Marché de l’art et Covid-19 : vers une digitalisation durable ?
Comme l’ensemble de l’économie mondiale, le marché de l’art a été profondément bouleversé par la crise du coronavirus. Obligés pour survivre de basculer leur négoce en ligne, ses opérateurs sont parvenus à y susciter de belles perspectives de croissance, en même temps qu’ils touchaient un nouveau public. Est-ce à dire, pour autant, que les enchères physiques sont amenées à disparaître totalement ? A voir.
Alors que, de mars à avril, la pandémie de Covid-19 et le confinement quasi généralisé provoquaient une contraction historique de l’économie mondiale, on constatait un boom du commerce en ligne. Selon un sondage de la société de conseil McKinsey publié au mois de juin, comparé aux six mois précédents, rien qu’en Belgique, l’adoption des services en ligne faisait un bond de 10 %. Grands gagnants de ce tropisme, les achats sur Internet dans lesquels près d’un nouveau consommateur sur deux déclarait avoir dépensé pour la première fois. Près de 70 % des sondés se disaient d’ailleurs près à poursuivre dans cette voie, même après la réouverture du monde physique. Ce ‘‘New Deal numérique’’, comme l’ont qualifié plusieurs observateurs, devrait durablement s’installer dans nos vie, tout comme d’ailleurs le télétravail. Plus encore sans doute, à la faveur du développement probable à l’échelle planétaire de l’Internet à haut débit, la fameuse 5G. Car, non seulement, cette expérimentation grandeur nature a permis d’envisager un avenir sans contact pérenne, l’avantage de la technologie et de la machine étant que contrairement à l’humain ils ne représentent aucun risque biologique, mais cette dématérialisation s’es avérée particulièrement lucrative. Notamment dans le marché de l’art, porté vers de nouveaux sommets par les ventes aux enchères.
Accélération fulgurante
Ces enchères d’œuvres d’art, dont les records émaillent régulièrement l’actualité, existent depuis trois siècles déjà. Selon le site de référence Artprice, en 2019 dans le monde, un nombre historique de 550 000 œuvres étaient échangées par ce biais rien que dans le segment fine art (qui recouvre dessin, peinture et sculpture), tandis que sur les deux dernières décennies, Picasso était l’artiste le plus performant aux enchères, à la fois en live et en ligne, suivi d’Andy Warhol et de Salvador Dalí. Selon une autre analyse, publiée début juillet par l’assureur Hiscox, les ventes en ligne auraient en fait généré pas moins de 4,8 milliards de dollars (4,3 milliards d’euros) en 2019, soit une hausse de 4 % par rapport à l’année précédente. La croissance avait toutefois tendance à se tasser (+24 % en 2015, +9,8 % en 2018) au point qu’en 2019 Hiscox, comme le rappelait justement la journaliste Roxana Azimi dans L’Hebdo du Quotidien de l’Art, « prédisait la disparition de certains pure players dans un secteur très saturé. » Et de remémorer la faillite du site allemand de ventes aux enchères Auctionata en 2017, ou celle de la maison de ventes en ligne Paddle8, en mars dernier. Mais le confinement a dopé le secteur, notamment chez les grandes maisons de ventes (Christie’s, Sotheby’s, Phillips,…) qui ont connu un premier trimestre 2020 particulièrement prospère sur le Net. Cette accélération fulgurante est à la mesure de la crise actuelle, inédite aussi pour le marché de l’art. En quelques jours, partout dans le monde, les commissaires-priseurs se virent contraints de s’adapter à l’urgence sanitaire. Ce qui s’est traduit par une intensification générale des ventes en ligne, chose encore impensable il y a quelques mois à peine, tant le marché de l’art est un domaine particulier, intrinsèquement lié à un rapport émotif et tangible aux œuvres.
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- Le commissaire-priseur de Sotheby’s, Oliver Barker, orchestrant depuis Londres les enchères en ligne et en vidéo, le 30 juin 2020.
