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Militer pour l’amour des enfants

29 juin 2020
par  Aliénor Debrocq
( Presse écrite , Le virus de la solidarité )

Collectif créé très récemment au Québec, « Mères au front » est porté par l’éco-sociologue canadienne d’origine suisse Laure Waridel, autrice de La transition c’est maintenant aux éditions Écosociété. Son récent passage en Belgique, cet hiver, a suscité l’émulation : elle y a rencontré Caroline Lesire, co-fondatrice de l’association Émergences, qui s’est à son tour lancée dans l’aventure. Le collectif a ainsi essaimé chez nous, avec un noyau dur d’une trentaine de personnes désormais actives pour en poser les fondations. Le 9 mars, jour de la fête des mères au Québec et en Belgique, a eu lieu la première action symbolique du mouvement. Rencontre à Bruxelles avec Caroline Lesire.

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AD : Le collectif s’est créé à Bruxelles avec, pour objectif, de dénoncer à la fois les injustices au niveau du genre, de la société et du climat ?
CL : L’amour pour la vie est plus fort que tout : si on peut s’y connecter, on peut changer les choses. Nous souhaitons utiliser cette force de l’amour pour protéger l’avenir de nos enfants. Nicolas Van Nuffel, du collectif Coalition climat, croit fermement lui aussi que parler des enfants peut faire bouger les choses. Quand les mères disent « ça suffit », c’est qu’on ne peut plus continuer comme ça. On parle bien d’amour maternel au sens large – qu’on soit mère ou non. Même sans avoir des enfants ou sans avoir eu l’amour d’une mère, on a tou.te.s une figure féminine, un archétype maternel, une mère louve qui protège, et qui renvoie au respect des mères dans de nombreuses cultures. Au Québec, les « mères au front » allaitantes ont manifesté avec les enfants au sein. On le fait pour tous les enfants, pas juste les nôtres, parce que ce sont eux qui vont devoir gérer le bordel du monde, ce sont eux qui seront aux commandes quand tout ça va péter.

AD : Le nom du collectif ne sonne pas très « inclusif » ?
CL : On avait la possibilité de changer le nom d’origine mais on a choisi de le garder. C’est vrai qu’il peut paraître très clivant, mais ça fait parler et réfléchir. Si on avait dit « Les parents pour le climat », on en aurait moins parlé, ça aurait été moins questionnant. Si ce nom dérange, tant mieux, on ne doit pas s’excuser d’être des mères ! On n’est pas assez mises en avant dans la société. On ne doit pas avoir honte de se définir, de prendre la parole en tant que mères. Il y a des enjeux liés à la maternité qu’on ne doit pas nier. On ne doit pas s’excuser d’exister. On veut faire entendre la voix des femmes, des mères, dans notre société.

AD : L’aspect éco féministe n’est pas si présent au sein du collectif québécois…
CL : C’est une direction que le collectif a prise chez nous, en effet. Là-bas, des luttes ont déjà été gagnées, ils sont beaucoup plus loin que nous, la société est plus inclusive. Et pourtant, combien de mères – en famille monoparentale ou non – gèrent tout ! Combien de couples se délitent à cause de ça aussi ! Et ce n’est pas la faute des hommes, c’est une question de territoire à (re)partager. L’énorme majorité des familles fonctionne encore de cette façon. On ne peut pas se permettre de passer ça sous silence. On a donc décidé de se positionner de la sorte et de travailler sur l’émergence de la voix des parents, et des mères en particulier. Si un jour on peut se permettre de ne plus être éco féministe, tant mieux, mais on n’y est pas encore...

AD : Concrètement, ça se passe comment ?
CL : Pour le moment, on est une trentaine, avec un mode de gouvernance horizontale en devenir. Il n’y a pas de leader : chacun.e peut parler au nom de « Mères au front ». Il ne faut pas prester un certain nombre d’heures pour être légitime au sein du mouvement ! On n’a pas envie d’être extrémiste mais au contraire de pouvoir toucher largement. Que chacun.e puisse se dire : « Je suis mère, ou père, je suis sensible aux générations futures, je peux faire quelque chose. » On est tou.te.s des mères au front à partir du moment où on se sent appelé.e en tant que telle. C’est ça, promouvoir un engagement multimodal : c’est reconnaître qu’il n’y a pas une seule bonne manière de changer le monde ou d’être militant, si on a envie d’agir dans ce monde en transition. On pense souvent que sa propre forme d’engagement est la meilleure, et on se permet de juger les autres. La société nous pousse à se critiquer les un.e.s les autres alors qu’on a besoin de tous les profils, de toutes les énergies, pour changer le monde. On veut aussi montrer qu’on peut avoir une sororité bienveillante dans l’action, hors du cliché : « Un groupe de nanas, ça va se taper sur la gueule ». Si on veut être un collectif anti-patriarcal, on doit aussi identifier les structures et la culture de la compétitivité, les blocages et les mauvaises habitudes relationnelles. C’est aussi une manière de résister, de s’inscrire dans la coopération plutôt que dans la compétition.

