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Petite histoire belge des préjugés raciaux

3 novembre 2021
par  Nicolas Lahaut
( Demain, après le virus... )

Julien Fraipont (1857-1910) et son rejeton, Charles (1883-1946), ont marqué l’histoire de la paléonthologie. Le premier était un zoologue doué, reconnu pour ses travaux sur la morphologie des vers marins et des okapis du Congo. En 1886, à vingt-neuf ans, son nom acquiert une notoriété internationale. Alors qu’il mène des fouilles, en compagnie du géologue Max Lhoest et de l’archéologue Marcel de Puydt, dans une grotte du néolithique de Spy, près de Namur, son équipe déterre trois squelettes d’Homo neanderthalensis vieux de 40.000 ans. Une femme, un homme, un enfant. Qui passeront à la postérité sous l’appelation générique de l’ « Homme de Spy ».

Julien Fraipont est chargé d’en dessiner les contours. Son étude permet d’établir l’existence irréfutable d’un cousin du genre Homo anatomiquement différent de l’homme moderne. Une première mondiale. Darwin esquisse un pas de danse entre ses quatre planches, les créationnistes se massent la mâchoire. La démythologisation du monde est en marche. Une bonne vingtaine d’années plus tard, Charles emboîte le pas du paternel. Même discipline, même institution. C’est lui qui rend connaissance, un siècle après sa découverte, de la vraie nature de l’enfant d’Engis.

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Et pourtant. Celui qui somnolait, un soir de 2005, devant l’émission ertébéenne Les Plus Grands Belges, confirmera ici son intuition : Julien Fraipont ne figurait pas dans le top 100 établi pour l’occasion. À vrai dire, en dehors des spécialistes de la préhistoire et des historiographes de l’Université de Liège, peu se souviennent de l’existence de cet homme qui finira sa courte vie – il décède à l’âge de 53 ans – recteur de ladite université. Peut-être l’effet collatéral de travaux un peu moins glorieux menés par Julien Fraipont durant les années 1890. Que son fils Charles, devenu sénateur rexiste, prolongera dans l’entre-deux-guerres.
Valentin Fischer se marre. Son regard vient d’atterrir sur la dernière page d’un article au titre étonnant : Les origines des Wallons et des Flamands, Julien Fraipont, 1896. On y voit l’image d’un crâne photographié de haut. En légende de la photo, il est inscrit : « Type wallon pur ». Le jeune prof se mord la lèvre inférieure : « C’est terrible. » Dans cette étude, Fraipont s’aventure sans crampon sur le terrain boueux de la « physio-anthropologie », mêle archéologie, anthropologie, histoire pour retracer les origines raciales des Belges. Le texte évoque des mesures prises sur des crânes récoltés dans des cimetières du royaume, des observations diverses faites sur ses contemporains. L’ensemble de la matière exposée permet à Fraipont d’affirmer : « Parmi toutes les races qui se sont fixées sur notre sol, il en est deux qui ont eu une prépondérance marquée : les Brachycépales néolithiques belges et le type germanique ou de Hallstadt. » Les premiers correspondent au type wallon, reconnaissables entre mille à leur petite taille trapue, à leur tête ronde, à leur nez large et court, à leurs yeux foncés, à leur chevelure châtain. Le type germanique ou de Hallstadt est celui de ses voisins du nord du pays, globalement de grande taille, au scalpe allongé, à la figure étroite et au nez long, à la mâchoire proéminente, aux cheveux et yeux clairs. « Julien Fraipont bute sur un écueil classique en sciences : le biais de confirmation. Il soutient une théorie sur la base de preuves insuffisantes et mal interprétées, explique Valentin Fisher. Primo, toute son analyse repose sur ce qu’il trouve, c’est-à-dire une série de restes très fragmentaires, et sur des observations de terrains hasardeuses, faites en dépit de toute rigueur statistique. Scientifiquement, ça vaut « peanuts ». Secundo, Fraipont ne comprend pas que des différences physiques réelles, qui peuvent s’observer entre différents groupes sociaux, s’expliquent par le milieu naturel et social dans lequel ils évoluent. Tertio, si on peut effectivement observer des variations de génomes entre des groupes d’humains évoluant dans des environnements différents – et la Belgique est bien trop petite pour ça –, on sait aujourd’hui, grâce à l’étude de l’ADN, qu’elles sont à ce point minimes qu’en aucun cas, on ne pourrait parler de différences raciales. »
Dans ses écrits, Julien Fraipont explique que l’ancêtre du Wallon occupe les terres belges depuis des temps immémoriaux. Celui du Flamand correspond à l’envahisseur, aux barbares (il cite, pêle-mêle, les Goths, les Normands, les Francs, lesMérovingiens[F2] …) venus se superposer aux anciennes populations néolithiques. Il écrit : « Les nouveaux venus constituèrent dans cette Gaule l’aristocratie militaire et religieuse tandis que les descendants de nos Néolithiques représentaient vraisemblablement le bas peuple, les artisans, les agriculteurs. » Bien sûr, il y a eu depuis du métissage et on ne peut plus totalement parler de races pures en Europe. Il n’empêche : nombreuses sont les régions où les anciens types de races prédominent. En se réfugiant sur les collines et sur les hauts plateaux, les ancêtres des Wallons ont relativement bien résisté à l’influence de l’envahisseur.
Le dernier paragraphe de l’essai franchit un ultime cap politiquement explosif : « Cette dualité d’origine, qui se reflète non seulement sur les propriétés physiques, mais encore sur le caractère, sur le tempérament et dans la langue est la vraie cause de cette sorte d’antagonisme allant souvent jusqu’à l’hostilité entre les Wallons et les Flamands ».

