Les monnaies locales œuvrent à recréer du lien
Créées par des citoyens rassemblés en coopératives, les monnaies locales proposent de relocaliser les échanges autour de valeurs communes et résilientes. Une philosophie qui pourrait essaimer suite au Covid-19.
A la caisse du restaurant-épicerie locale Chez Bobonne, en plein centre de Bruxelles, Arnaud, jeune ingénieur-architecte, sort un drôle de billet. Pour payer sa bière, il tend une coupure colorée qui indique « 2,50 ». « Pile de quoi payer la pinte ! » sourit-il à Pierre-Edouard, le gérant de l’établissement, qui l’encaisse tout naturellement… Tous les deux viennent de faire une transaction en Zinne, la monnaie locale bruxelloise.
En circulation sur les 19 communes de la capitale, la Zinne rassemble 180 prestataires en coopérative. Des prestataires qui, comme Pierre-Edouard, ont rapidement été enthousiasmés par les valeurs éthiques et durables prônées par la devise. « Il n’y a pas plus local que la Zinne », explique-t-il. « C’est complétement dans la démarche de notre établissement qui ne se fournit qu’auprès de producteurs locaux ou en circuits courts. On n’a pas hésité une seconde à participer au projet. »
Plus de septante membres
Depuis 2018, la Zinne veut développer et renforcer l’économie circulaire, locale et éthique en région Bruxelles-Capitale. « Lorsqu’une personne convertit des euros en Zinnes, elle retire ses euros du système pour ne faire circuler que des Zinnes », explique Charlaine Provost, chargée de projets chez Financité, un réseau qui veut promouvoir l’éthique et la solidarité dans les rapports à l’argent en soutenant des projets collectifs comme les monnaies locales dans leurs démarches d’organisation. Le réseau a également contribué au développement de la Zinne à Bruxelles. « Les euros reçus lors des échanges sont versés sur un compte qui constitue le fond de garantie ou réserve de contrepartie, auquel on ne touche pas », poursuit la chargée de projets. L’utilisateur paie ensuite en Zinnes, les mettant ainsi en circulation, évitant spéculation ou investissements non-éthiques, comme cela se produit lorsque l’on paie avec des euros. Grâce à cette monnaie citoyenne, on revient à une monnaie « palpable » qui nous fait prendre conscience d’à qui nous versons notre argent. On l’appelle parfois aussi « bon de soutien à l’économie locale » car elle permet de soutenir les prestataires qui s’entendent sur une charte éthique commune. La Zinne est complémentaire à l’euro : un euro vaut une Zinne, elle n’a pas vocation à s’y substituer, mais en payant avec elle on retranscrit les valeurs qu’elle encourage sur le territoire. »
En pratique, le collectif de la Zinne est constitué en ASBL : « Nous sommes plus de 70 membres », explique Arnaud, également un des porte-paroles du projet depuis deux ans. « Nous nous réunissons régulièrement par groupes locaux, représentés par un porte-parole dans chaque commune et une fois par mois tous ensemble, avec les prestataires comme Chez Bobonne. Chaque personne a une voix au sein de la structure. Les profils et les compétences sont variés : c’est la force de l’approche collective. » De par sa structure en ASBL, la Zinne est le fruit d’une gestion citoyenne et participative. « Beaucoup de personnes s’investissent, c’est très motivant », ajoute-t-il. « Le revers de la coopération bénévole c’est qu’il faut préserver la motivation de tout le monde : parfois ça fonctionne moins bien, ce sont des vagues… Mais la communauté est très vivante, on rencontre des gens ouverts, volontaires : c’est enthousiasmant ! »
Un réseau de solidarité et d’échanges
Un peu plus loin, mais toujours dans le quartier, Rue de Flandres. La boutique Bel’Arte est mitoyenne à la librairie Tulitu. Jean-Louis et Ariane, respectivement gérants du premier et du second établissement, s’entretiennent en bons voisins sur le pas de leur magasin. Ils sont tous les deux comptoirs de change de la Zinne : quiconque entre peut échanger un euro contre une Zinne.
« Il y a cinq ans, lorsque j’ai ouvert la librairie, j’essayais déjà de convaincre mes voisins de créer une monnaie locale, rien qu’à l’échelle de la rue », explique Ariane. « Alors dès que j’ai entendu parler de la création d’une monnaie locale sur le territoire bruxellois, j’ai tout de suite commencé à l’utiliser et à en parler. » Ce qui la motive dans la Zinne ? « C’est l’idée de créer un réseau de solidarité et d’échanges. Créer du lien, quoi ! » Dans sa boutique, une dizaine de clients seulement paient leurs achats en Zinne. « Ce n’est pas encore beaucoup. Je fais de la pédagogie, j’en parle souvent autour de moi. Mais il en faudrait des centaines comme ça… »
« Le rêve, c’est qu’on puisse ne fonctionner qu’avec cette monnaie », renchérit Arnaud. « En essaimant, on peut espérer arriver à encourager jusqu’à des producteurs et distributeurs d’énergie qui œuvrent pour une transition durable… La Zinne est un outil, à disposition de tous, pour changer les pratiques des consommateurs, donc d’approvisionnement des prestataires et ainsi de système de production… C’est un levier d’action. »
Électronisation prévue
Un développement qui pourrait bien être accéléré suite à la crise sanitaire. La pandémie et sa gestion politique ont contribué à mettre en lumière un nécessaire changement de paradigme, comme l’explique Ariane : « La crise a remis en question les échelles mondiales. Malheureusement, la crainte du cash avec le virus a pénalisé le développement de la Zinne. » En effet, la monnaie bruxelloise n’est disponible jusqu’à présent qu’en billets...
