JOURNALISTE FREELANCE.BE Le site des journalistes indépendants

Marché de l’art et Covid-19, quel avenir pour les foires d’art ?

21 novembre 2020
par  Christophe Dosogne
( Presse écrite , Le virus de l’art )

Condamnées ? A l’heure où, malgré la persistance d’une crise sanitaire amenée à durer, certaines foires et autres salons d’art reprennent timidement leurs activités, comment envisager le futur à court et moyen terme de ces événements vitaux pour le marché, qu’il soit d’antiquités ou d’art contemporain ? Les mesures de distanciation sociale préconisées (jauge réduite, masque obligatoire, ...) sont-elles compatibles ? Alors qu’on assiste à une généralisation des plateformes digitales, une conversation, l’enthousiasme et les idées générés à la vue d’une œuvre réelle, toutes choses intrinsèquement humaines et qui font le sel des foires, paraissent difficilement traduisibles en ligne. Est-ce viable à long terme ? Tour d’horizon.

L’engouement généralisé du marché pour les foires d’art, comme le rappelait début septembre dans Artreview le critique d’art Martin Herbert, date au mieux de la seconde moitié des années 1990. Avant, l’art véritable s’appréciait dans les galeries, les foires quasi désertes étant surtout fréquentées par les professionnels. La pandémie forcerait-elle à un retour à ces fondamentaux ? Si, comme en France, la Belgique autorise à nouveau, moyennant des mesures strictes, la tenue d’événements commerciaux tels que foires et salons, l’annulation successive des trois éditions d’Art Basel (Hong Kong, Bâle et Miami), ainsi que celle de Frieze et Frieze Masters (Londres), mais aussi dans une moindre mesure celle de PAN Amsterdam (à l’heure de rédiger ces lignes, on ne savait pas encore si la FIAC de Paris aurait lieu) a été vécue comme un tremblement de terre par l’ensemble de la planète arty. Plus question, semble-t-il, d’envisager une surenchère de foires et de salons comme on en a connu pendant vingt ans, la situation sanitaire ayant fortement rebattu les cartes, signe annonciateur d’un futur différent. Le marchand genevois d’origine belge Georges De Jonckheere, président de la Biennale Paris, dont l’édition 2020 est reportée en 2021, confirme : « Nous avons très vite compris que la tenue de salons internationaux était compromise. Les collectionneurs ne voyagent pas dans le contexte actuel, avec un virus qui circule. La Biennale Paris est organisée par des marchands pour les marchands et nous ne pouvons raisonnablement inviter nos confrères étrangers à engendrer des frais sans que nos clients puissent et veuillent à nouveau se déplacer dans de bonnes conditions. » Un constat partagé par Anne Vierstraete, managing director de la foire Art Brussels, dont l’édition 2020 a elle aussi été annulée : « Tant qu’il n’y aura pas de solution globale face aux risques sanitaires inhérents à la pandémie, une incertitude de faisabilité planera au-dessus de chacune de nos initiatives. En vue de l’organisation de la prochaine édition d’Art Brussels, en avril 2021, nous étudions actuellement divers scénarios afin de pouvoir être particulièrement flexibles et même éventuellement saisir l’une ou l’autre opportunité. Le moment venu, le contexte global nous indiquera quel plan mettre en œuvre. » Pour Simon de Harlez, organisateur du salon des antiquaires de Deulin, en province de Luxembourg, qui grâce à des mesures inédites est parvenu à maintenir un événement cet été, la situation est catastrophique pour le métier : « L’année 2020 aura été très difficile. Les nombreux salons annulés ne nous permettent plus de nous montrer et donc d’envisager de nouveaux clients. Or, nous ne pouvons plus nous permettre de vivre uniquement d’une boutique. » A moyen terme, ce questionnement rejoint les préoccupation des organisateurs de la BRAFA, plus grand salon d’antiquités de Belgique, toujours prévue au mois de janvier. Sa managing director, Béatrix Bourdon, souligne la nécessité pour les antiquaires d’une plateforme de ce type, tout en se montrant sereine quant à l’avenir : « Nous sommes à la fois optimistes et réalistes. Pour notre prochaine édition, nous avons reçu une forte demande de participation, ce qui dans le contexte actuel est très encourageant. Evidemment, nous travaillons à une édition adaptée, dans le but de proposer à nos exposants et aux visiteurs un événement qui intègre le maximum de précautions sanitaires. Nous avons en revanche le sentiment que ces circonstances annoncent une ère nouvelle. Il ne faut pas les interpréter comme de sombres présages, mais y voir un appel à notre devoir de créativité innovante. » Un optimisme relatif partagé plus franchement par Erik Hermida, directeur de la société néerlandaise Onderneming & Kunst, qui organise entre autres le salon Art Breda : « Dès que possible, je crois que les foires se relanceront, car galeries, marchands et antiquaires sont très désireux de participer, tout comme les acheteurs et les visiteurs sont en manque d’expérience concrète. »

JPEG - 902.9 ko
Vue de l’édition 2019 d’Art Brussels.
© Art Brussels / Easyfairs / photos : D. R.
Vers un basculement local ?