« Julien Fraipont a fourni une justification ’’scientifique’’ à une idée reçue, déjà présente, selon laquelle les Wallons et les Flamands sont complètement différents », explique Vincent Scheltiens-Ortigosa. Les poncifs rugueux que les dirigeants politiques du nord et du sud du pays se catapultent à la figure par-dessus la frontière linguistique depuis un siècle et demi, le chercheur au Centre d’histoire politique de l’Université d’Anvers les connaît bien. Il en a même fait un ouvrage, Met dank aan de overkant. Des stéréotypes, aussi anciens que les rouflaquettes de Léopold Ier, qui ont contribué à nourrir le conflit communautaire jusqu’à nos jours.
Octobre 1905. Depuis plusieurs mois, le parc de la Boverie et le quartier des Vennes, à Liège, accueillent une exposition universelle consacrée au septante-cinquième anniversaire de l’indépendance belge. En marge de l’évènement, cinq-cents notables wallons, hommes politiques, gros industriels, profs d’université, membres d’associations wallonnes, sont réunis en congrès – le cinquième, depuis 1890, et l’un des plus importants de l’histoire du mouvement régionaliste. L’objectif de la rencontre : définir l’identité propre aux habitants du sud du pays. Exalter l’âme wallonne. Réaffirmer, aussi, la nécessité du français comme langue unique en Belgique.
C’est une des sources de tensions communautaires dans le royaume. La raison même de l’existence du mouvement régionaliste wallon, éclos, fin du 19e siècle, en réaction aux revendications linguistiques flamandes. Dans un contexte de domination culturelle et économique de la francophonie, le vote des premières lois en faveur du bilinguisme est vécu par la francophonie comme une sérieuse menace aux acquis qu’elle pensait immuables. « Le français avait le statut de l’anglais aujourd’hui, explique Scheltiens-Ortigosa. C’était la langue véhiculaire dans le monde académique européen. Même le tsar russe suivait des cours de français. Les régionalistes wallons considéraient comme aberrant qu’un dialecte puisse bénéficier des mêmes droits que le français. »
Sur l’estrade légeoise, les intervenants se succèdent. Parmi eux, un certain Julien Fraipont. Alors que Julien Delaite, président du Congrès wallon de 1890, l’invite à rappeler « qu’il y a deux races distinctes en Belgique », le paléontologue crée l’émoi dans l’assemblée en prenant ses distances avec ses propres théories antérieures. « Je dois m’excuser d’apporter une petite note discordante : il n’y a plus de race flamande et de race wallonne, nous sommes des métissés à tous les degrés. »