Mais plus pour longtemps. C’est la prochaine étape : suivant de près le Volti, la monnaie locale condrusienne et le Val’heureux à Liège, qui testent l’électronisation de leur monnaie, la Zinne va faire de même début 2021. Une électronisation, complémentaire à la monnaie physique, qui permettra d’avoir une vue plus précise sur les flux et de toucher davantage de consommateurs. « Je pense que le coronavirus a déjà aidé certains à ouvrir les yeux, même si c’est encore marginal. Ça va être lent, mais ça va le faire », ponctue avec assurance la libraire.
TOUR D’HORIZON
Quinze monnaies en circulation
Depuis plusieurs années, les initiatives de monnaies locales se multiplient en Belgique. « Quinze monnaies sont déjà en circulation (cf. carte). En 2019, ces monnaies citoyennes représentent l’équivalent de 647.000 euros en circulation et 1.632 prestataires participants sur le territoire belge francophone », explique Nicolas Franka, chargé de projet chez Financité et spécialiste des monnaies locales.
Parmi celles-ci, certaines intéressent jusqu’aux politiques qui voient dans une collaboration entre pouvoirs locaux et monnaies citoyennes un moyen de soutenir l’économie locale. Ainsi la ville de Charleroi a-t-elle annoncé fin juin qu’à la suite du Covid-19 elle associerait le Carol’Or (CR) à son plan de relance : plus de quatre millions d’euros convertis en Carol’Or à redistribuer en billets de 20 CR par habitant de la ville. « C’est l’assurance de conserver localement la richesse », détaille Nicolas Franka. « Si Charleroi avait donné 20 euros par personne pour relancer l’économie, on en sait pas où ces euros pouvaient partir : dans une banque, pour acheter ailleurs… En donnant plutôt 20 Carol’Or, on reste dans l’idée de relancer l’économie, mais avec l’assurance que l’impact sera 100% local puisque l’on est contraint d’acheter auprès de prestataires locaux. Un acte de consommation dont on est sûrs qu’il stimulera l’activité économique territoriale. »
L’EXPERT
« Avec la crise, nombreux sont les citoyens à avoir exprimé un désir de relocalisation »
Marek Hudon est professeur à la Solvay Brussels School de l’ULB et spécialiste en microfinance.
Comment le coronavirus a-t-il impacté le système des monnaies locales ?
Comme tous les commerçants, les systèmes qui utilisent les échanges ont aussi été impactés par la crise du coronavirus. A chaque période de crise – de la crise financière de 2008 à celle du Covid-19 que nous venons de vivre – la question des monnaies locales ressurgit. Ces périodes d’incertitude remettent en question la confiance qu’ont les citoyens dans le système global, renforçant une tendance à se tourner plutôt vers sa communauté locale et le lien social.
Plus spécifiquement, dans cette crise que nous venons de vivre, la question de la dépendance aux échanges mondiaux a été un sujet central. Alors que nous dépendions de masques ou de respirateurs produits à l’étranger, nombreux sont les citoyens à avoir exprimé un désir de relocalisation. Rapprocher, favoriser les circuits courts pour que le producteur bénéficie directement de ce qu’il produit… La réflexion n’est pas nouvelle, mais elle devient plus saillante avec la crise du coronavirus.
Or, dans une logique de relocalisation, de rupture avec une économie capitaliste sur laquelle le citoyen sent qu’il n’a pas de prise directe, la question monétaire revient logiquement. Elle se corrèle à une réflexion pour une transition juste. Les monnaies locales circulent sur un territoire donné. Elles sont l’instrument d’un projet collectif qui vient s’inscrire physiquement sur ce même territoire : elles « ancrent » ainsi une économie dans le social, au sein d’un collectif qui partage des valeurs très concrètes. Comme les circuits-courts ont eu le vent en poupe ces derniers mois, consommer local c’est dépenser local.
Pourquoi la structure coopérative pour ces monnaies locales ?
La question monétaire résonne avec la question de la gouvernance : qui contrôle notre monnaie ? Le sujet a été popularisé par le film Demain qui raconte l’histoire de la monnaie citoyenne Totnes Pound lancée notamment par Rob Hopkins dans la ville de Devon, en Angleterre. Le film relance l’envie de démocratie participative, un système fondé sur des valeurs inhérentes aux coopératives : un homme, une voix, chacun a le droit à la parole, faire ensemble… La Zinne est un ainsi un bon exemple de ce retour en force du collectif, avec ce que cela implique d’aspects humains, riches et complexes.