Les monnaies locales : un outil pour colmater les failles de la monnaie officielle ?
En règle générale, une monnaie citoyenne connaît un essor lors des périodes de crise, permettant à l’économie locale de perdurer tout en répondant aux besoins basiques de la population. En pleine expansion ces dernières années, les monnaies locales ne sont toutefois pas une solution miracle. Elles constituent cependant une piste parmi d’autres, un signe que les choses bougent. Micro-trottoir dans les rues de St Gilles et alentour.
Je suis un particulier et je voudrais payer mes achats avec la Zinne, la monnaie locale à Bruxelles, comment cela fonctionne au juste ? Je dois d’abord trouver un comptoir de change (1 euro = 1 Zinne) et ensuite me rendre dans l’un des magasins et services de mon quartier qui acceptent d’être payés en Zinnes. Ces commerçants vont, en principe, réutiliser ces Zinnes auprès de leurs fournisseurs locaux, membres aussi du réseau Zinne. A leur tour ces fournisseurs vont faire circuler ces monnaies en sollicitant d’autres prestataires de services locaux qui acceptent la Zinne, au lieu de se tourner vers des entreprises qui se situent hors du quartier ou de la commune où j’habite. C’est en tout cas le principe à suivre selon les promoteurs bruxellois de la Zinne.
Quant aux commerçants et aux citoyens qui acceptent de participer au réseau de la Zinne qu’attendent-ils au juste du développement de cette monnaie locale ? « Grâce au réseau de la Zinne j’espère fidéliser mes clients et en attirer de nouveaux. Les clients de mon magasin de bières spéciales peuvent me repérer grâce aux macarons autocollants sur ma vitrine », nous confie par exemple Aldo M., vendeur rencontré près de la station de Métro du Parvis de St Gilles. « Grâce à cela je renforce mon image auprès des consommateurs du quartier qui lorsqu’ils voient sur ma porte ce label éthique, ils savent que je suis engagé dans une démarche d’économie sociale, solidaire et écologique ». Stéphane, son collègue, intervient : « De plus l’utilisation d’une monnaie locale permet de diminuer le nombre d’intermédiaires et donc de permettre aux commerçants du coin participants d’être un peu plus compétitif sur le prix d’achat ». Autre convaincu, Alex D. (ancien fonctionnaire européen) rencontré à la sortie du magasin bio Almata dans le haut de St Gilles : « En utilisant la Zinne je sais d’où vient mon argent et je sais où il va : il reste dans le circuit local car les 150 euros que j’ai échangés contre 150 Zinnes sont déposés dans une banque éthique qui prêtera cet argent à des porteurs de projets à valeurs sociales, culturelles ou environnementales. Les 150 Zinnes que j’ai acquises seront dépensées chez un prestataire du réseau Zinne qui lui-même les dépensera localement ». Alex se dit convaincu qu’en tant qu’utilisateur de la Zinne, il est en mesure de changer ses habitudes de consommation en privilégiant le petit commerce de proximité aux grandes chaînes commerciales, de faire la connaissance des commerçants de sa commune et de découvrir de nouveaux petits métiers. A entendre de telles apologies on en viendrait à se demander si l’euro ne serait pas à ce point plein de vices qu’il deviendrait urgent de se précipiter sur les Zinnes ? Le but des monnaies locales serait-il donc de concurrencer, voire de remplacer la monnaie officielle, l’Euro ? « Pas du tout », nous rétorque Morgane Kubicki, attachée de presse à Financité (1), « le but n’est pas de concurrencer la monnaie nationale mais de créer une monnaie complémentaire qui puisse -dans la mesure du possible- pallier les déficiences du système monétaire actuel devenu incontrôlable, en ces temps de crises socio-économiques, doublés de problèmes sanitaires graves comme c’est le cas aujourd’hui ». De la plupart des entretiens que nous avons eu dans les rues de St Gilles et alentour il nous revient que les principales raisons pour lesquelles la Zinne peine à s’épanouir à Bruxelles est que, d’une part, de nombreux citoyens ne la connaissent pas et, d’autre part, pour pouvoir l’utiliser, il faut prendre le temps d’échanger ses euros dans l’un des quarante comptoirs de change qui existent à Bruxelles, une démarche qui paraît simple mais qui rebute beaucoup de consommateurs. Témoin cet inconnu rencontré dans une file d’attente devant une boulangerie française, Chaussée de Charleroi (qui n’accepte pas les Zinnes) : « Moi je ne vais pas perdre mon temps à aller chercher un bureau de change pour acquérir ces drôles de billets puis de faire des centaines de mètres pour dénicher un magasin spécial et faire encore des déplacements pour chercher d’autres articles dans d’autres magasins. Je ne suis pas sûr que beaucoup de magasins à Bruxelles acceptent cette monnaie qui ne leur dit rien. Franchement ce n’est pas pratique. Avec mes euros je peux acheter ce que je veux, où je veux et quand je veux ». Morgane Rubicki, l’attachée de presse de Financité, le reconnaît : « Décider d’utiliser une monnaie locale exige en effet un effort supplémentaire de la part des consommateurs dans la mesure où il faut non seulement trouver un comptoir de change dans son environnement mais également trouver un magasin qui accepte la Zinne ». Cependant, précise-t-elle : »En dépensant vos Zinnes dans un magasin du réseau vous avez la garantie que celui-ci respecte la charte de valeurs que vous partagez vous-mêmes, à savoir le respect des conditions sociales et des normes de l’environnement dans un contexte de circuit court dans les échanges. Vous avez aussi la garantie que votre argent n’est pas utilisé n’importe comment mais qu’il est géré par des citoyens responsables qui tout au long de la chaîne s’assurent que les valeurs éthiques, solidaires et écologiques se développent dans la commune. Utiliser une monnaie locale constitue un acte volontairement militant ! ». Autre garantie selon elle : « Les euros qui sont échangés contre des Zinnes sont placés à la banque Triodos, une banque éthique qui a été choisie par les groupes de travail locaux sur la Zinne (2) dans la mesure où elle ne soutient financièrement que des projets parfaitement en accord avec les valeurs du réseau Zinne. Cela veut dire des activités économiques et sociales qui doivent avoir un impact positif sur la société, emploi, qualité de vie ou environnement ».