Mais l’idée persiste. Dans l’idéologie du mouvement wallon, la rhétorique raciale continue de jouer un rôle au début du 20e siècle. Le mot « race » est largement répandu dans les discours. Avec l’ambiguïté qu’à l’époque, le terme possède un sens plus large qu’aujourd’hui, pouvant très bien se confondre avec l’idée de culture, de peuple, de tribu. « De toute manière, la race, dans son acceptation ancienne, plus large, ou dans sa signification moderne, plus étroite, est un terme déterministe et objectiviste qui fonde une conception ethnique de la nation », explique Maarten Van Ginderachter, historien à l’université d’Anvers. Dans son essai Het kraaien van de haan. Natie en nationalisme in Wallonië sinds 1880, ce dernier cite l’exemple d’Albert Dubois, précurseur du mouvement wallon et fondateur du courant rattachiste qui prône la réunion de la Wallonie et de la République française. Dans Le catéchisme wallon, qu’il publie en 1902, Albert Dubois lie la race au sang : « Une race, c’est une famille. Les membres de cette grande famille, qu’on appelle une nation, ont dans les veines le même sang. » L’historien Maarten Van Ginderachter évoque encore la Ligue des étudiants wallons, désireuse de former, en 1912, une génération d’intellectuels « conscients du génie et de la force de leur race », capable de « réveiller et d’affirmer les caractères raciaux de la Wallonie, de les défendre contre les dangereuses manœuvres des fanatiques flamingants. » Dans Race wallonne et mouvement wallon, l’historienne Corine Godefroid mentionne Richard Dupierreux, membre-fondateur de l’Assemblée wallonne, qui écrit dans un rapport que le Wallon est fier « d’être un Gaulois, dont le sang fut pénétré de l’ardeur latine ; il s’enorgueillit d’être par la race frère des Français de France. » Au sein du mouvement, d’autres s’opposent catégoriquement à de telles conceptions, à l’image d’Albert Counson, militant wallon et professeur à l’université de Gand, qui s’étonnera dans une correspondance : « ’’race germanique’’, ’’race flamande’’, ’’race latine’’, ’’race wallonne’’, quelle étrange juxtaposition de l’anatomie et de la linguistique. Aurait-on l’idée de faire de la politique une zoologie ? »

Les débats communautaires vont, progressivement, s’alléger des allusions raciales après la Première Guerre mondiale. On leur préfère des concepts voilés comme l’âme régionale ou la descendance. Il y a bien encore quelques soubresauts, dans l’entre-deux-guerres, au sein et en dehors du Parlement. En 1919, Joseph-Maurice Remouchamps, secrétaire de l’Assemblée wallonne, évoque une ligne de démarcation « ethnographique » entre le nord et le sud du pays, observable à « l’aspect du sol, l’anatomie des habitants, la vie économique, intellectuelle, sociale et morale. » Le libéral Augustin Buisseret, qui deviendra ministre des Colonies dans les années 50, dépité par les dispositions bilingues de la loi de 1921, s’en prend vigoureusement aux Flamands « qui ne seront pas de notre race et qui prétendront absorber et opprimer complètement notre activité. » Mais l’idée se marginalise. À l’université de Liège, une décennie après le décès du paternel, Charles Fraipont a repris la charge des cours de paléontologie animale et végétale. À l’occasion d’un coloc, il affirme : « il n’y a pas plus de race wallonne, de race, flamande ou de race belge, qu’il n’y a de race française ou de race allemande. Les nations de l’Europe sont de races aussi mélangées que les chiens de rue. »
La débâcle nazie de 1945 porte un coup de grâce aux thèses racialistes qui avaient été défendues dans les sociétés d’anthropologie. En Belgique, le concept perd toute légitimité. À l’exception de l’un ou l’autre irréductible, on ne s’aventure plus sur ce terrain. Maarten Van Ginderachter mentionne La Wallonie Libre, un groupe de pression wallingant fondé dans la résistance, qui exige l’arrivée de main-d’oeuvre italienne, latine, pour contrebalancer le surcroît de gênes nordiques en Wallonie. L’organisation, dans un ultime chant du cygne, invoque à les crânes de Julien Fraipont.

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