Les mooks belges francophones se portent bien
Malgré l’étroitesse de leur lectorat potentiel, Imagine, Médor, Wilfried ou le petit dernier, Eddy, grâce à leur ciblage intelligent et à la qualité de leur contenu, ont trouvé leur place sur le marché de ces revues épaisses et élégantes qui proposent des enquêtes, reportages et interviews fouillés.
Apparu au début des années 1970, le terme mook (magazine + book) désigne une revue élégante, épaisse (en général entre 120 et 200 pages), à la mise en page particulièrement soignée, et accordant une large place à l’illustration. Sa périodicité varie entre bimestrielle et annuelle, elle est souvent centrée sur un objet précis (l’écologie, le voyage, le reportage, le sport, etc.) et est aussi vendue en librairie (à environ 20€). Les articles (principalement enquêtes, reportages et interviews) sont longs, fouillés, littéraires, subjectifs, revendiquent leur prise de distance face à la course à l’info et à l’immédiateté. XXI, lancé en 2008 par l’éditeur Laurent Beccaria et le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, est en général considéré comme le premier mook français. De nombreux autres ont vu le jour depuis : Charles, Feuilleton, Muze, L’Éléphant, Schnock, WE demain, La Revue dessinée, Papier (France Culture), Le Crieur (Médiapart), 6 mois, America… Et plus récemment : Ravages, L’âme des lieux, Aider, French Mania (consacré au cinéma français), Tintin c’est l’aventure (en coédition avec Géo), Zadig (lancé par Éric Fottorino) ou Front populaire (par Michel Onfray).
Mais la chose aurait-elle existé avant le mot qui la désigne ? Car si, effectivement, des revues ont toujours existé (par exemple, en Belgique francophone, La Revue Nouvelle, Politique, Le Carnet et les Instants, W+B Wallonie Bruxelles, etc.), elles ne sont pourtant pas à proprement parler des mooks, par leur périodicité, leur philosophie ou le type d’articles publiés. Chez nous, le semestriel 24h01, lancé en 2013 par Olivier Hauglustaine et Nathalie Cobbaut, mais qui a cessé de paraître cinq ans plus tard après le dixième numéro, est en général considéré comme le premier mook. Mais n’est-ce pas plutôt Imagine, né en 1996 ? Successivement trimestrielle, mensuelle, aujourd’hui bimestrielle, cette revue principalement axée sur tout ce qui concerne l’écologie, le développement durable et les rapports Nord-Sud en possède en effet toutes les caractéristiques.
Imagine : générations futures et mutations
« Imagine est tourné vers les générations futures, s’intéresse aux mutations, se pose dans une logique de perspective historique et de vision transformatrice de la société, explique son rédacteur en chef Hugues Dorzée qui, en 2014, a remplacé André Ruwet, son fondateur. On défend un journalisme apaisé, nuancé, dans une approche constructive du monde. On est en phase avec les sujets de société actuels, pour continuer à informer, alerter, conscientiser, analyser. L’information essaie de dépasser le constat pour être instructive et critique, pour donner les clés afin de comprendre les enjeux essentiels du monde. Imagine est porté par l’idée de temps long, de périodicité lente, par la volonté de proposer des articles au long cours, d’être dans la profondeur, pas dans l’info zapping. Avec la volonté aussi d’être d’un bel objet graphique, à l’identité affirmée, riche d’une communauté de lecteurs. »
Soutenue à l’origine par Ecolo, la revue a été reprise par son équipe rédactionnelle au début des années 2000 avec l’appui du CNCD-11.11.11, d’où son second titre, « Demain le monde », qui était celui du journal de l’ONG. Il est vendu à 4000 exemplaires, dont 85% d’abonnés, et compte quatre journalistes salariés épaulés par de nombreux freelance. Son modèle économique repose sur 67% de recettes propres. En France, il est relayé par l’éditeur Les Liens qui Libèrent, ce qui lui permet d’être présent dans des libraires qualitatives et lui a amené quelques dizaines de nouveaux abonnés. Ensemble, ils ont coédité un ouvrage, Aux origines de la catastrophe, coordonné par Pablo Servigne et Raphaël Stevens.
