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Musique classique - Litanies pour un retour… à la normale

12 juillet 2021
par  Bernard Roisin
( Presse écrite , Le virus de l’art )

Réunis à nouveau, le compositeur Nicholas Lens et le chanteur Nick Cave ont profité de la trêve des "confineurs" du printemps dernier pour composer une musique de chambre sous forme d’opéra. Rencontre… à distance avec le musicien pourtant belge.

Certains écrivains voyagent autour de leur chambre paraît-il, ce qu’ont fait Nicholas Lens et Nick Cave durant le premier confinement. Le premier, compositeur d’opéra célébré (notamment pour Slow Man dont le livret était signé J.M. Coetzee) qui en 2014 a déjà fait appel au rockeur australien afin de poser un texte sur son Shell Shock consacré à la boucherie de 14 -18, eut durant la première vague de la pandémie l’intuition de douze morceaux à la fois minimalistes et hypnotiques, et a proposé au leader des Bad Seeds d’à nouveau accoupler ses mots à ces 12 litanies, formant ainsi le livret de cet opéra de chambre. Le résultat est une œuvre intimiste, voire intime malgré le respect de la distance sociale, une intimité renforcée par la présence vocale prépondérante de Clara-Lane, fille du compositeur, qui se livre avec beaucoup de naturel, sans masque, gants… ni filet ! Tout cela au nom d’un père qui se confie à son tour…

Plus qu’un opéra en chambre, cette musique apparaît plutôt comme un songe ?

Deustche Grammophon voulait l’intituler opéra, mais personnellement je ne l’aurais pas désignée ainsi. Opéra de chambre est plutôt un jeu de mots. L.I.T.A.N.I.E.S. a en effet été réalisé chez moi dans une petite chambre au cœur de Bruxelles : mais tant dans ma musique que dans le choix des mots plutôt abstraits de Nick, nous laissons champ libre à l’auditeur de se forger sa propre histoire, sa propre dramatisation, dans un projet qui se voulait très ouvert.

Même si c’est écrit sur le mode de l’opéra dans la forme, avec un livret, cela n’a évidemment aucune commune mesure avec un opéra présenté à la Monnaie comme "Shell Shock" que nous avions créé ensemble en 2014. L.I.T.A.N.I.E.S est vraiment le produit du confinement, un concours de circonstances. Puisque deux de mes opéras, achevés après des années de travail se sont trouvés postposés voire annulés, j’ai connu un petit passage à vide, même si je m’empresse d’ajouter que mes "problèmes" sont insignifiants par rapport à ce qui se passe par ailleurs pour d’autres personnes.

Le chant d’oiseaux

Serait-ce un songe, un rêve ?

Si, faisant fi des auteurs, en écoutant le glouglou de ce petit ruisseau, les auditeurs se laissent porter par cette petite musique, alors je crois que nous avons réussi notre pari. Cette petite rivière qu coule pourrait peut-être plonger certains dans un état d’hypnose, de transe. Certains pourraient lui conférer une portée religieuse : personnellement, je ne m’intéresse pas aux religions organisées, mais bien aux rituels ou aux formes que les religions ont développé au cours des siècles, permettant de parvenir à un haut degré de concentration, une forme pure de méditation qui n’est pas forcément artistique. Une sorte de confrontation avec soi-même : si notre projet pouvait déclencher parfois cela, ce serait déjà formidable.

Vous évoquiez le religieux : "Litany of The Yearning" se révèle très zen et japonisant…

Je me suis rendu souvent au Japon, notamment dans la région de Kamakura à soixante kilomètres de Tokyo, lieu où les temples présentent une grande sobriété comparée à ceux à Kyoto : ils ont été bâtis par des samouraïs dans une région pluvieuse, donc verdoyante, et où règne un silence majestueux. Les guerriers ont construit ces temples à la veille de se rendre au combat, dont nonante pour cent d’entre eux ne revenaient pas : il s’agissait d’une dernière visite, forcément empreinte de gravité. L’atmosphère qui règne sur les lieux se révèle dès lors très intense. Je m’y suis rendu afin de trouver cette qualité de silence. Ma vie étant constamment rythmée par la musique, il s’agit pour moi d’une manière de couper le lien, comme lorsque je mets des cds de chants d’oiseaux dans ma voiture. Cela me calme, me déstresse. Et le silence que je cherchais au Japon, je l’ai retrouvé à Bruxelles durant le confinement.

