécouvre simplement qu’on peut avoir mal à sa santé mentale, comme on peut avoir aux muscles quand on active ces derniers habituellement au repos ».

Au total, sept professionnels de la santé mentale livrent dans cet article leurs constatations les plus marquantes. Certains travaillent en hôpital, d’autres reçoivent en thérapie des particuliers ou des couples. Avec des approches aussi différentes que la psychanalyse ou l’hypnose. Bout à bout, leurs constats lèvent en partie le voile sur l’état de santé de la population. Et peuvent parfois étonner. La population a certes globalement éprouvé un inconfort psychique. Certaines personnes se portent toutefois mieux grâce au Covid-19. Benoît Gillain constate : « On a une série de malades mentaux qui vont beaucoup mieux : les psychotiques. C’est-à-dire ceux qui ont des croyances de persécution. Pendant quelques mois, on a vécu avec l’obligation de se mettre en retrait et de ne voir personne. Or, c’est ce qu’ils vivent en permanence. Là, ils ont eu l’impression d’être moins seuls ». Le calme dans l’espace public leur a aussi fait du bien. « Ils me disaient ’Docteur, je vais mieux. On ne me persécute plus et il y a moins de gens dehors’ ».

Résultat : une chute drastique des demandes d’admission dans son service. « Je n’ai jamais vu ça depuis longtemps ».

Cauchemar pour les patients mentaux non stabilisés

L’actuelle période anxiogène ne fait pas du bien à tous les personnes en souffrance mentale. Certains patients, ceux qui n’étaient déjà pas stabilisés, ont vécu un enfer. « Dans cet environnement bousculé, cela a été moins bien toléré. Pour les cas les plus graves non équilibrés, par exemple les psychotiques non traités, il a fallu des hospitalisations sous contrainte », note le psychiatre ottintois. Celui-ci souligne aussi l’entravement par la crise du bon déroulement des congés thérapeutiques. « On n’a pas eu la souplesse de laisser sortir les patients en congé thérapeutique. On a dû les garder plus longtemps à l’hôpital. Or, ces congés font partie des soins ».

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Dans un tout autre genre, la crise a parfois réveillé des angoisses oubliées, des problèmes théoriquement résolus. Secrétaire scientifique de la Société belge de psychanalyse, la liègeoise Arlette Lecoq porte ce constat. « J’ai eu une personne dans un état de phobie et de panique extrême. Elle était incapable de sortir de chez elle et encore plus angoissée lors du déconfinement. C’était quelqu’un qui avait connu des problèmes de détresse qui avaient complètement été enfouis. La peur du Covid a réactivé des angoisses majeures ».

Les familles et les couples avec jeunes enfants sous pression

Parmi les personnes particulièrement mises sous pression, figurent les personnes avec enfants, relève le psychologue Benoît Van Tichelen. Notamment en poste au service de santé mentale SSM Ottignies Entre Mots, l’homme préside aussi la Fédération Wallonne des Services de Santé Mentale. Le déconfinement physique va de paire avec celui des angoisses, observe-t-il. « Pendant le confinement, tout le monde est resté chez soi. On a recu très peu de nouvelles demandes. J’ai l’impression que c’est plutôt le déconfinement qui a apporté de l’anxiété et qui a permis aussi de verbaliser celle-ci. Les familles et les couples avec des jeunes enfants ont vraiment dû beaucoup supporter. Surtout les familles avec enfants en grande difficulté et fragiles. Ces enfants ont vraiment vécu des moments très compliqués ».Benoît Van Tichelen appelle d’ailleurs les Belges à ne pas avoir peur d’exprimer leur anxiété. « Ce qui est important, c’est de l’accueillir, mais de ne pas trop la montrer du doigt. On voit bien que le monde change. Ce qui se passe, c’est que les gens sont inquiets de ca ».