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- © Aziz Benmarzouq
Accumulation de Zinnes dans les caisses : que faire ?
Mais alors diront certain, les commerçants du réseau Zinne ne risqueraient-ils pas de perdre des plumes quand ils se font payer avec des Zinnes que très peu de gens connaissent et encore moins utilisent ? Muriel Laurent, gérante de "Super Monkey", un magasin d’alimentation bio dans le haut de St Gilles (qui accepte les Zinnes), nous confie ses préoccupations par rapport à la circulation de cette monnaie : « C’est vrai qu’il arrive des moments où nous accumulons tellement de Zinnes que nous ne savons pas quoi en faire. Parce qu’il n’est pas toujours évident de trouver des fournisseurs qui acceptent d’être payés en Zinnes. Ils préfèrent être payés en euros. Nous avons même proposé à notre personnel d’être payé en partie en Zinne mais très peu ont accepté et encore pour des sommes tout à fait insignifiantes. Ce qui fait que les Zinnes s’accumulent dans nos caisses. Pourtant Notre "ASBL Zinne" essaie de nous aider à les écouler en ciblant des fournisseurs qui acceptent la Zinne et moi à mon niveau j’essaie de me faire « l’ambassadrice du projet Zinne » auprès des différents prestataires mais cela me demande quand même un certain boulot en fin de compte ». L’attachée de presse Morgane Kubicki, acquièce là aussi : « C’est en effet une des problématiques majeures qui est actuellement débattue au sein des groupes de travail locaux sur la Zinne. Ils s’efforcent de trouver une solution à ce problème pour faire en sorte qu’il y ait suffisamment de prestataires -qu’ils soient fournisseurs ou producteurs- pour élargir le réseau afin de pouvoir écouler les Zinnes qui s’accumulent chez certains commerçants ». Il faudrait à son avis « Développer une complémentarité des métiers -comme par exemple faire entrer davantage dans le réseau des acteurs comme des coiffeurs, des chauffagistes, des ostéopathes ou encore des graphistes- afin que les billets de Zinnes puissent circuler plus librement ».
L’avenir de la Zinne serait-il dans le digital ?
La Zinne existe depuis mars 2019. Une zinne vaut un euro et actuellement, plus de 100 000 zinnes seraient en circulation dans la capitale Bruxelles. Un nombre loin d’être insignifiant mais encore très faible par rapport à l’ensemble des échanges économiques bruxellois. « C’est peu, mais suffisant », disent ses promoteurs, « pour que le projet continue à exister ». La prochaine étape pour eux, est que la monnaie devienne aussi virtuelle, grâce à une application pour smartphone qui devrait être mise en place d’ici le début de l’année 2021. Cette modernisation permettrait, non seulement d’attirer davantage de jeunes consommateurs mais également de favoriser des échanges plus fluides et plus rapides au vu de la faible utilisation du cash depuis le début de la crise du Covid19.
Selon Financité, en janvier 2020 on comptait déjà16 monnaies citoyennes en circulation : l’Epi lorrain à Virton, le Valeureux à Liège et dans sa région, les Blés à Grez-Doiceau, le Talent à Ottignies/Louvain-La-Neuve, le Voltí à Rochefort-Ciney-Marche, le Sous-Rire à Malmédy, le Lumsou à Namur, le Ropi à Mons, le SolAToi à Ath, l’Ardoise en Lesse & Semois, l’Orno à Gembloux, la Zinne à Bruxelles, le Yar à Tournai, le Carol’Or à Charleroi, le Lupi à La Louvière et le Semeur dans le sud de l’Entre Sambre et Meuse. Deux autres devaient voir le jour « plus tard » (la Brawette dans le Brabant ouest et le Fèstu à Binche). Fin 2019, on recensait 1632 prestataires participants avec près de 650.000 équivalent euros en circulation.
(1) Ces groupes de travail, constitués de citoyens bruxellois bénévoles, sont à la base de la création de la monnaie locale, la Zinne, utilisable dans les 19 Communes de Bruxelles.
(2) Le réseau Financité accompagne et apporte un soutien humain, matériel et financier aux groupes de citoyens responsables qui agissent pour rendre la finance « plus solidaire et plus démocratique » en lançant une monnaie citoyenne.
Aziz Ben Marzouq