Erik Hermida tempère toutefois cet enthousiasme par le fait que, pour le moment, « les foires nationales, avec des visiteurs et des participants principalement locaux, sont plus susceptibles d’être possibles que les foires internationales en raison des restrictions sanitaires et de voyage ». Pour certains, ce tropisme local semble, à court terme, la solution toute trouvée. A l’instar du galeriste berlinois Johann König, qui lançait en juin sa propre foire, Messe in St. Agnes, et organisait une deuxième édition au mois de septembre, lors de la Berlin Art Week, la Galerie Maruani Mercier organisera une Warehouse Fair, du 13 au 15 novembre. L’événement réunira 11 galeries belges dans un espace industriel dont elle est propriétaire, à Zaventem, nouveau hub arty de la périphérie bruxelloise. Laurent Mercier, associé gérant de l’enseigne : « Alors que les foires internationales sont annulées dans le monde entier et que les amateurs d’art restent chez eux, nous pensons que les petites foires locales constituent la meilleure réponse à la crise de Covid-19. » Outre ses propriétaires, l’espace sera mis gracieusement, et sans pourcentage sur les ventes, à la disposition de certains confrères présents en Belgique : « Notre objectif est d’organiser une foire axée sur les exposants, où la dimension industrielle ne compte pas. » Cette échelle impersonnelle, que l’on retrouve partout dans le numérique, est à l’opposé de ce qui fait la valeur intrinsèque d’une foire, comme le souligne Luc Darte, directeur pendant deux décennies des salons Eurantica à Bruxelles et Antica à Namur : « L’art de l’émotion, de la rencontre, du plaisir de la découverte et de l’achat coup de cœur sont partie prenante du plaisir de visiter une foire ou un salon. Tout comme la rencontre entre visiteurs, acheteurs et marchands font partie de la vie sociale qu’elles génèrent. » Des éléments difficilement traduisibles lorsque le port du masque est obligatoire ou qu’un sens de visite avec distanciation sociale s’impose. Pour Simon de Harlez, c’est clair : « le port du masque et autres mesures à respecter ne favorisent en aucun cas le contact avec les clients et donc les ventes. Il est très difficile de faire du négoce d’art dans de telles conditions. » Quant à elle, Anne Vierstraete considère ne pas être libre de ses choix face à la pandémie : « Par conséquent, tout en nous conformant strictement aux directives sanitaires en vigueur, il faudra tout mettre en œuvre pour préserver autant que possible le côté humain et convivial, tout en sachant bien que l’atmosphère particulièrement décontractée d’avant ne pourra être égalée. »

JPEG - 467.7 ko
Vue de The Warehouse by Maruani & Mercier, à Zaventem.
© Maruani & Mercier
Le digital, une option ?

Cette indispensable convivialité est aussi cruellement absente des plateformes en ligne, - pourtant séduisantes pour nombre d’organisateurs, principalement dans le domaine de l’art contemporain, à l’exemple de ce qu’annoncent Frieze et Frieze Masters, mais aussi Art Basel Miami qui propose déjà des Online Viewing Rooms pour 5.000 francs suisses (4.600 euros). Pour la directrice d’Art Brussels, « à l’avenir, nous ne pourrons plus nous passer de cette présence en ligne. Celle-ci offre des possibilités de diversification, fait émerger de nouveaux possibles, d’autres formes de partenariats et élargi le rayonnement de la foire en touchant de nouveaux publics. Mais, nous ne concevons cette approche qu’en duo avec la tenue d’une foire physique. La période que nous traversons nous permet de tester les limites du virtuel ainsi que de percevoir les limites humaines face à un trop-plein d’écrans. On note un phénomène de saturation, ce qui nous oblige à questionner en permanence la pertinence des contenus ainsi que la manière de les proposer sur des supports en ligne. Il découle de ce trop-plein de culture virtuelle, une mise en évidence des nombreux atouts du vécu, en présence et en temps réel. En fait, la situation actuelle ne fait qu’exacerber nos besoins au niveau de l’humain et de notre vécu émotionnel et leur irremplaçable importance pour chacun de nous. Dans un monde uniquement virtuel, on perd très vite ce qui fait le sel de la vie. » Pour sa part, Erik Hermida se montre plus catégorique : « Je pense que personne n’attend les salons numériques. Ni les participants, ni les visiteurs. S’il existe déjà beaucoup d’enchères en ligne et de plus en plus d’offres de galeries, cela ne change rien au fait qu’une foire demeure très importante, en termes de convivialité et d’échanges entre professionnels ou avec les visiteurs. » Simon de Harlez reconnaît pourtant une certaine importance au numérique : « A long terme, il nous faudra optimiser un maximum les ventes en ligne et créer un site Internet attractif pour toucher de plus en plus de clients, ici comme à l’étranger, en croisant les doigts pour que les salons reprennent un jour. » Car, pour lui, « si des plateformes de foires digitales sont envisageables, ce n’est certainement pas à 100 %. Nos œuvres doivent être vues en vrai, notre métier a besoin de contact réel avec le client. » Georges De Jonckheere ne dit pas autre chose : « Cet échange avec les marchands est essentiel. Il affirme le goût, le talent, la compétence de nos maisons. Aujourd’hui, nous vivons une parenthèse, et chacun tente de trouver la réponse adaptée à sa situation. C’est vrai que les marchands et les associations avaient du retard dans la communication digitale, plateforme ou exposition en ligne. Ce sont des outils importants et nous avons tout intérêt à profiter de cette période pour évoluer dans ce sens. Pour moi, ce sont des compléments importants, mais seulement des compléments. »

