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Places des grands hommes

29 septembre 2021
par  Emilien Hofman
( Presse écrite )

En ville ou à la campagne, des citoyens se mobilisent pour préserver un espace public qui tend à se privatiser. Zoom sur deux initiatives belges, leurs difficultés et leurs espoirs.

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Les trois enfants ont fait leur choix, pas leur maman. Alors la serveuse sort le grand jeu. « Notre spécialité, c’est le spaghetti bolo vegan. » La cliente décline avant même la fin de l’énoncé, elle optera pour la version végétarienne. Puis elle pose la carte, sans un regard pour la façade de l’église qui lui fait face, pourtant située à quelques mètres seulement. Vue de la terrasse du restaurant, l’historique place Sainte Catherine semble s’animer progressivement en ce début d’après-midi. « C’est ici que j’ai passé ma vie », commente Alix*, qui a notamment fait ses études secondaires dans une école voisine. « C’était un peu notre cour de récré et notre cafétéria. Le soir et le week-end, c’était aussi un lieu de retrouvailles pour boire un coup, discuter, faire la fête, etc. » À l’approche de l’été 2015, alors qu’Alix est en rhéto, elle constate la soudaine avancée des terrasses sur l’agora ainsi que la disparition de bancs publics et l’arrêt d’une fontaine publique. Dans le même temps, les conditions de vente d’alcool dans les night shops se durcissent et elle voit de plus en plus de policiers réprimander des jeunes en train de jouer au foot parce qu’ils gênent les gens en terrasse. « Je me suis sentie de moins en moins bien sur place : j’avais l’impression que l’on voulait se débarrasser du public non consommateur. »

Vice-doyen de la faculté d’architecture de l’UCL, Pierre Vanderstraeten définit l’espace public comme un lieu accessible à tous sans discrimination et à tout moment, le tout dans le respect de règles démocratiquement débattues. « Il doit pouvoir accueillir la plus grande palette possible d’activités de la vie publique », précise-t-il. « Il ne faut donc pas trop le programmer sous peine de limiter des usages, des appropriations ou des aspirations de la population. » En laissant une place plus importante à l’Horeca, la place Sainte-Catherine a mordu une partie de cette définition. Ce phénomène de diminution de l’espace public urbain prend en partie source dans la philosophie du "tout à l’auto" des années 50, lors desquelles même la Grand Place se dote d’un parking. Dans la foulée, l’exode périurbain décourage les autorités communales à investir dans des espaces utilisés par une population précarisée. « À partir des années 90, les centres historiques sont piétonnisés dans une finalité essentiellement touristique, au détriment des habitants et commerces de proximité », ajoute Anne-Catherine Remacle, sociologue active dans l’associatif. Dernier arrivé, le phénomène d’aménagements et de services destinés à la sécurisation des lieux (caméras, vigiles, digicodes, etc.) renforce ce sentiment privatisation de l’espace public.

Recherche d’équilibre

À Sainte-Catherine, de nombreux habitants ont décidé de réagir pour ne pas voir cet endroit leur échapper. « Ça s’est fait assez spontanément », se souvient Alix. « On s’est rassemblé sur place pour pique-niquer, boire un verre, danser, etc. Il y avait des militants, des sympathisants et de simples curieux : l’objectif était que les gens se réapproprient le lieu comme ils en avaient envie. L’espace public, c’est un moyen d’apprendre à se connaître, à connaître la ville, à être libre et à s’exprimer en dehors du cadre familial ou institutionnel. » Dans la foulée, le collectif Free 54 voit le jour, écrit son manifeste, construit et installe des bancs en palette pendant la nuit et demande une discussion avec les autorités publiques. Celle-ci n’aura jamais officiellement lieu, mais dans le courant de l’été 2015, les terrasses sont repoussées d’un mètre dans l’autre sens, des bancs et des poubelles font leur réapparition et la fontaine recommence à couler…