Le spectre de la solitude

La lutte contre la solitude constitute un des défis les plus importants. De nombreux Belges en souffraient déjà avant la crise du Covid-19. Le confinement d’abord, puis les actuelles mesures de précaution (bulles sociales, masques, etc.), ont fortement aggravé la problématique. Chef de clinique associé aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain) et responsable de l’unité de crise psychiatrique, Gérald Deschietere tire la sonnette d’alarme : « Le sentiment de solitude est très prégnant, surtout chez les personnes âgées. Aux niveaux sociétal et politique, il faut vraiment encourager les personnes à ne pas rester seul. En psychiatrie, il faut que les personnes âgées puissent voir leurs enfants et leurs petits-enfants ». Loin d’être finie, la crise va provoquer davantage de dégâts chez les personnes précarisées, les jeunes et les personnes âgées. « Il faut pouvoir réfléchir à ses conséquences sociales et financières. Et pouvoir garantir des revenus au plus grand nombre. J’ai rencontré des gens terriblement inquiets à l’idée de ne plus pouvoir payer pour les besoins de leur famille. Une bonne santé mentale commence par rassurer chacun sur ses moyens d’existence ».

Psychologue thérapeute à Schaerbeek, Elisabeth Bergé ne dit pas autre chose. « Je pense que les employés ont été globalement moins impactés et que cela a été plus difficile pour les gens indépendants. Ces gens en grande détresse, je pense qu’il y a peu de chance de les voir chez un psychologue. Ils n’auront plus les moyens. Je fais partie des psychologues de première ligne et je vois qu’il y a des personnes pour qui même débourser quatre euros pour une consultation, c’est difficile. J’en ai eus qui ont arrêté parce que, quatre euros, ils n’y arrivaient pas ».

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Le boulanger ou le caissier du supermarché du coin représentent une bulle d’oxygène sociale importante pour de nombreux Belges. Un équilibre fragile que le confinement, puis les mesures de précaution, mettent à mal. Psychologue thérapeute à Bruxelles et en région enghiennoise, Julien Dupuis explique : « Le fait qu’il n’y a plus vraiment de langage non verbal en raison du masque ou qu’il y ait cette fameuse bulle sociale de cinq personnes créent un drôle d’effet. Cela donne l’idée qu’on ne peut pas faire confiance. Il y a aussi le fait qu’on ne se salue plus comme qu’avant, qu’on ne peut plus profiter du bref sourire du passant en rue. Pour certains, le seul contact dans la journée, c’est pourtant le boulanger ou le plombier ». Ce professionnel évoque aussi le syndrome de la cabane. L’expression renvoie à l’angoisse de sortir de chez soi après une période de confinement. Pour les personnes qui souffraient déjà de solitude avant le confinement, la période actuelle s’avère encore plus difficile. Elle les renvoie à la réalité de leur isolement. « Quand on n’a pas de contact privilégié, cela fait un peu caisse de résonance. L’anxieux dépressif est en général moins bien. Il dit qu’il n’arrive plus à se projeter dans l’avenir ».

Les tensions entre couples s’aggravent

Le confinement a mis à l’épreuve de nombreux couples, observe Virginie Piron. Thérapeute pour couples à Chaumont-Gistoux, elle a vu grimper en flèche les demandes de rendez-vous depuis juin dernier. « J’ai eu une forte recrudescence de nouvelles demandes après le confinement. Cela arrive généralement en septembre, car les gens se laissent souvent les vacances pour voir si la situation évolue positivement. Ici, que ce soit en juin, juillet et août, j’ai eu vraiment beaucoup de demandes ». Durant le confinement, travailler à une thérapie de couple fut par ailleurs particulièrement difficile. « Je suis passée en virtuel et gérer des couples en thérapie en virtuel, c’est vraiment très compliqué. Comme c’est déjà conflictuel entre eux, une tierce personne permet un dialogue plus facile. Mais là , j’ai beaucoup moins de possibilités physiques de désamorcer un conflit, d’intervenir. Ils ne perçoivent pas nécessairment mon énergie pour se calmer par rapport à un conflit ». Au final, la plupart ont préféré attendre la fin du lockdown pour reprendre les séances.

