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Les nouvelles bonnes manières

26 octobre 2020
par  Nicolas Sohy
( Presse écrite , Le virus de la débrouille )

Depuis l’été, certains, surtout en famille, s’étaient réhabitués à la bise et à l’accolade. La deuxième vague rappelle que les gestes barrières sont pourtant essentiels dans la lutte contre l’épidémie. Aux États-Unis, la Protocol school of Washington étudie l’évolution de nos "bonnes manières" à l’ère du Covid-19. Elles sont difficiles à faire bouger, même en temps de crise, car elles existent depuis des millénaires.

Début octobre, lorsque Delphine est arrivée chez sa belle-sœur Emma, à l’occasion de l’anniversaire de son compagnon, elle a ressenti un malaise. Cette dernière s’est approchée pour lui faire la bise. Delphine souhaitait quant à elle respecter la distanciation sociale d’un mètre avec les invités et, si un rapprochement était inévitable, porter son masque. Elle s’est contentée d’un discret signe de la main et d’un "salut" à peine audible. "Je me suis senti mal à l’aise, car visiblement ils avaient tous retrouvé l’habitude de s’embrasser. Je ne voulais pas paraître impolie, dit-elle. "Heureusement mon copain à aborder le sujet platement. On s’est dit que ce serait bien, maintenant que les chiffres remontent, de faire attention", dit-elle.

Delphine n’est pas la seule à s’interroger. Aux États-Unis, Pamela Eyring, présidente de la Protocol School of Washington, étudie l’impact de la pandémie du Covid-19 sur les bonnes manières. Ce qui est certain, c’est qu’elles seront difficiles à changer. On le voit déjà avec ceux qui, par réflex, s’approchent un peu trop avant de se rétracter. "Si vous acceptez la bise ou la poignée de main, il ne faut pas paniquer. Personne ne meurt de ça. Il suffit de se laver dès que possible la main ou la joue", pose Pamela Eyring pour rassurer. Il n’empêche qu’il est important de faire attention, surtout en cette période particulièrement tendue où les chiffres repartent à la hausse.

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Selon elle, que ce soit en privé ou au travail, nos rituels ne disparaîtront pas de sitôt, du moins pas sur le long terme, tant ils ont traversé les siècles et résisté aux plus grandes épidémies, notamment la peste noire en Europe au 14e siècle bien plus ravageuse que la crise du Covid-19. Ces pratiques qui nous ont longtemps semblé naturelles ont tout de même largement évolué au fil des âges. La bise comme la poignée de main seraient apparues durant l’Antiquité. Les Grecs, les Romains et les Indiens utilisaient ce baiser anodin, mais pour des raisons probablement différentes à aujourd’hui. Le fait de poser sa bouche fermée sur la joue d’une personne du même sang était un acte de tendresse tandis que les autres types de baisers – surtout le "french kiss" - étaient réservés aux femmes de joies. En 397, le concile de Carthage a finalement interdit la bise entre les hommes et les femmes. Elle est alors devenue l’apanage des… chevaliers et des clercs qui s’embrassaient, entre hommes, sur la bouche pour marquer leur respect mutuel.

Une poignée de… testicules

La signification de la poignée de main a également évolué. Avant la crise sanitaire, on était heureusement déjà loin de l’échange de crachat dans la paume qu’utilisaient les Irlandais durant des siècles afin de sceller un contrat. "À l’origine, la poignée de main n’était pas un geste de courtoisie, mais de peur, rappelle Pamela Eyring. Lorsque vous rencontriez un étranger, il y avait de la tension. Tout le monde était considéré comme un barbare potentiel. Les hommes, toujours armés, n’étaient jamais à l’abri de devoir se battre. Alors ils gardaient leurs distances. Ce n’est qu’ensuite, lorsqu’ils devenaient amis ou alliés, qu’ils se serraient la main. Ça a progressivement remplacé – je n’aime pas expliquer cela – la poignée de testicules. Les hommes s’attrapaient les testicules en Grèce antique et en Rome antique. C’était un geste symbolique : ils juraient sur leur masculinité de respecter un marché. Depuis, heureusement, la poignée de main a été étendue aux femmes. On a surtout observé ce phénomène depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’elles ont commencé à prétendre sérieusement à des fonctions de pouvoir."

À l’origine, ce geste était utilisé dans le milieu des affaires. La première trace d’une poignée de main dans la sphère privée daterait de 1870 lorsque le sujet a débarqué en une du magazine américain avorté le "Harper’s Weekly". "Elle récupère sa fonction d’intimidation lorsque, par exemple, un père veut montrer au petit ami de sa fille qui est le chef de la famille, ou bien entre les présidents", poursuit-elle en citant l’exemple de la poignée de mains entre Donald Trump et Emmanuel Macron en 2018 qui a laissé une marque sur la main du président français.

Ces rituels de salutation, riches d’une histoire millénaire, ont donc encore une longue vie devant eux. "On peut toutefois penser que la bise, la poignée de main ou l’accolade seront à l’avenir davantage réservées aux proches et aux personnes de confiance. Il sera nécessaire pendant au moins quelques mois de veiller aux souhaits des autres. Avec le nouveau coronavirus, on est revenu au climat anxiogène de l’Empire romain où une poignée de main faisait peur. On a peur que l’autre personne transmette quelque chose de néfaste, poursuit l’experte américaine qui pense qu’on devrait davantage s’inspirer des cultures arabes. Elle termine : "Dans les pays arabes, de nombreuses personnes mettent leur main devant le cœur pour saluer. Je défends cette idée. Comme ça, on ne doit pas se toucher. L’expression faciale peut également véhiculer un message. La psychologie est importante à respecter. Cet été en particulier il faudra faire attention, surtout dans les endroits touristiques dont les mœurs et coutumes sont parfois déjà différentes des nôtres. Les protocoles auront changé. Je crois que nos vieilles pratiques reviendront à la normale quand les gens reprendront la confiance, peut-être une fois que nous aurons un vaccin. En famille, cela pourrait arriver relativement rapidement, en quelques mois seulement. Pour les contacts professionnels, avec des collègues et des clients, ça prendra un peu plus de temps. À moins que les habitudes ne changent à jamais."

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