Ces dernières années, deux chantiers successifs ont été lancés : Imagine 2020 et Imagine 2021. Le premier a consisté en une réforme éditoriale et la réécriture du manifeste, via une série de workshops participatifs, un questionnaire en ligne pour les lecteurs et la constitution d’un groupe de « pisteurs » formé d’une quinzaine de personnalités. Au terme de ce travail, la construction de la revue a été totalement repensée sous la forme d’une cartographie en six territoires : « Sur le volcan » (les luttes, résistances, mouvements sociaux), « Zones fertiles » (alternatives, solutions), « Terra incognita » (les utopies), « Confluents » (transmission, bien-être), « Le 6e continent » (le grand format) et « Au large » (arts et esthétique). Les chroniqueurs historiques ont été remplacés par de nouveaux, plus féminins et possédant d’autres profils. Un gros travail a également été mené sur le site internet afin de le rendre le plus écoresponsable possible, moins énergivore que les sites traditionnels. Deux nouveautés ont encore vu le jour. Le « baromètre égalité et diversité », sous l’impulsion de Sarah Freres, récemment engagée, analyse le numéro précédent sous l’angle des personnes interviewées et photographiées, des thématiques abordées, etc. Et une attention particulière est portée au lexique, à la langue utilisée et au pouvoir des mots. Remplaçant par exemple climatosceptique par climatonégationniste car ce courant nie une évidence scientifique. Le deuxième chantier, Imagine 2021, a davantage porté sur la structure, actuellement une ASBL, sur le triptyque mission-vision-valeurs, sur le développement de nouveaux projets éditoriaux, le modèle de financement. Cinq valeurs essentielles ont émergé : la cohérence, l’équilibre (entre les personnes, les genres, les domaines), la responsabilité, la considération et l’engagement par rapport à une série de valeurs.
Médor : un journalisme d’investigation
Trimestriel né en 2015, Médor, dont le format se situe entre le livre et le magazine, possède un mode de fonctionnement spécifique. Il n’y a pas de rédacteur en chef, chaque numéro est piloté par un trio de journalistes qui change à chaque fois : un s’occupe de l’édition papier, un autre du web et le troisième du « froid » (sujets à long terme, partenariats avec d’autres médias, réponse à des propositions de sujets, etc.). Passé par l’IHECS, producteur et réalisateur de documentaire, Quentin Noirfalisse est l’un des fondateurs de la revue. « Avant de se lancer, on a fait beaucoup de réunions, on a réfléchi pendant près de deux ans, avec toujours la certitude qu’on devait faire un média, mais en se demandant comment. On a opté pour une coopérative. On a fait un crowdfunding à 10000 euros puis une campagne de pré-abonnements. Les membres du groupe qui participaient à la genèse du projet devaient convaincre leurs proches de s’abonner. On a eu assez d’argent pour faire deux numéros. » Aujourd’hui, Médor tire à 9000 exemplaires, 2/3 venus et librairie et 1/3 par abonnements.
Ce mook défend un journalisme exclusivement belge d’investigation, indépendant, inclusif et participatif. « On veut faire du journalisme d’investigation en donnant à ce terme une vision large. Ce type de journalisme permet de ne pas se voiler la face, le rôle d’un média est en effet de raconter ce qui va mal, même s’il faut aussi écrire sur les choses qui vont bien. L’enjeu est de faire un média extrêmement diversifié sans perdre ce fil et en s’adressant à un public le plus large possible. Et sans jamais oublier le plaisir de lecture. On a décidé de ne pas être dans l’actu mais d’essayer de faire l’actu avec nos articles. Qu’est-ce que cela veut dire d’avoir de l’impact ? Où peut-on être là où les autres médias ne sont pas ? » Son premier numéro, paru en novembre 2015, lui a valu un procès contre la société pharmaceutique Mithra, qu’il a gagné et lui a servi de rampe de lancement inespérée.