Le confinement a amplifié en tout cas chaque problématique, mis en quelque sorte du sel dans les plaies. « Le confinement a mis en exergue les symptomes des conflits relationnels. S’il y avait un problème de sécurité au niveau du couple, par exemple une insécurité émotionnelle, il était accru. Si je ne me sens pas en sécurité avec mon conjoint, si je ne suis pas sûr qu’il me veut du bien, il reste dans mon intimité, mais ne me sécurise pas. Ce sont généralement les couples avec enfants pour lequel cela n’a fait qu’accentuer le problème ».

Des divans new look pour les psychanalystes

Au niveau psychanalytique, la crise sanitaire a bouleversé les pratiques. Impossible de poursuivre avec le patient couché sur un divan cadre, c’est-à-dire avec une des pierres angulaires d’un travail analytique. « J’ai proposé aux analysants soit de suspendre, soit de poursuivre via une vidéoconférence, Zoom, Facetime ou encore l’appel téléphonique. Je leur laissais le choix. Certains ont accepté et même trouvé chez eux le moyen de reproduire quelque chose qui ressemblait à la situation dans mon cabinet. Ils plaçaient un fauteuil ou un divan, s’allongeaient et installaient l’ordinateur derrière eux », explique la psychanalyste liègeoise Arlette Lecoq. D’autres patients ont suspendu les séances et ne voulaient que des séances en présentiel. « J’ai des patients qui m’ont dit ’J’ai besoin de sentir l’odeur du cabinet’. Sans le cadre matériel du bureau, ils étaient comme perdus ».

Certains patients n’ont pas particulièrement bien vécu ces thérapies à distance. « Il y avait une forme d’intrusion puisque j’entrais chez eux via l’ordinateur, je voyais leur divan leur intérieur. C’était en général le salon. Pour certains, c’était difficile, surtout ceux avec enfants enfants, car ceux-ci risquaient de venir ». D’autres en ont profité au contraire pour exprimer des pensées qu’ils n’auraient pas partagé en présentiel. « J’ai eu certaines personnes avec des récits plus intimes que je ne crois pas que j’aurais eu si tôt dans le cadre de leur processus. C’est un peu comme si la distance permettait de dire des choses qu’on n’ose pas dire entre quatre yeux. On pourrait dire qu’ils osent davantage, et je ne suis pas la seule à l’avoir constaté. On peut se dire que c’est positif, mais je pense que ce qui a été dit de plus intime doit être repris après quand on reprend ».

Bientôt un tsunami de troubles mentaux ?

Le pire reste-t-il à venir sur le plan psychosocial ? La réponse est assurément positive, estime Benoît Gillain. Après la métaphore du sport, il en formule une autre : celle du tsunami. « C’est comme si on a eu un tremblement de terre. La vague de l’océan est en train de se retirer et on découvre une grande plage vide où on a envie de se promener. Puis, arrive le tsunami. Ce sont les faillites, c’est l’épuisement, toute cette charge venue en plus du Covid-19, les peurs au niveau financier, les infections qui vont revenir à gauche à droite ». Le psychiatre rappelle que le taux de suicides a grimpé en 2009 aux Etats-Unis. Après la crise de 2008, la destruction de l’économie s’était faite lourdement sentir. Pour lui, ce tsunami de troubles psychiques surviendra dès 2021. De son côté, Gérald Deschietere se refuse à faire des prédictions :« C’est très compliqué de dire si cette crise va apporter plus de solidarité ou au contraire un repli sur soi avec les conséquences qui vont sur la santé mentale ».

Un peu à l’instar du défi climatique, notre société se trouve donc à la croisée des chemins sur le plan psychosocial. Les indicateurs ne sont plus au vert, mais demain reste une page écrire.

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