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« Nous ne voulons pas mourir »

Münevver Kızıl, sept années de combat contre l’impunité

27 novembre 2020
par  Marie Tihon
( Presse écrite , Photo , Tout... sauf le virus ! )

A l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, la plateforme turque contre les féminicides (Kadın cinayetlerini durduracağız platformu) milite pour une meilleure implémentation de la Convention d’Istanbul. Le nombre de féminicides augmente chaque année et plus d’une femme est tuée par jour en Turquie (474 en 2019). Pourtant, le gouvernement turc a menacé à plusieurs reprises de se retirer de ce traité international qui protège les droits des femmes. Interview avec Münevver Kızıl, membre de la plateforme, qui mène un combat juridique sans relâche contre son ex-compagnon.

Münevver Kızıl est victime d’insultes, de chantage, de harcèlements téléphoniques, d’usurpation d’identité et de menaces de mort de la part de son ex-compagnon. Ces violences ont commencé en 2013 et se poursuivent encore aujourd’hui car le coupable n’a toujours pas été arrêté malgré toutes les poursuites engagées contre lui. Cette situation traumatisante empêche cette maman de 34 ans de poursuivre son quotidien avec sa fille. Münevver se bat pour que la Convention d’Istanbul soit appliquée ; « les abus contre les femmes ne pourraient pas être perpétrés si facilement et les féminicides diminueraient en Turquie. », rappelle-t-elle lors de notre rencontre juste avant un rassemblement organisé par la plateforme contre les féminicides à l’occasion du 25 novembre.

Pouvez-vous nous raconter votre combat ?
« Lorsque j’étais en train de divorcer de mon premier mari, j’ai rencontré un homme avec qui j’ai eu une relation pendant un an et demi. Je vis encore beaucoup de problèmes aujourd’hui en 2020 à cause de cet homme alors que notre relation s’est terminée en mars 2013, il y a donc plus de 7 ans. J’ai porté plainte plusieurs fois contre lui, 56 fois au total. J’ai des procès dans trois tribunaux différents. Je vous ai apporté la liste, si je devais vous expliquer un par un tous ces procès il faudrait qu’on discute au moins pendant trois jours. Il a été décidé 27 fois que je pouvais bénéficier de mesures de protection d’éloignement. Et plus d’une vingtaine de fois il n’y a pas eu de suite aux dossiers à cause de preuves insuffisantes. J’ai pourtant partagé lors d’audiences et aux médias toutes les preuves de menaces de morts. J’ai des enregistrements sonores où il dit qu’il a trois armes sur lui et que ce sera ma dernière nuit. Mais jusqu’à présent il n’a seulement reçu que 3000 TL (315 euros) d’amendes pour menaces et 2000 TL (210 euros) pour insultes. Pensez comme il est facile en Turquie de menacer quelqu’un et de tuer une femme. En 2020 déjà plus de 330 femmes ont été tuées et surement que la majorité avait porté plainte. Les meurtriers ce ne sont pas seulement ceux qui tuent ces femmes mais aussi le système qui échoue à les protéger. Il y a de nombreux cas de violence contre les femmes dans le monde, mais la situation en Turquie est vraiment honteuse. C’est comme si la Turquie ne voulait pas de femmes fortes. Lorsque les femmes tentent de prendre des décisions par elles-mêmes et de manière indépendante, elles sont menacées de mort. Rien que mon dossier de divorce a été très difficile et il y a tellement de femmes qui ne peuvent pas se défendre, nombre d’entre elles ne sont pas libres financièrement et ne savent pas où aller si elles décident de quitter leur mari. Mon esprit a encore du mal à faire face à toute cette saga judiciaire. »

Quelles types de menaces et harcèlements vivez-vous au quotidien ?
« Peu après notre rupture, alors que j’allais chercher ma fille à son école, il a mis une arme dans mon dos et m’a obligé à le suivre. J’ai dû lui mentir en lui disant que je l’aimais pour m’en sortir ce jour-là. Par la suite, il a commencé à me harceler avec des lignes téléphoniques enregistrées sur d’autres noms que le sien. Je devenais folle à essayer de prouver à la police que c’était lui qui m’appelait sans cesse et pas d’autres gens comme il essayait de le faire croire. J’ai fini par télécharger un programme d’enregistrement vocal pour enregistrer sa voix lors de ses appels puisque plusieurs plaintes de mon dossier ont été rejetées par manque de preuves. Mais aussi parce que les juges et les procureurs ne voulaient pas me croire. Ils pensaient que j’étais folle et ils m’ont même accusée d’avoir enregistré des appels téléphoniques sans en avoir la permission. Il a aussi volé des photos de moi sur les réseaux sociaux et il les a imprimées partout dans mon quartier en disant que je faisais partie d’une organisation terroriste et aussi que j’étais une prostituée. Il a également ouvert de faux comptes sur les réseaux sociaux en se faisant passer pour moi.