- © Sotheby’s
Des réfractaires de plus en plus séduits
Ce particularisme a d’ailleurs longtemps fait dire à nombre de commentateurs que, quelles que soient les avancées en ligne, la numérisation ne pouvait remplacer une conversation, l’enthousiasme et les idées suscités par la vue d’une œuvre réelle, toutes choses intrinsèquement humaines et difficilement traduisibles en ligne. Or, les résultats observés ces dernières semaines tendent à prouver le contraire, même s’il existera sans doute encore longtemps des enchères en direct pour les personnes qui préfèrent effectuer ce genre de transactions ‘‘à l’ancienne’’. Ce qui concerne plus particulièrement les collectionneurs appartenant à la tranche d’âge dite ‘‘à risque’’ (65 ans et plus), désormais invités à s’évader près de chez eux, voire surtout chez eux ou en ligne… Ceux-ci constituent souvent le réservoir d’acheteurs le plus argenté et actif dans les salles de ventes, mais demeurent les plus réticents à la technologie en ligne. Interrogé, en juin dernier, par le New York Times, le collectionneur et conseiller en art belge André Gordts, 69 ans, le disait sans détour : « Les initiatives en ligne ne remplaceront pas les foires, les enchères et les expositions en direct. C’est bien pour avoir de l’information, mais rien de plus. » De fait, d’après Hiscox, à peine 10 % des collectionneurs de plus de 60 ans se disent prêts à acheter de l’art en ligne, contre 29 % des moins de 35 ans. Pourtant, ces seuils d’acceptation progressent : 30 % des acheteurs ‘‘classiques’’ chez Christie’s auraient ainsi enchéri en ligne pendant le confinement. Internet semble donc séduire même les plus réfractaires, victimes involontaires d’une grande frustration d’achats. Surfant sur ce tropisme, Christie’s, Sotheby’s et Phillips ont, rien qu’à elles trois, totalisé sur la toile 370 millions de dollars (327 millions d’euros) au premier trimestre de cette année, cinq fois plus qu’en 2019 ! Les ventes en ligne ont constitué 28,3 % de leurs transactions, contre 1,2 % l’année dernière pendant la même période. La franco-américaine Sotheby’s, notamment, se targue d’une augmentation de 131 % du nombre de lots vendus, dont la valeur moyenne se serait accrue de 74 %. Et l’ensemble du monde de l’art semble concorder sur cet essor du numérique : malgré un ralentissement du marché mondial de l’art, 80 % des opérateurs sondés par Hiscox s’attendent à une augmentation des ventes en ligne au cours des douze prochains mois. Pour consolider ce grand saut, le marché de l’art, longtemps récalcitrant à la numérisation, devrait se montrer plus transparent mais aussi, donnée particulièrement intéressante, mieux s’adapter aux smartphones sur lesquels auraient été conclus pas moins de 40 % des transactions précitées (1,9 milliard de dollars / 1,7 milliard d’euros). Tout cela, malgré les freins importants que constituent toujours ces lourds problèmes de logistique que représentent l’expertise, le stockage et l’envoi des œuvres. De fait, impensable aujourd’hui d’acheter en ligne sans obtenir un prix de transport et un lien de tracking pour la livraison, ce que les maisons de ventes peinent encore à instituer. En outre, proposer un délai fiable de livraison demeure compliqué dans la situation actuelle, tenant compte des licences d’exportation et des délais imposés par certains pays de destination.
