Promenons-nous dans le beau
A Chaumont-sur-Loire, sur le domaine du splendide château Renaissance, le Festival international des Jardins invite, depuis près de trois décennies, à protéger la fragile étoffe du monde. Cette année, des Belges y sont primés
L’air de fin d’été vibre au vol des bourdons visant de leur trompe les anthères d’étamines de tomates. A quelques encablures du château de Chaumont, que Catherine de Médicis, en 1560, « échangea » contre celui de Chenonceau à sa rivale Diane de Poitiers, comme on troquerait un vulgaire pull usé, une vaste étendue de l’immense domaine (32 hectares) délimite par des haies de charmes trois dizaines de parcelles en forme de feuille de tulipier. Chacune, de 250 mètres carrés - la superficie d’un joli jardin de ville -, accueille un couvert de verdure foisonnante, parcouru par un sentier sinueux et porteur d’un petit nom sympa : voici « On récolte ce que l’on sème », dont les saules tressés réconcilient pousses sauvages et cultivars ; voici le potager impressionniste italien d’ « Hortus Vitae », et le châtaignier creux de la Puisaye, badigeonné d’or de « Drôle de trogne ».
-
- "Le Jardin Moray" des Belges Marie Preux et Florent Kouassi.
- © Eric Sander
Plus loin, conçu par une équipe néerlandaise, « Dans les yeux de Mère Nature », au boisement luxuriant de noisetiers, sureaux et prunelliers, impose, sur un lit de billes volcaniques, des futaies de jeunes bouleaux guindés, dont les cicatrices laissées aux troncs, à hauteur d’homme, par leurs branches élaguées, semblent vous fixer du regard, comme autant de soldats au garde-à-vous. Il y a plus beau, encore, ou plus mystérieux. Mais tous ces espaces clos constituent les œuvres des jardiniers lauréats de l’année 2020, qui déclinent à leurs façons emplies de poésie, d’humilité, de reconnaissance ou d’engagement, le thème du « Retour à la terre mère ». Au total, 27 créations-installations, qui prospéreront jusqu’à la mi-automne (après, elles seront décomposées et en partie récupérées), forment le cœur végétal de la 29e édition du Festival international des Jardins : un lieu atypique, sorte d’utopie artistique pluridisciplinaire et multisensorielle, qui donne rendez-vous à la crème des paysagistes, urbanistes, designers, agronomes, ingénieurs acousticiens, scénographes, biologistes et archéo-botanistes du monde entier.
Quand le Covid ne s’en mêle pas, l’événement attire, de mai à novembre, plus de 500 000 visiteurs de tous les pays. Pour l’heure, des files indiennes de promeneurs dociles, plutôt clairsemés, suivent le chemin fléché à sens unique : « Les gens ne se plaignent pas. Ils sont même contents de constater qu’ainsi, ils ne manquent aucun des jardins », explique Chantal Colleu-Dumond, l’effervescente directrice du Domaine et du Festival, tête pensante du concours qui engrange près de 300 candidatures annuelles anonymes, dont les trois-quarts provenant de l’étranger. Beaucoup d’appelés, peu d’élus, en raison d’une quête obsessionnelle de la qualité. « On retient trente dossiers, dont on auditionne les auteurs » : ce premier dialogue permet de clarifier le concept, le budget et les végétaux proposés, pour éviter les ratés. « Sans jeu de mot, on n’a pas intérêt à ce qu’ils se « plantent », poursuit l’organisatrice : nous dépendons de la météo et, quoi qu’il arrive, ces compositions doivent rester parfaites, esthétiquement, six mois durant. » Au terme de la sélection, 24 projets sont gardés, en principe, « comme au grand oral de l’ENA… » Une armada de jardiniers veillent au grain : durant l’été, 18 permanents s’activent à l’entretien des parcelles. Mais au moment de leur création, à la fin de l’hiver, le nombre de ces travailleurs s’élève parfois à… 150 !
-
- "Le Chemin de vie" de Bob Verschueren.
- © Eric Sander
Des passiflores pour pathé mania, autrement dit la passion ; des pieds de fraisier pour porneïa, le besoin vital… : « Agapé », un ilot « hors concours » qui joue les prolongations depuis huit saisons (tant il est prolifique), décline, sur son parcours, dix mots grecs pour l’Amour, associés à des bosquets élégants. Plus loin, « Le jardin du goût » a fait croître des comestibles en hommage à la terre nourricière : sur une table monumentale, interrompant un banquet grandiose sans convives, la nature s’invite : menthe corse, courge musquée, melon sucrin de Tours et ail violet d’Afrique s’échappent des assiettes et se faufilent entre les couverts. « Souvenir du futur », une sphère flottant sur un étang noir, s’ouvre sur un habitat rudimentaire qu’on pénètre tels des Hobbits. Cette boule, qui évoque la planète bleue, figure aussi une maison, la nôtre. Alentour, des herbes médicinales, pour nous aider à mieux vivre. « Les chérir devrait être une évidence », entend-on. A deux pas des écuries de luxe du château, où des plaques astiquées rappellent la vie ouatée de leurs bienheureux occupants, tous ces jardins racontent une histoire. Certains tiennent lieu de manifestes, comme « Gaïa, aïe aïe », avec ses milliers de bouchons de bouteille en plastique, ou « Paysage de feu », ensemble terrifiant de branches brûlées, issues du Cerrado brésilien, le biome le plus menacé d’Amérique du Sud.
-
- "Le Jardin du goût".
- © Eric Sander
Dans leur « Jardin Moray », qui s’enroule en terrasses d’acier rouillé autour d’une bouche-plan d’eau en forme de graine, Marie Preux, diplômée en architecture du paysage à Gembloux (ULg) et Florent Kouassi, un étudiant de la même Faculté, rendent gloire à Pachamama (la déesse de la fertilité inca) et à l’écoféministe indienne Vendana Shiva. Pour son usage de bourrache, d’échinops, de sauge, de verveine et de myosotis, qui confèrent à l’ensemble une tonalité bleue argentée virant progressivement vers le mauve pastel, leur œuvre a reçu, cette année, le Prix « Palette et Harmonie végétales ». Un autre Belge jouit aussi, depuis des lustres, des honneurs du Domaine. L’artiste contemporain Bob Verschueren a relié à une souche de mélèze un longuissime et épais fagot de branches de chêne de rebut. Ce « Chemin de vie » se mérite. D’abord parce que, rattaché au Land Art (qui veut qu’exposées à l’érosion naturelle, les œuvres se désagrègent peu à peu), il ne sera pas éternel. Mais aussi parce que cet anaconda ligneux repose à une extrémité du parc, entre des tombes de chiens, de chats et… d’éléphante, là où la très fantasque princesse de Broglie, dernière propriétaire privée du château, avait fait bâtir, à la fin du XIXe siècle, un cimetière pour ses chéris… Fleuri, comme il se doit.
Info sur www.domaine-chaumont.fr