AD : Le seul engagement obligatoire, c’est ce que vous nommez le « cercle de transition intérieure » ?
CL : Comme dans d’autres mouvements militants, on a décidé de créer ce cercle pour prendre soin de nous, pour que ça tienne dans la durée, pour que le projet fonctionne, mais aussi parce que c’est dans nos missions. On ne peut pas être seulement dans la dénonciation sinon on ne va pas tenir le coup. Quand une personne se lance dans une aventure comme celle-là, c’est qu’elle est particulièrement sensible au monde, et donc plus sujette à l’anxiété. On s’arroge donc le droit d’avoir des réunions non productives – méditation, être ensemble, prendre soin les un.e.s des autres : simplement être là pour se relier.

AD : Cette inefficacité, c’est plutôt contraire à notre modèle de société…
CL : Et ce n’est pas facile à mettre en place ! Je viens d’une famille de trois enfants avec une mère super efficiente tout le temps, donc je n’ai pas l’habitude d’être inactive, de ne pas rentabiliser mon temps. La société nous pousse à ça, mais on ne veut pas être pris.es à ce piège. On veut pouvoir prendre le temps et fluctuer entre différents rythmes, avec des temps de latence, de gestation, de réflexion, de soin, de lien – ce qui va aussi à l’encontre du rythme de nos sociétés. On va donc commencer par identifier des causes par année, avec un calendrier sur un temps long. Vivre hors du système tant que le système est en place est complexe.

AD : En quoi cultiver ce temps de qualité ensemble est-il important ?
CL : Je suis venue à la méditation suite à mon engagement dans l’action humanitaire. Je me sentais trop impuissante face à la détresse du monde, comme c’est souvent le cas dans les professions en relation d’aide. Il faut apprendre à prendre soin de soi ou bien on se brûle. C’est la différence que fait Mathieu Ricard entre la détresse empathique – le fait de souffrir avec l’autre sans rien résoudre – et la compassion où, face à la même situation, on est capable de souhaiter à l’autre la paix et le meilleur tout en se remplissant d’amour, en se connectant à ces ressources positives. Même neurologiquement, ça se ressent : il n’y a pas de fatigue ni d’épuisement dans la compassion, démontrent les études scientifiques.

AD : Le collectif s’est lancé et grandit grâce à sa présence sur les réseaux sociaux…
CL : On sait que les réseaux sociaux sont devenus incontournables, mais on peut très vite se diluer dans la course aux « likes » et faire des choses lisses et pas trop dérangeantes juste pour cette raison. La question à se poser c’est : est-ce qu’on veut être aimé ou bien exister hors des réseaux ? On risque d’affaiblir notre message si on veut plaire au plus grand nombre. Il faut donc assumer que des choses ne plairont pas. C’est impossible de mesurer le « succès » d’une action en termes de vues ou de likes. Ce n’est pas parce que mille personnes auront cliqué sur un lien que ça aura changé quelque chose en elles. Mais identifier cette chose en soi – sans se juger – est déjà important. On doit aussi rester conscient.e que les réseaux sociaux réduisent notre attention et notre temps de cerveau disponible. À mes yeux, la méditation est ainsi une véritable action de résistance.

AD : Le dernier axe du mouvement, c’est l’imagination ?
CL : C’est ce que dit Rob Hopkins, leader du mouvement des « Villes en transition » : il n’y a aucune chance d’avoir un autre monde si on ne parvient pas à l’imaginer dans nos têtes ! Parmi nous, certain.e.s ont réalisé qu’ielles ne pouvaient même pas imaginer leurs enfants dans un monde en paix ! Alors il est vraiment essentiel de travailler aussi sur nos imaginaires, d’apprendre à figurer nos enfants dans un monde positif plutôt que de rester dans le déni, de se contenter de ne pas penser à leur avenir du tout. De quelles compétences auront besoin nos enfants dans dix ou vingt ans ? Ce n’est pas forcément de faire une grande école supérieure, de faire des choix en fonction de contraintes sociétales intériorisées. L’imaginaire peut aussi nous aider à déconstruire tout cela. Face au confinement, par exemple, je pensais naïvement qu’on allait admettre collectivement qu’il s’agissait d’une pathologie de société, qu’on allait prendre la mesure de la chose, poser des actes pour changer tout ça, et ne pas se contenter d’attendre un vaccin comme un emplâtre sur une jambe de bois.

AD : Et la suite, ce sera quoi ?
CL : On reçoit des demandes de collaborations depuis la France, mais on doit d’abord consolider notre lancée ici, en Belgique. Déterminer notre mode de gouvernance et nos objectifs.

Propos recueillis par Aliénor Debrocq

Caroline Lesire – Bio

Rebelle dans l’âme, infatigable militante à l’enthousiasme contagieux, Caroline Lesire a suivi un cursus en sciences politiques et aide humanitaire internationale avant de se former pour transmettre la pleine conscience, pratique qui a transformé son regard sur la vie et qui la soutient au quotidien. Après avoir coordonné des projets d’accès aux soins de santé dans différents pays d’Afrique pendant 7 ans, elle a co-créé Émergences, association liant méditation et engagement citoyen, avec son amoureux Ilios Kotsou. Semer des petites graines de présence, tisser des liens, rêver et porter avec d’autres des projets de transition la nourrissent et la mettent en joie au quotidien.

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