Six ans plus tard, suite à la crise du coronavirus, la donne a changé. Les terrasses s’étirent jusqu’à la moitié de la place – « Elles n’avaient jamais été si loin », assure Alix – certains bancs publics sont privatisés par des cafés et la fontaine est à sec. « Il n’y a eu aucune concertation, c’est le pouvoir total pour l’Horeca », déplore Alix. Un avis que ne partage pas Fabien Maingain, échevin notamment des Affaires économiques à la Ville. « Notre objectif est de trouver le point d’équilibre entre habitabilité et économie. Les extensions de terrasse sont une manière de sauver une grande partie de l’Horeca bruxellois, qui emploie 35 000 personnes. Mais la place Saint-Catherine n’a jamais été enlevée aux jeunes : les contours du bassin de Vismet sont régulièrement investis par des groupes et on veille à leur laisser cette opportunité. » Observateur détaché de cette problématique, l’universitaire Pierre Vanderstraeten se demande tout de même pourquoi l’agrandissement des terrasses se ferait majoritairement sur des espaces communs et non des places de stationnement, soit « les premières formes de privatisation de l’espace public… mais qui sont politiquement moins faciles à enlever. »

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Au bout du téléphone, Fabien Maingain répond avoir autorisé une dizaine d’installations de terrasses provisoires sur des emplacements de stationnement en 2019. « Et nous comptons booster cette politique », jure-t-il. « On est toujours attentif à laisser des pans d’espace public ouverts. L’été dernier, on a mis en place de larges zones de rencontres pour offrir les lieux en priorité aux piétons et aux cyclistes. Il y a également eu des "rues à jeux" et des "rues enfants". La volonté générale de la Ville est d’offrir de l’espace public aux Bruxellois. » Et même, selon l’élu, d’en créer. Le Belgian Beer Palace, futur réaménagement de la Bourse en "Centre de la bière" doté d’une grande croisée transversale accessible au public, et l’îlot place De Brouckère – un complexe hôtelier, immobilier et commercial pourvu d’un jardin ouvert – seraient ainsi les fleurons de cette politique. « Ce ne sont pas des initiatives faites pour le citoyen, mais pour le commerce », estime toutefois Alix. « C’est comme le piétonnier : ni l’espace ni la façon dont il a été créé ne sont pensés pour faciliter l’utilisation par le public. »

Le Grand Bois Commun

Hennuyère, dans la commune de Braine-le-Comte. Au bout d’une route communale, un petit sentier escarpé s’enfonce au milieu des ronces et des orties. Après quelques dizaines de mètres, il se partage en deux, puis en trois, en cinq, en dix, laissant de nombreuses possibilités d’exploration des lieux. Au centre du bois, un marais très paisible semble tout droit sorti d’un univers féerique. Des grenouilles coassent, des oiseaux fuient lorsque le vent secoue un peu trop leur branche. Exploité jusque dans les années 70 comme argilière, le site du Grand Bois est depuis passé dans les mains d’un propriétaire privé, tout en restant parcouru par des dizaines de bouts de sentiers publics. Ce que beaucoup ignorent… ou feignent d’ignorer. « La première fois que j’ai mis les pieds dans ce bois-là, je ne me suis fait chasser par un monsieur armé d’un fusil qui me disait que les lieux étaient privés. Je n’ai pas discuté des heures avec lui… » David Nerinckx vit à Hennuyère. Quelques années après sa mésaventure dans le Grand Bois, il est à nouveau tombé des nues lorsque le gestionnaire de la forêt a décidé d’en faire une réserve de chasse. « Du jour au lendemain, les nombreuses personnes qui s’y rendaient se sont vues refuser l’accès. Les scouts ont ainsi dû trouver un autre endroit de jeu à 7-8 kilomètres de là, ce qui n’est pas très pratique pour une réunion de trois heures. »

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Irrités par la tendance à la privatisation d’espaces communs, David Nerinckx et une série d’autres amis décident alors de se mobiliser et créent une coopérative dans le but de racheter le Grand Bois lors de sa mise en vente, en 2019. « C’était l’occasion de rendre entièrement un domaine au public », souligne le Brabançon, qui lance alors, au détour d’un apéro du mois de juin, les prémisses d’un projet aujourd’hui bien ficelé. « On veut séparer la forêt en une réserve naturelle protégée et un lieu d’usage commun destiné tant à la promenade qu’à la construction de cabanes. » Le Grand Bois est officiellement public depuis novembre dernier et son rachat à hauteur de 700 000 euros par 2000 coopérateurs.