L’influence de Bruxelles est donc prépondérante sur ce disque ?

Oui, même si l’idée a germé au Japon. Bruxelles s’est révélée importante, notamment dans le fait que l’on ait enregistré à mon domicile. A chaque musicien qui est venu chez moi, j’ai expliqué la partition. Et chacun a très attentivement écouté le travail des autres, ainsi que la respiration. J’ai parfois le sentiment que le rendu est plus juste que lorsque les musiciens sont placés ensemble sous la direction d’un chef : dans le cas présent, les musiciens étaient ensemble… sans l’être.

J’avais également affaire à des musiciens qui n’avaient plus joué depuis deux ou trois mois. L’on ressent cette joie, cette énergie positive, résultat du fait de pouvoir jouer.

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© Bernard Roisin

Nick Cave écrivain

Cela fait penser à un album de rock, dans lequel les musiciens enregistrent séparément…

Mais j’ai toujours laissé affleurer dans mon travail les influences de la pop et du rock. Je suis un enfant de mon époque, qui a aussi été influencé par ce versant (ndla : Nicholas Lens enregistra d’ailleurs un single de pop flamande dans les années 80).

C’est aussi sans doute la raison pour laquelle j’avais envie de travailler dans le cadre de "Shell Shock" avec un artiste comme Nick Cave, à la fois pour son authenticité et le fait qu’il se situait en dehors du monde de l’opéra : l’introduire dans ce monde, afin d’apporter une touche de fraîcheur.

L’opéra est parfois un genre qui présente des aspects artificiels : surtout au niveau du livret d’ailleurs. Car dans les livrets d’opéra traditionnels, les mots sont parfois utilisés comme décor pour la musique, sans qu’ils n’aient vraiment d’importance. J’ai pour ma part toujours insisté sur l’importance de ce que l’on y raconte.

Nick Cave ne serait-il d’ailleurs pas plus écrivain que chanteur finalement ?

Nick et moi nous sommes rencontrés en 2012 à Los Angeles à l’époque de "Push The Sky Away". Au cours des dernières années, sa manière de chanter, depuis qu’il a commencé ses interprétations très intimes, lui a permis de développer une carrure de poète de la dimension de Léonard Cohen, de sorte que l’on peut désormais mettre ses statuts d’interprète et d’écrivain sur le même niveau, surtout au niveau du registre des ballades. Je n’oserais pas dire qu’il est plus auteur, mais il est également excellent en tant que librettiste. Car mes idées pour ces litanies étaient très chaotiques : Nick est quelqu’un de très doué quand il s’agit d’apporter une structure au chaos ; comme dans le cas de "Shell Shock", il a su conférer un cadre, mis de l’ordre dans mon tourbillon d’idées.

Pourquoi 12 litanies, qui évoquent les 12 stations du chemin de croix ?

C’est surtout Nick qui aime les chiffres possédant une puissance symbolique ; cela nous évoquait l’horloge : cela a un sens, un cercle éternel comme dans le bouddhisme et le côté infini de la mélopée.

Quelle est l’influence de votre fille, Clara-Lane, sur cette œuvre ?

Prépondérante et totalement imprévue. Parfois, un projet s’écrit de lui-même, il suffit de l’enclencher : ma fille est peintre et habite Berlin. Elle est revenue à Bruxelles au début du confinement, car la situation y était moins préoccupante.

De mon côté, j’écrivais : et comme je n’avais ni chanteur, ni studio durant ce confinement strict, je lui ai demandé de m’aider, car j’avais besoin d’une voix féminine pour interpréter la partition et entendre une ébauche de résultat.

Je suis tout de même entré en studio par la suite, essayant d’autres interprétations, d’autres chanteurs et chanteuses réputés. Ils étaient excellents, d’un niveau technique d’un autre calibre bien entendu. Mais je ne trouvais pas ce que je cherchais. A un moment donné, j’ai réalisé que je faisais face à "la malédiction de la démo" comme en rock, qui recèle une magie indescriptible, mais réelle, et inreproduisible. En studio, quelque chose d’intimiste et de familier avait disparu.

Les grands professionnels que j’avais invités interprétaient, jouaient un rôle, un ego, ce que ma fille n’avait pas du tout puisqu’il s’agissait d’aider son papa !

Chaque projet possède ses surprises et son alchimie…

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