Sotheby’s, pionnière
Malgré tout, forte d’une technologie éprouvée, Sotheby’s s’est montrée particulièrement volontaire et en avance sur ses concurrents directs : depuis son rachat en septembre 2019, pour 3,7 milliards de dollars (3,4 milliards d’euros), par le magnat des médias et des télécommunications français, Patrick Drahi, les ventes en ligne sont au cœur de sa stratégie de développement. En 2019, le digital ne représentait pourtant que 1,2 % (42,8 millions de dollars / 39 millions d’euros) de son chiffre d’affaires, alors que de mi-mars à mi-mai 2020, elle organisait déjà pas moins de 46 ventes en ligne, contre 18 à la même époque l’année précédente, pour un total généré de 95,9 millions de dollars (84,9 millions d’euros). « 80 % des ventes de Sotheby’s seront en ligne dans un proche avenir », prédit d’ailleurs Cécile Bernard, directrice générale de Sotheby’s France. Un constat qui tend à se généraliser : sa rivale Christie’s prévoit de basculer 50 % de ses ventes en ligne, avec notamment un rendez-vous mensuel online depuis sa filiale parisienne. Un retournement qui s’explique par plusieurs facteurs. Si lors de leur apparition sur le marché de l’art, il y a quelques années, les ventes online only comportaient des lots de faible valeur, elles démontrent aujourd’hui l’adaptation du marché face au formidable développement de l’e-business et remportent des résultats concurrençant les ventes traditionnelles, surtout dans le segment du moyen de gamme (de 5 000 à 100 000 euros). De fait, cette part de marché portée par une très forte demande permet de proposer des lots ‘‘faciles à acheter’’, parce qu’abordables et sous des signatures ultra-populaires susceptibles de mettre en confiance de nouveaux enchérisseurs, tout en maintenant un taux d’invendus sain d’environ 20 %. Comportant peu de risques donc, le revers de la médaille est que ce type de transaction dégage très peu de marge. Or, comme pour tout commerce en ligne, si le but est de pouvoir toucher le plus grand nombre de personnes possible, et en particulier le plus grand nombre de nouvelles personnes, il s’agit aussi de générer des bénéfices substantiels, ce qui ne peut se faire qu’en augmentant progressivement la qualité, et donc la valeur intrinsèque des œuvres proposées.
Seuil psychologique
Pour ce faire, il fallait pouvoir dépasser le cap décisif du million d’euros, seuil psychologique encore inenvisageable il y a peu pour l’acquisition d’œuvres d’art ‘‘virtuelles’’, les collectionneurs répugnant encore à acheter en ligne à prix élevés. Chez Artcurial, première maison de ventes française, la valeur des ventes online only se situe d’ailleurs toujours autour de 700 euros, contre 14 000 euros pour les ventes physiques. Ce plafond de verre, réputé increvable, fut pourtant enfoncé dès le mois d’avril… Première enchère millionnaire, mais aussi premier record en ligne pour Sotheby’s, le 21 avril dernier, lorsqu’une œuvre (Antipodal Reunion, 2005) du portraitiste américain Georges Condo, artiste représenté à Bruxelles par la galerie de Xavier Hufkens, s’adjugeait 1,3 million de dollars (1,2 million d’euros). Au total, l’auctioneer générait un record de 6,4 millions de dollars (5,6 millions d’euros) pour cette vente d’art contemporain, montant bien supérieur à l’estimation. Pour la firme, comme pour ses consœurs qui scrutent de près les résultats de la concurrence, ce fut un signe attendu et rassurant : les acheteurs se laissent toujours tenter, y compris pour des acquisitions importantes à plus de 100 000 euros. Ce qui prouve aussi leur confiance dans le système des ventes en ligne et témoigne du fait que voir l’œuvre physiquement ne semble plus un impératif du marché haut de gamme. Les enchérisseurs, parmi lesquels on comptait 30 à 35 % de nouveaux contacts en ligne, confirmant le bouleversement de leurs habitudes et se décomplexant d’autant plus sur ce type d’achat que les nouveaux outils de communication offrent un haut degré de précision pour découvrir les œuvres. Cerise sur le gâteau : Sotheby’s était, en