Responsabilité civique

La lutte pour l’espace public doit-elle figurer parmi les prérogatives du citoyen ? C’est en tout cas l’avis des membres du collectif du Grand Bois Commun. « Aujourd’hui, l’Homme est un peu perdu par rapport aux différentes problématiques qui le touchent : rares sont ceux qui savent ce qu’ils peuvent faire à leur échelle pour le changement climatique, par exemple. J’ai l’impression que notre projet apporte une réponse », place David Nerinckx, du Grand Bois Commun. Les chiffres lui donnent raison : près de la moitié des coopérateurs ont acheté une part "Robin des Bois", réservée à ceux qui veulent investir de l’énergie et du temps dans le projet pour entretenir les sentiers, faire des chantiers participatifs, restaurer des zones dans la réserve naturelle, etc. La coopérative est uniquement constituée de citoyens ayant mis leur énergie et leurs compétences au service du projet : un coopérateur développeur s’est occupé du site internet, un autre juriste s’est chargé des statuts, etc. « Quelque part, c’est une nouvelle forme d’économie : il n’y a pas d’échange financier, rien qu’une mise en commun des compétences au profit de tous », se félicite David Nerinckx.

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De son côté, Free 54 se montre plus discret ces derniers mois sur la Place Sainte-Catherine. « Certains membres ont quitté le coin, d’autres ont cherché de nouveaux lieux pour retrouver cet espace qu’ils avaient connu auparavant », déplore Alix. « On reste plusieurs dizaines à recenser et dénoncer la plupart des changements sur les réseaux sociaux, mais c’est épuisant de se battre sans résultats fixes et durables. » L’échevin Fabien Maingain nuance ces propos : selon lui, les mouvements de l’époque ont permis la réinstallation de quelques bancs, la réouverture d’un urinoir controversé et une prise de conscience générale de l’importance d’avoir une ville accueillante pour tous. « Même si cela englobe aussi les habitants pour qui l’occupation de l’espace public peut poser souci : on reçoit parfois des demandes pour enlever des bancs. Si on veut éviter un exode massif, on a besoin d’espaces extérieurs pour nos riverains, mais aussi d’une certaine quiétude pour assurer une qualité de vie. » Espace et bien-être, mariage vraiment impossible ?

*Prénom d’emprunt

ENCART
Statut fiscal et intérêt communal
En Belgique, il est possible de prétendre à un statut fiscalement favorable appelé "groupement forestier". Il permet entre autres de ne pas déclarer les revenus des coupes de bois et de réaliser une transmission groupée du patrimoine en cas de succession, afin d’éviter des frais. Voilà en partie de quoi justifier la passion qu’ont certains propriétaires (aisés) pour les forêts. Le problème, c’est quand ce bois est traversé par un certain nombre de servitudes publiques de passage, inscrites à l’Atlas des chemins vicinaux de 1841. « Beaucoup de ces servitudes sont privatisées et accaparées parce que le propriétaire estime que c’est chez lui. Les gens qui ne connaissent pas leurs droits ou craignent le propriétaire n’osent pas y entrer et le chemin perd son aspect public », note Boris Nasdrovisky, le président de l’ASBL Tous à pieds. « Pourtant, un décret de 2011 affirme qu’un chemin public ne peut disparaitre que sur décision du conseil communal. » Parmi d’autres actions, Tous à pieds a donc récemment lancé le label "commune pédestre" pour inciter les communes à développer une politique de chemins et sentiers. « Le confinement a amené certaines personnes à chercher des coins sympas près de chez eux. Certains communes ont bien compris qu’elles ont beaucoup plus à gagner en améliorant la qualité de vie de leurs citoyens plutôt qu’en laissant les bois être privatisés. »

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