Les enquêtes et reportages fouillés que publie la revue sont financés grâce aux bourses du Fonds du journalisme de l’AJP. En outre, dans chaque numéro, est repris un article paru dans un journal flamand. « Un traducteur lit la presse flamande et nous propose des choses. On voudrait dans l’avenir demander des articles originaux à des journalistes flamands. » Deux journalistes ont lancé une bourse « diversité inclusion » en interne ouverte à tous ceux qui ont un background différent, qui ne se reconnaissent pas dans le profil type du journaliste belge, passé par une école, blanc, éduqué, etc. Une soixantaine de candidatures est arrivée à la rédaction.
« Il y a 5 ans, je ne suis pas sûr que j’aurais cru que l’on existerait encore aujourd’hui. On se rend compte en permanence de la fragilité de ce type de projets dans un univers médiatique lui-même assez fragile. On a pu couvrir différemment certains sujets, des enquêtes ont été lancées, on a eu de l’impact sur certaines choses. Notre combat actuel n’est plus sur le fonctionnement, mais sur le sens : comme fait-on pour amener des sujets qui ont du sens, qui sont dans l’intérêt public, qui possèdent un enjeu sociétal, sans être anecdotiques ? On veut essayer de révéler des choses dans une société qui n’est pas très transparente. Il se passe plein de trucs en Belgique qui est un pays très complexe, très stratifiée. C’est une démocratie malade qui n’est pas à la hauteur des enjeux, où les inégalités se creusent, où la justice n’est pas du tout en bon état. Et l’on montre ce qui dysfonctionne. »
Wilfried : rendre la politique belge plus palpitante
Lancé en 2017, Wilfried occupe un positionnement différent puisqu’il entend parler de politique au sens large. « L’idée était de rendre la politique belge plus palpitante, plus romantique, commente Quentin Jardon, l’un de ses fondateurs avec François Brabant, passé par la revue 24h01. C’est le rôle des médias d’intéresser le public à la politique, à ceux qui nous gouvernent. Il y avait là un manque à combler. On veut en parler comme un roman, en utilisant les mécanismes de la fiction, de la narration, avec une grande importance accordée à la photo et avec un ton calé et décalé, voir impertinent. » Ce ton se retrouve dans le titre typiquement belge, clin d’œil à Wilfried Martens. Le projet a vu le jour grâce à un crowdfunding qui a remporté quelque 34000 euros, soit davantage que ce que ses initiateurs attendaient. La revue tire aujourd’hui à 10000 exemplaires et compte 2000 abonnés et 3500 ventes au numéro. Elle occupe trois salariés, bientôt quatre, quelques indépendants et de nombreux freelance.
« On a une prédilection pour les reportages et les grandes interviews. On construit parfois un numéro autour d’un thème précis, comme celui sur Amélie Nothomb ou, cet été, sur le féminisme. On essaie de varier les angles, de les rendre originaux et d’en faire notre marque de fabrique. On a par exemple demandé à notre journaliste de courir avec le coureur le plus endurant du monde. Pour les interviews, on essaie aussi de trouver un biais original. On a fait une balade à cheval avec Alexander et Herman De Croo, et avec Charles Michel, on a parlé que d’écologie. Mais il n’est pas toujours facile de se renouveler. » Wilfried possède désormais sa version flamande animée par une équipe spécifique. Plusieurs articles sont communs aux revues sœurs. « On avait envie qu’il y ait une porosité entre les deux titres, pour casser la frontière linguistique. Il est intéressant pour un lecteur wallon de lire des articles écrits par des journalistes flamands. »
En septembre 2020, entre deux confinements, les fondateurs du mook ont lancé un semestriel sportif, dont le titre est aussi un prénom lié à la Belgique, Eddy. « L’idée d’un magazine sportif est venue très tôt, et ce titre s’est imposé d’emblée. On veut aborder le sport différemment, sur un mode narratif, en parlant de tous les sports belges, y compris féminins. On publie deux numéros par an car, outre que c’est un long travail pour réaliser des articles fouillés, on aime cette idée de rareté, comme Pédale en France qui paraît une fois par an. »