outre, parvenue à conserver sa portée géographique habituelle, avec 31 pays représentés, tandis que 29 enchérisseurs étaient recensés comme premiers acheteurs dans la catégorie, certains d’entre eux faisant même pour la première fois affaire avec la firme ! Pour le mois d’avril, les ventes en ligne de Sotheby’s rapportaient en tout quelque 36 millions de dollars (32 millions d’euros), soit plus du double du chiffre d’affaires réalisé au cours de la même période en 2019. Au menu, pas mal de produits de luxe (accessoires, sacs à main, vins) qui font un carton, mais aussi des bijoux et des tableaux anciens qui attirent un public moins connaisseur, mais aussi moins exigeant. Ce qui, alors même que le confinement redoublait d’intensité à New York, première place des enchères d’art aux Etats-Unis, faisait dire à Clare McAndrew, économiste à l’origine du rapport annuel sur le marché de l’art (Global Art Market Report) d’Art Basel et UBS, citée par le New York Times : « C’est le stimulus dont le marché de l’art avait besoin pour évoluer en ligne. » Un phénomène qui touche également l’Europe : Interenchères, plateforme d’annonces de vente et d’enchères en live retransmises sur Internet, qui fédère plus de 300 maisons de ventes françaises et est particulièrement active dans le segment Mobilier / Objets d’Art (MOA), constatait en mai un bond de +126,4 % de produits vendus toutes catégories par rapport à mai 2019, avec pour la seule journée du 28 mai plus de 100 000 internautes connectés et plus de 37 000 enchères (plus d’une par seconde). En sus, 47 % des enchérisseurs de la plateforme actifs durant le confinement n’avaient jamais acheté aux enchères, tandis que 13 % d’achats étaient effectués par des étrangers.
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- George Condo, Antipodal Reunion, 2005, huile sur toile, 208,6 x 183,5 cm. Cette œuvre, adjugée en ligne 1,3 million de dollars (1,2 million d’euros), le 24 avril 2020, est la première à avoir dépassé le seuil symbolique du million.
- © Sotheby’s
Valeur ajoutée
Face au leadership assumé de Sotheby’s, sa concurrente directe Christie’s, propriété depuis 1998 de l’homme d’affaires français François Pinault, se devait de réagir. Ayant fait jusque là preuve d’une grande prudence, malgré la baisse des enchères en direct et une augmentation sensible de son négoce en ligne au cours de la dernière décennie, plus notablement encore en 2019 (+11 % par rapport à 2018, avec 64 % d’enchères en ligne sur l’ensemble de ses clients mondiaux, la toile concentrant 41 % de ses nouveaux acheteurs), il lui aura fallu deux mois de mises en place et de tests avant d’entamer, à la fin du mois de mai, sa grande accélération, en misant d’emblée sur une montée en gamme de l’offre. Comme pour se justifier de cette possible outrecuidance, Marc Porter, président de Christie’s Americas, déclarait alors : « Les clients apprennent à connaître les objets et les vivent de manière fondamentalement différente qu’il y a dix ans. » Outre, cette amélioration de la valeur des lots, les deux concurrentes ont également misé sur le contenu en ligne, en s’éloignant résolument des catalogues imprimés (50 % en moins) au profit d’une narration plus dynamique et à haute valeur ajoutée. Une nutation déjà observée en 2019 : le nombre de visiteurs des différents canaux de contenu de Christie’s avait alors augmenté de 32 %, tandis que l’auctioneer avait pu constater que les personnes visitant son site Web en y regardant attentivement le contenu proposé (histoires, vidéos, …) avaient environ 30 % de chances en plus d’enchérir dans une vente que celles qui visitaient son site sans s’y attarder. En conséquence, la technologie devrait jouer un rôle énorme dans la façon dont ces grands acteurs exécuteront leurs projets futurs. Chez Artcurial, on est cependant encore loin du compte : une adaptation du système informatique au projet digital envisagé s’impose, soit un investissement à venir de plusieurs millions d’euros, selon les données recueillies par L’Hebdo du Quotidien de l’Art.
