Les coopératives alimentaires, un modèle en constante évolution
Même au plus fort de la crise du Covid-19, les coopératives alimentaires comme Oufticoop à Liège ou Beescoop à Bruxelles étaient là. En permanente réflexion sur leur fonctionnement, ces structures participatives se sont distinguées par leur résilience et leur flexibilité.
Dans le quartier liégeois d’Outremeuse, une enseigne au nom bien local pour un magasin pas comme les autres : Oufticoop. Pousser la porte, franchir le seuil et entrer dans ce supermarché coopératif et participatif au près de 800 produits différents. « Il faut bien utiliser les deux mots, ensemble », insiste Rachel Delcour, jeune femme dynamique à l’initiative de ce projet et qui tient la caisse du magasin ce midi. « Coopératif, parce que le supermarché appartient aux personnes qui l’utilisent et qu’il est à but non lucratif. Participatif, car ces mêmes personnes vont contribuer au bon fonctionnement du magasin. Tenir la caisse, s’occuper de la manutention, du nettoyage, un peu de bricolage… Tout cela, bénévolement, trois heures par mois minimum. »
Le système est donc simple : quiconque peut venir au magasin, sans devenir coopérateur, pendant un mois. Passé ce délai d’épreuve, le candidat peut prendre une part dans la coopérative (minimum 25 euros) en donnant de son temps, une fois par mois. Il bénéficie ainsi de prix extrêmement compétitifs sur des produits de qualité, bio et issus du circuit court. Des produits achetés au prix du producteur, non négociés, sur lesquels Oufticoop fait maximum 20% de marge en plus… contre environ 45% dans un commerce classique.
L’idée est née dans les années septante aux États-Unis, dans le quartier new-yorkais de Brooklyn, avec le supermarché coopératif alimentaire Park Slope Food Coop. Son concept finit par traverser l’Atlantique jusqu’en France, avec le magasin La Louve, puis à Bruxelles avec l’enseigne Beescoop.
L’idée inspire Rachel : « Au lieu d’attendre que les solutions viennent de l’extérieur, j’ai posté un message sur Facebook en suggérant qu’on se retrouve entre Liégeois intéressés par le concept, autour d’un petit verre. Je pensais qu’on serait cinq, six… Résultat, nous nous sommes retrouvés à septante, à constituer une équipe motivée, le soir même. » Clairement, la demande était là.
Une base bénévole fluctuante
Trouver un lieu, constituer les groupes de travail et la communauté, faire un plan financier, créer les statuts de la coopérative… « Nous sommes passés par une agence conseil pour la partie la plus administrative, puis en juin 2019 nous avons trouvé le lieu », raconte la jeune femme. « Tout était à construire, nettoyer, retaper. Mais tout le monde s’y est mis : la meilleure manière de s’approprier le lieu. » Composée actuellement de près de 200 coopérateurs, Oufticoop évolue en permanence.
La définition même du modèle n’est cependant pas unanime chez tous les coopérateurs. Pour certains, celui-ci doit être uniquement basé sur le bénévolat. Pour d’autres, il doit intégrer une part d’activités salariées. C’est ce qu’expliquent Johanne et Claudio, autres coopérateurs qui aident souvent Rachel pour l’aspect plus administratif de la coopérative : « Nous sommes tous bénévoles et avons généralement une activité professionnelle à côté. Certains s’impliquent plus que d’autres. C’est ce qui est le plus complexe à gérer : l’aspect humain, nécessairement fluctuant, tant au niveau de la motivation que du nombre », explique Claudio. « Une base salariale pourrait rendre le modèle plus viable. »
Ce décalage entre certains membres particulièrement impliqués dans la coopérative, exerçant parfois des tâches et horaires proches du salariat, est analysé par la Febecoop, la Fédération belge de l’Economie sociale et de coopérative, qui étudie la légalité du bénévolat dans les coopératives. Pour ce faire, la Febecoop a lancé une recherche-action avec pour objectif le développement d’une stratégie visant à sortir ces entreprises de l’insécurité juridique que le bénévolat peut engendrer. Un travail réalisé en collaboration avec le magasin participatif collaboratif bruxellois Beescoop, qui agit dans ce cadre pour l’ensemble des supermarchés coopératifs concernés sur le territoire belge.
Une entraide entre coopératives
Dans l’enseigne schaerbeekoise de Beescoop, justement, l’échelle est bien différente de celle d’Oufticoop. Sept salariés pour 1.700 actifs. « Certains considèrent qu’engager équivaut à un échec pour le projet », y explique Geneviève Boxus, responsable communication de Beescoop. « Nous y voyons plutôt une réussite, car cela montre aussi que nous sommes autonomes financièrement. »
Dans tous les cas, le modèle se caractérise par l’entraide, non seulement de ses membres pour faire vivre leur coopérative, mais également entre coopératives elles-mêmes. Depuis que Beescoop a partagé ses statuts, devenus modèle réutilisable pour d’autres magasins participatifs collaboratifs, le nombre de ces initiatives augmente.
