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Les services administratifs électroniques (e-Gouvernement) participent à l’augmentation des non-recours aux droits

28 juillet 2021
par  Catherine Joie
( Presse écrite , Demain, après le virus... )

L’augmentation de la précarité et des non-recours concerne toute la Belgique, mais elle est surtout flagrante à Bruxelles, atteste un article publié début juin 2021 dans La revue scientifique pour les recherches sur Bruxelles. Le contexte très spécial d’une année Covid a clairement participé à l’accélération du phénomène, tant les statuts des citoyen.nes ont changé en quelques mois. Un autre élément majeur explique l’augmentation des non-recours aux droits et aux services sociaux : le développement de l’administration par voie électronique. Le fossé entre les publics précaires et les services publics se creuse de jour en jour.

La formule est terrible : nous assistons aujourd’hui à la “disparition et à l’invisibilisation statistique et sociale des citoyens les plus précaires”. Comment ? Suite, entre autres, à l’augmentation des non-recours aux droits et aux services, qui découle de nombreux facteurs, parmi lesquels la numérisation de l’administration belge.
Effectivement, “les changements multiples associés à la mise en place de l’e-Gouvernement dans plusieurs organismes de protection sociale engendrent une dématérialisation généralisée qui, au nom d’une efficacité renforcée, génèrent paradoxalement du non-recours par impossibilité d’introduction d’une demande, par manque de preuve d’éligibilité ou par découragement”, écrit Laurence Noël, collaboratrice scientifique à l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles, dans un article intitulé “Non-recours aux droits et précarisations en Région bruxelloise”, publié début juin par La revue scientifique pour les recherches sur Bruxelles (Brussels studies, Université Saint-Louis).

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Son raisonnement est le suivant : puisque l’aide sociale est aujourd’hui de plus en plus organisée par voie numérique, des personnes qui pourraient bénéficier d’aide sociale s’en trouvent parfois privées, notamment parce que leurs cas et leurs dossiers sont perdus, se perdent, ou ne rentrent tout simplement pas dans les canevas prévus pour les échanges de données numériques à finalités sociales... Or, si ces personnes sont privées de droits ou de services sociaux, elles sont invisibilisées dans leurs droits (demande, utilisation, suivi, octroi, effectivité, protection sociale…), et elles sont ensuite invisibilisées dans les chiffres (comptabilisation, mesure, veille statistique, évolution). D’où la double invisibilisation des citoyen.nes les plus précaires : invisibilisation statistique et invisibilisation sociale - terrible constat.
“Une part croissante des citoyens subit donc les conséquences négatives de ces dématérialisations [administratives] et se décourage, voire se distancie volontairement ou non, des institutions de protection sociale”, poursuit Laurence Noël, qui précise ensuite dans son article qu’il est (forcément) très compliqué de quantifier le nombre de personnes concernées par le non-recours en Région bruxelloise, puisqu’elles sont justement invisibilisées.

Éligible, mais pas bénéficiaire

Le non-recours, de quoi s’agit-il exactement ? Cette formule recouvre “la situation dans laquelle une personne éligible ne bénéficie pas d’un ou plusieurs droits auxquels elle peut prétendre”. Cette définition, rapportée par Laurence Noël, est en fait tirée des travaux de recherche de Philippe Warin, qui remonte à 2010 déjà. Preuve que le phénomène n’est pas nouveau...
Laurence Noël développe dans son article toutes les raisons qui amènent un individu à se retrouver dans une situation de non-recours aux droits et aux services. Elles sont, en fait, extrêmement nombreuses : non-connaissance de ses droits, non-demande, non-réception, non-accès, non-proposition, non-couverture, fabrique de non-recours… Tous ces concepts sont définis largement dans l’article de Laurence Noël.
Parmi les éléments qui découragent les usagers et usagères bruxellois.es à recourir à leurs droits et services sociaux, Laurence Noël insiste d’abord sur celui des changements fréquents de la législation belge, qui sont très compliqués à intégrer et dès lors, font office de réels freins aux services sociaux. Elle cite aussi l’instabilité grandissante des statuts dans le parcours des personnes précarisées - qui n’a fait que s’accroître pendant la crise sanitaire de l’année 2020. Elle parle ensuite de la multiplicité des critères pour obtenir des droits sociaux. Et enfin, toujours dans le même ordre d’idée, elle évoque la complexité des dispositifs imaginés par l’Etat belge pour acquérir des droits. C’est ici qu’entrent en scène les services administratifs électroniques - ou le e-Gouvernement - explicités ci-dessus.

La relation administrative se détériore

L’étude de terrain menée par Laurence Noël s’attarde donc longuement sur la transformation de la relation administrative entre les citoyens et les services publics depuis le développement de l’e-Gouvernement. Elle évoque, d’un côté, les avantages de ce développement numérique. “Le transfert et l’automatisation de certains flux de données” permettent, dit-elle, “une efficacité renforcée en vitesse et en volume du traitement de milliers de dossiers, notamment entre instances publiques de sécurité sociale (notamment à travers les flux de la BCSS), acteurs coopérants (mutualités, syndicats) et acteurs privés (employeurs)”. D’un autre côté, poursuit Laurence Noël, “ces changements peuvent aussi être à la source de blocages, de fermetures de droits, de délais supplémentaires, d’absence de suivi qui dépossèdent les personnes de l’exercice de leurs droits, parfois même en dehors de leur pouvoir d’action (Koubi, 2013). Pour ces citoyens, la “relation administrative” (Dubois, 2015) entretenue avec les services publics s’est détériorée.”
Ce constat relatif au e-Gouvernement - ajouté à d’autres éléments de terrain - amène Laurence Noël à insister sur le paradoxe suivant : ce sont les citoyen.nes qui ont le plus besoin d’aide qui sont en fait directement concerné.es par la problématique du non-recours.

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