Course aux millions
La surenchère technologique sous-tendait donc fortement cet événement que constituait la grande vente du soir (les plus prestigieuses dans le domaine), organisée par Sotheby’s le 29 juin. Premier grand test public du marché international de l’art haut de gamme depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19, ce marathon d’enchères en ligne, réparti en direct durant quatre heures et demie sur 14 fuseaux horaires, successivement entre Hong Kong, Londres et New York, connaissait un succès impressionnant puisqu’il générait pas moins de 363,2 millions de dollars avec frais (321,4 millions d’euros). Comme l’expliquait la journaliste de The Art Newspaper, Georgina Adam, dans son compte-rendu de ce show futuriste orchestré par une maison de production anglaise : « Tout dans cette vente était innovant. Première grande vente du soir à se tenir entièrement en ligne, elle mettait en vedette le commissaire-priseur Oliver Barker, seul dans une cabine courbe, filmé à Londres répondant aux offres apparaissant sur les écrans se trouvant devant lui. Ces écrans montraient les spécialistes des trois villes, répartis en stands étagés et lui signalant leurs offres respectives ; des enchérisseurs en ligne étaient également actifs. » Au total, 93,2 % des lots proposés (en art moderne, d’après-guerre et contemporain) étaient adjugés, tandis que la vente battait à plusieurs reprises le record d’une œuvre d’art proposée en ligne : Garden Party (1961-62) de Joan Mitchell rapportait 7,9 millions de dollars (7 millions d’euros) et Untitled (1982) de Jean-Michel Basquiat était adjugée 15,2 millions de dollars (13,4 millions d’euros). Mais ce sont surtout les 84,5 millions de dollars (74,8 millions d’euros) pour le lot-phare de la vente, Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus (1981) de Francis Bacon, produits à l’issue d’une bataille d’enchères de plus de dix minutes, qui firent sensation. Le tout renforçant presque instantanément la confiance dans l’existence véritable d’un marché haut de gamme en ligne. Suivie de près par le microcosme des enchères, la vente a une fois encore prouvé que la pandémie n’a pas tué la demande et qu’il existe encore des enchérisseurs déterminés, dotés de beaucoup d’argent et impatients de pouvoir revenir sur le marché. Seul bémol, le total obtenu (363,2 millions de dollars pour trois ventes) est loin de ceux d’il y a un an, lorsqu’en une seule soirée, celle du 16 mai 2019, Sotheby’s New York générait, dans le segment de l’art impressionniste et moderne, presque le même montant, soit 342 millions de dollars. Quoi qu’il en soit, le 2 juillet, c’était au tour de Phillips de passer le test des enchères en ligne en proposant depuis New York une (petite mais puissante) vente d’art contemporain, sa spécialité. Celle-ci générait pas moins de 41 millions de dollars frais inclus (36,3 millions d’euros), la totalité des lots ayant trouvé preneur, même si là aussi on est loin des montants de 2019. L’enchère la plus importante fut celle obtenue, à nouveau, pour une œuvre de Joan Mitchell, Noel (1961-62), adjugée 11,2 millions de dollars frais inclus (9,9 millions d’euros).
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- Francis Bacon, Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus, 1981, huile sur toile, 198,1 x 142,2 cm chacune.