JPEG - 806.1 ko
Anne Vierstraete, managing director de la foire Art Brussels.
© photo : Mireille Roobaert
Faire de l’adversité une force

De son côté, Mark Grol, managing director de PAN Amsterdam, s’attend à ce que « les foires aient lieu à nouveau l’an prochain, avec peut-être moins de participants et de visiteurs. J’espère que les organisateurs travailleront à la mise en place de foires "à l’épreuve du Covid" où l’expérience des visiteurs jouera un rôle central. Il est primordial que nous veillions à ce qu’ils vivent une expérience artistique agréable dans un environnement sûr. Si l’approche numérique demeure importante, elle restera complémentaire. » Béatrix Bourdon confirme : « La crise actuelle constitue aussi une opportunité de repenser le modèle des foires et salons, de faire une sorte de reset général, en retournant à l’essentiel : montrer des œuvres d’art de qualité, à vendre. Rien ne remplacera jamais le contact direct avec une œuvre d’art et l’émotion qu’il génère. Le digital peut certainement offrir une alternative dans des spécialités comme l’art contemporain ou le design, mais beaucoup moins en art ancien ou pour les œuvres tridimensionnelles en général. En ce qui concerne la BRAFA, nous allons étoffer notre site Internet, mais sans recourir au tout digital ou à des formules de vente en ligne. Il ne faut pas oublier non plus qu’un marchand prend un certain risque en dévoilant un objet : s’il ne le fait pas dans les conditions optimales, il risque de le ‘‘brûler’’. » Réfléchissant à la manière de se réinventer face à l’annulation de leur événement, d’autres organisateurs ont trouvé la parade en créant des partenariats qui peuvent pourtant paraître contre nature. C’est le cas de la Biennale Paris. Son président, Georges De Jonckheere, explique : « Pour sceller l’énergie et l’ambition qui s’étaient manifestées pour redonner à Paris un salon de très haut niveau, j’ai eu l’idée de créer un événement qui mette à l’honneur les antiquaires et affirme La Biennale Paris dans son renouveau. Ainsi, du 24 septembre au 8 octobre, 42 marchands participent à la première vente aux enchères en ligne sous la bannière d’un grand salon ! Pour ce faire, nous nous sommes alliés à Christie’s. Nous bénéficions ainsi d’une visibilité internationale et les 91 objets proposés sont exposés chez les antiquaires participants à Paris ou chez Christie’s pour les pièces provenant d’exposants étrangers. Nous voulons faire rayonner les marchands au niveau international. Entretemps, chacun à sa façon doit gérer cette situation, par des réductions de frais et un retour au travail en galeries. Si les salons sont des plateformes indispensables à la diffusion de nos activités, ils devront le moment venu être soutenus par les pouvoirs publics. Les organisations professionnelles, la CINOA, la ROCAD en Belgique, le SNA en France, ont aujourd’hui une partie importante à jouer. » Pour l’heure, chacun retient son souffle, en attendant d’hypothétiques jours meilleurs.

Des mesures concrètes pour demain ?

Fin août, le Kromhouthal d’Amsterdam accueillait la première foire néerlandaise d’art post-confinement. Avec ses 28 participants, Smart Distance Lab – The Art Fair servait surtout de laboratoire d’aide à l’organisation d’événements futurs plus importants. Initiée par un collectif d’entrepreneurs culturels et de chercheurs, il a permis d’envisager des mesures concrètes pour assurer au public une visite corona-proof. Soit : renforcer sensiblement la superficie du vestibule d’entrée, instaurer un contrôle santé par caméra thermique, fournir à chaque visiteur un capteur qui vibre lorsqu’il se rapproche trop des autres, limiter la jauge à 200 personnes, imposer des stands permettant une circulation fluide et instaurer un sens unique de circulation. Pas sûr que celles-ci favorisent la convivialité générale et, partant, l’indispensable négoce… (cd)

Partager :