Un jour, il a réussi à rentrer chez moi et m’a étranglée. En 2015, il a essayé de me renverser avec son véhicule quand j’étais en chemin pour aller déposer ma fille à l’école. Il m’observe, il me suit, et plus d’une fois je me suis vue mourir. Il a encore essayé de m’appeler il y a une semaine alors qu’il y a une mesure d’éloignement contre lui.

Quand je sors de chez moi je me demande à chaque fois si je serai capable de rentrer chez moi le soir. Ce qu’il voudrait c’est que je reste enfermée chez moi mais je ne veux pas lui donner ce plaisir, alors je sors en prétendant que je n’ai pas peur. Mais ce n’est pas vrai, je vis tous les jours avec cette menace d’être tuée. Alors que lui, il vit plus librement que moi. Même en étant assise ici en répondant à vos questions je vis avec la peur qu’il soit là et quand je raconte tout ça je revis ces événements. Il y a toujours un risque que je sois l’une des prochaines femmes tuées. C’est pourquoi je veux que tout le monde sache que le gouvernement ne m’a pas protégée, qu’il me laisse exposée à la violence. La convention d’Istanbul et la loi 6284 dit qu’il faut emprisonner l’homme qui met en danger la vie d’une femme. Mais elle n’est pas appliquée ici ! »

Que réclamez-vous ?
« La première raison pour laquelle je me bats est tout simplement d’avoir le droit de vivre librement. Et bien sûr je souhaite que cette lutte que je mène soit utile pour d’autres femmes. Cela fait seulement trois ans que je parle aux médias avant je me battais seule et ma vie se résumait à aller de chez moi au poste de police et ensuite au tribunal. Je passais tout mon temps dans les tribunaux mais je me suis rendu compte que ça ne suffisait pas.

Je n’ai pas toujours été si forte car ces menaces et harcèlements me mettaient à bout, j’ai même fait une tentative de suicide. Encore aujourd’hui mon esprit n’est toujours pas tranquille. Je ne trouve parfois pas le sommeil, je fais des crises de panique. Et tout ce que je souhaite c’est que ce cauchemar se termine. Et pour que ça se finisse, j’ai compris que je devais faire entendre ma voix. Lors de ma première conférence de presse en 2018, je tenais une pancarte avec la photo d’Helin Palandöken* victime de féminicide. J’ai dit que j’espérais que personne ne doive un jour tenir ma pancarte ! Deux députés de partis d’opposition ont même soulevé mon cas au parlement mais cet homme n’est toujours pas arrêté ! Je veux qu’il soit condamné par l’état, car les infimes punitions qu’il a reçues ne le dissuadent évidemment pas de continuer d’agir.

Je veux que mon histoire soit entendue et que personne ne m’ôte le droit de vivre. Je ne veux pas mourir. »

Que représente pour vous la Convention d’Istanbul ?
« Pour beaucoup de femmes il s’agit d’une bouée de sauvetage. C’est un droit gagné après plusieurs années de combat mais cette Convention n’est consciemment pas implémentée correctement. Selon la loi je suis protégée par une décision de justice mais ça reste juste sur papier, dans les faits ce n’est pas vrai. Par exemple, lorsque je me rends au tribunal, je devrais être escortée par deux policiers, mais ce n’est pas le cas, pire les autorités m’ont dit que je devrais payer de ma poche si je voulais être protégée par des policiers. L’État usurpe mes droits. Si la convention d’Istanbul était correctement appliquée, les abus contre les femmes ne pourraient pas être perpétrés si facilement et les féminicides diminueraient. Et dire que le parti au pouvoir a déclaré plusieurs fois vouloir se retirer de la Convention alors que la Turquie est le premier pays à avoir ratifié ce traité en 2012. »

Pourquoi ce rassemblement à l’occasion du 25 novembre est important pour vous ?
« Nous nous mobilisons ensemble contre les violences faites aux femmes en scandant le slogan de la plateforme contre les féminicides « Tu ne marcheras jamais seule ». Ainsi, nous voulons montrer que toutes ensemble nous sommes plus fortes. Nous faisons entendre nos voix en occupant l’espace public, on crie qu’on ne restera pas silencieuses face à l’impunité. Et ce, pour que les femmes puissent vivre librement et être maître de leurs décisions. »

Comment voyez-vous le futur ?
« En ce moment, je recherche du travail. J’ai perdu mon emploi comme styliste dans la confection pendant la pandémie. Mais comme je suis connue dans les médias il est plus difficile pour moi de retrouver un travail. Je suis vue comme une employée à "problèmes" car je m’exprime contre l’Etat. Je vis des choses dures mais je garde espoir que cela puisse changer. Je vais continuer à me battre. Je veux rester positive mais en Turquie il n’y a pas de justice. J’aimerais porter mon cas devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Je veux simplement vivre et penser au futur de ma fille. »

* Helin Palandöken, lycéenne de 17 ans, a été tuée par balle devant son école à Istanbul en octobre 2017. Mustafa Yetgin, l’auteur de ce féminicide, a déclaré l’avoir tuée car elle avait refusé d’être sa petite amie.

Photos prises lors du rassemblement du 22 novembre 2020 à Istanbul organisé par la plateforme contre les féminicides en présence notamment des familles de victimes.

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