- © Sotheby’s
Surenchère
Dernière de cordée, la réponse de Christie’s ne s’est guère faite attendre. Proposée le 10 juillet, en direct et simultanément dans quatre villes (Hong Kong, Londres, Paris et New York), sa vente intercontinentale One. A global sale of the 20th Century faisait appel à quatre commissaires-priseurs se relayant pour disperser 80 lots en art impressionniste, moderne, d’après-guerre et contemporain, et en design. Chacun d’eux répondait aux offres des standards téléphoniques et à un petit nombre d’enchérisseurs présents dans leur salle respective, agissant dans leur propre devise. Ensemble ils généraient, sous les yeux de plus de 20 mille personnes connectées à la plateforme Christie’s Live, le montant impressionnant de 420,9 millions de dollars avec frais (372,6 millions d’euros), 94 % des lots ayant été adjugés, dont 37 % aux États-Unis, 38 % en Europe, au Moyen-Orient, en Russie et en Inde, et 26 % en Asie. La somme dépasse celle de Sotheby’s deux semaines auparavant, le public asiatique, connecté pour le premier volet de la vente et demeuré en ligne pour participer aux suivants, s’étant particulièrement impliqué. Le lot le plus important, Nu avec peinture joyeuse (1994) de Roy Lichtenstein, adjugé à New York pour 46,2 millions de dollars avec frais (40,9 millions d’euros), témoignait du fait que le Pop Art mettant en scène des femmes nues se vend toujours excessivement bien. Quant à elles, Les femmes d’Alger, version "F" (1955) de Pablo Picasso, artiste le plus coté aux enchères depuis 20 ans, se vendaient 29,2 millions de dollars avec frais (25,9 millions d’euros). La session a, en outre, permis d’établir quantité de nouveaux records du monde, notamment pour George Condo, dont Force Field (2010) s’adjugeait, à Hong Kong, 53,1 millions de HK$ (6 millions d’euros) ! A l’issue de plus de quatre heures de vente (une éternité de nos jours), le président de Christie’s et principal commissaire-priseur de la section londonienne, Jussi Pylkkänen, déclarait : « Cette vente fut, pour nous, l’occasion d’inventer une nouvelle manière d’organiser les enchères. J’attends avec impatience le moment de pouvoir combiner ventes on line et ventes physiques, au même moment partout dans le monde, mais concentrées sur un petit nombre de lots soigneusement sélectionnés. Je pense que nous pourrions alors obtenir des résultats stupéfiants. » Il semble donc qu’il y ait encore de la marge dans une formule plus concentrée… D’autres formats, encore plus condensés mais nettement moins démocratiques, sont en tout cas déjà à l’œuvre. Ainsi de celui proposé depuis le 28 juin par Loïc Gouzer, sur sa plateforme Fair Warning. Cet ex-responsable de l’art contemporain chez Christie’s y présente, chaque dimanche à 17h précises, une œuvre exclusive, décrite comme une perle rare, à un panel limité de collectionneurs triés sur le volet. Ces ventes ultra-VIP, accessibles exclusivement sur invitation, se font en direct, les enchères se clôturant lorsque plus aucun de ces happy few ne souhaite surenchérir. La formule paraît porter ses fruits : lors de la vente inaugurale, le 28 juin, un record était d’emblée établi : 437 000 dollars (390 000 euros) avec frais (15 % contre 20 à 25 % chez les grands auctioneers) pour The Synthist (2018) de Steven Shearer, largement au delà des estimations et bien plus que le précédent record de vente aux enchères pour l’artiste, arrêté à 164 000 dollars.