Ce samedi, chez Oufticoop, deux représentants d’un de ces magasins créé en 2018 à Verviers : Vervicoop. Anne et Marcel, fondateurs, partagent leur expérience, comparent leurs fonctionnements, piochent de nouvelles idées… « Collaborer entre magasins n’est pas encore si régulier, mais nous sommes en contact et nous savons ce qui se fait chez l’un ou chez l’autre… », expliquent les Verviétois. « Pour commencer, c’est très rassurant d’avoir ce cadre « des anciens ». Puis, une fois qu’on se lance, c’est un peu partout la même chose : des frigos, un espace de vrac et roulez jeunesse… ! »
Autre manifestation de cette entraide : un stagiaire, Alain Dradin, venu dans la coopérative liégeoise « apprendre les ficelles de gestionnaire de magasin » pour lancer ensuite un magasin participatif collaboratif – Waahcoop ! – en région hutoise. « Le modèle essaime ».
Adaptabilité en temps de crise
Pour Rachel, chez Oufticoop, lenteur et petit groupe sont les clefs de la réussite de la forme coopérative, particulièrement en temps de crise : « Je crois que cette échelle humaine n’est pas anodine dans les structures résilientes comme la nôtre : on a pu s’adapter vite, même pendant le Covid-19. Durant la crise, peu de désistements : le besoin de lien social prédominait. Le nombre de nouveaux coopérateurs par mois a doublé et le taux de vente brute a fortement augmenté – de quoi réinvestir dans la coopérative et continuer à baisser les prix des produits. »
Même son de cloche chez Beescoop, où les ventes ont augmenté de 25% durant cette période. « Plus personne n’allait à la cantine de son entreprise ou au restaurant, donc le panier a logiquement augmenté », observe Geneviève. « Mais ce n’est pas seulement le flux alimentaire, c’est aussi le nombre de consommateur qui a augmenté. Pour certains, ce fut le déclic pour changer leur manière de consommer – à voir si cela s’inscrit dans le temps. Pour d’autres, le lien social et l’aspect participatif du projet ont été décisifs. »
« Le concept économique de la coopérative est une chose, mais sa dynamique humaine en est une autre », avance Claudio, entre deux conseils aux clients-coopérateurs dans le magasin. « Je pense que c’est ce qui a été mis en lumière pendant la crise : cette structure questionne les modèles existants, notre rapport au capital, à la consommation… L’argent, ici, n’est pas au centre de tout. C’est l’humain qui l’est. Avec ses atouts – flexibilité, lien social… – comme ses difficultés – lenteur, bénévolat, répartition des tâches… On ne cherche pas à faire de plus-values, mais à construire ensemble, sans cesse. » « C’est un vrai laboratoire, ici ! », renchérit Rachel. « Nous sommes peut-être lents, mais en quoi serait-ce un défaut ? » Une philosophie qui porte ses fruits, comme en attestent les étals du magasin.
« La coopérative répond à des besoins de la population actuelle »
Caroline Ker est conseillère en entrepreneuriat social au sein de la Febecoop où elle s’intéresse plus particulièrement aux techniques de participation.
Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur les magasins coopératifs participatifs ?
De nombreuses coopératives actives dans l’alimentation et le circuit court ont constaté l’augmentation de leur chiffre d’affaire pendant la crise. Le Covid-19 a montré la pertinence de ces réseaux aux yeux des consommateurs qui pouvaient encore aller en grande surface mais qui ont choisi un cadre plus social et alternatif. Pour beaucoup, c’est une prise de conscience. Va-t-elle durer ? Cela reste à voir.
Prise de conscience aussi du manque de produits locaux dans nos grandes surfaces. Rien qu’en matière alimentaire, nous sommes très dépendants de l’étranger. Les coopératives sont apparues, dans ce contexte d’incertitudes, comme une alternative pour une économie plus résiliente et maîtrisable, prête à subir des crises.
Comment ces coopératives peuvent-elles s’inscrire dans le monde actuel et contribuer à relancer l’économie ?
Contrairement à une société classique qui va plutôt rechercher un marché dans lequel se développer et faire des bénéfices pour ses actionnaires, la coopérative part du terrain et de ses besoins, économiques et sociaux, pour y apporter une réponse, sans volonté de bénéfice autre que celui de développer le projet collaboratif. Dans une coopérative donc, la réponse aux besoins de ses coopérateurs est le but premier. On n’y parle plus d’investisseurs mondialisés, mais de citoyens locaux. Ainsi moins exposée à la délocalisation, la coopérative contribue à l’économie locale.
Son modèle paraît d’autant plus pertinent qu’il opère la bascule de l’économie vers les besoins, plutôt que vers les profits. C’est pourquoi les coopératives alimentaires fonctionnaient déjà très bien, indépendamment de la crise ! Beescoop est un parfait exemple : vu son succès, un nouveau magasin a encore ouvert il y a quelques mois. Preuve que le concept parle à la population et qu’il correspond à un besoin, alimentaire certes, mais pas seulement : social, économique, quête de sens, maîtrise de sa consommation... La manière de faire de l’économie via la coopérative répond à des besoins de la population actuelle.
Aujourd’hui c’est donc à un changement de paradigme plus global auquel la crise nous invite : penser des modèles qui ne mettent plus la pression sur les ressources, mais qui s’ancrent plutôt dans les besoins réels des consommateurs.