Le pouvoir des garanties
Que faut-il penser de tout ce barnum ? Pour nombre d’observateurs avisés, si ces derniers mois témoignent effectivement d’une bascule des enchères vers le numérique, le doute demeure quant à une lame de fond définitive. De fait, même si les habitudes ne sont pas près de revenir comme avant, car les acheteurs auront encore pendant de nombreux mois l’appréhension de franchir la porte des salles de vente, qui plus est en cas de seconde vague (dont la probabilité paraît de plus en plus acquise), les résultats observés plus particulièrement en juin et en juillet, pour spectaculaires qu’ils aient été, semblent avoir été dopés au plus haut niveau par le fameux système des garanties, dispositif qui assure à un vendeur l’adjudication de son lot quelle que soit la tournure des enchères. Chez Christie’s, par exemple, 38 lots sur 80 étaient couverts par une garantie et tous sauf deux étaient garantis par des tiers (soit pour plus de 230 millions de dollars). Dans ce mécanisme, la maison de ventes ou un tiers (conjointement avec cette dernière qui assure le rôle d’intermédiaire) achète l’œuvre, à un prix fixé en amont des enchères, si aucun enchérisseur ne porte une enchère supérieure au prix garanti. Lorsque le lot se vend pour une somme supérieure, le garant touche un pourcentage de la plus-value. Cette assurance vise à convaincre le propriétaire de mettre en vente son œuvre et, bien sûr, de la confier à la firme qui le sollicite. Ces lots prestigieux, susceptibles de faire des records, étant indispensables à leur réputation, au lendemain d’une catastrophe sanitaire planétaire, c’est donc la force de frappe financière de Christie’s ou Sotheby’s qui a autorisé l’obtention, par ce biais, d’œuvres à potentiel millionnaire. Seul le pouvoir de ces ‘‘marques’’ aurait donc permis de décrocher tant ces œuvres importantes que les enchères ad hoc, qu’on ne peut encore guère espérer en ligne pour de jeunes créateurs méconnus. Pour ce faire, rien de tel que la personnalité d’un commissaire-priseur chevronné, laquelle peut apporter 10 % de plus au total d’une vente, comme on a pu le constater avec le charisme d’un Oliver Barker, lors de la vente du 29 juin chez Sotheby’s. Ce qui, à tout le moins, induit une pérennisation encore longue des ventes live et du marteau.
En Belgique, des paramètres similaires
Et chez nous, la crise du Covid-19 a-t-elle accéléré le passage au numérique et la numérisation des ventes ? Dans le nord du pays, l’Anversoise Bernaerts fut pionnière dans le passage au digital, étant la première salle belge à organiser, dès 2011, des enchères en direct sur le Net. En conséquence, la crise sanitaire n’a pas vraiment constitué un énorme bouleversement, sa clientèle habituelle étant déjà au fait des usages du numérique. Tout au plus, la firme s’est elle efforcée d’intensifier son offre, en ajoutant de nouveaux outils et, à l’instar des grandes maisons internationales, en misant sur une plus grande visibilité, notamment en termes de contenu et d’imagerie. Peter Bernaerts a, par exemple, fait réaliser et publié, pour les lots les plus importants de ses dernières ventes, des vidéos explicatives sur Instagram, Facebook et YouTube, vues par nombre de ses clients. Partant, le nombre d’enchères en ligne, soutenu par trois plateformes de vente (Invaluable, Drouotlive et Bernaerts.live), a été multiplié par quatre depuis le début du confinement, dans toutes les fourchettes de prix, de 150 à 35 000 euros. La Bruxelloise Haynault, dirigée par Rodolphe de Maleingreau, confirme cette tendance, ayant constaté une augmentation de 15 % de ses ventes par rapport à la même période de 2019, 60 % de son chiffre d’affaires annuel ayant même été réalisé en plein confinement, précisément grâce à la technologie numérique. Si les lots les plus importants (au-delà de 20 000 euros) sont toujours emportés par téléphone, la salle a constaté, elle aussi, une augmentation de l’ordre de 20 à 30 % des enchères en ligne. Même son de cloche du côté de l’antenne belge de Cornette de Saint Cyr, qui constatait une augmentation de l’ordre de 10 à 15 % du volume des enchères ‘‘gagnantes’’ en ligne depuis le début du confinement. Son directeur, Wilfried Vacher, précise : « Cette augmentation concerne principalement les lots estimés entre 300 et 10 000 euros. Pour les œuvres plus importantes, les acheteurs préfèrent continuer à enchérir par téléphone ou en salle. » S’ils envisagent une intensification des transactions en ligne, ces trois acteurs estiment toutefois que les enchères physiques, donc en salle, ont encore de beaux jours devant elles. Pour Peter Bernaerts, « contact humain, dialogue et échange d’idées » ont toujours fait vibrer les enchères et devraient demeurer vivaces encore longtemps. Aura-t-il raison à moyen terme ? En Belgique, comme à l’international, le devenir de la pandémie, et de la marque qu’elle aura imprimée dans les habitudes, en décidera sûrement.