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Le virus du slow

23 septembre 2020
par  Marie Honnay
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

Ils ont entre 29 et 35 ans. Les sociologues les appellent la génération Y. Bizarre de résumer, en une seule lettre, cette tribu de trentenaires qui, justement, refuse qu’on la mette dans une case. Gros plan sur des créatifs qui font passer le bien-être avant l’argent et dont l’univers s’inscrit dans le respect des valeurs qui leur sont chères.

Ça fait longtemps qu’ils ne rêvent plus d’une carrière longue et linéaire. Contrairement à la génération X -qui n’a d’ailleurs de sexy que le nom -, les jeunes trentenaires n’ont jamais vraiment visé la vie en or 18 carats. Ni la villa avec le fameux car poor (qui, en 2020 utilise encore ce mot, d’ailleurs ?) dans lequel on peut facilement caser deux voitures. « Et d’abord pour quoi faire, deux voitures ? », se disent ces écolos pur-jus. Si les quadras, ceux de la génération X - ont vite dû déchanter en subissant de plein fouet la crise, les chocs pétroliers et l’arrêt de la croissance, ils ont cependant bien du mal à se détacher de leurs idéaux de réussite. Il n’en va pas de même pour la suivante qui préfère tout réinventer. Les observateurs les plus pragmatiques de cette nouvelle tribu très cool souligne sa capacité à faire contre mauvaise fortune bon-cœur. Puisque les carrières toutes tracées, c’est fini, que le CDI ne veut plus rien dire et qu’on leur dépeint la retraite comme un but improbable, pourquoi s’encombreraient-ils d’un travail trop hiérarchisé, voire répétitif ou incompatible avec le respect de certaines valeurs ? Leur nouveau crédo : « fun et carpe diem ». Certes, les trentenaires dont il est question dans cet article ne constituent qu’une partie de la génération Y. Mais dans les grandes villes, là où les hubs artistiques, les cantines bios, les studios graphiques et les concepts branchés se comptent par dizaines, ils font pas mal de bruit. Prenez l’exemple de Doris, une Liégeoise qui vient tout juste de lancer son petit institut de beauté. Pendant le confinement, alors que son dernier contrat de travail dans un centre de bien-être se terminait, elle a franchi le pas. Sans forcément faire beaucoup d’investissement. « L’idée me trottait dans la tête depuis un petit temps. J’ai trouvé un mini-espace dans un centre qui compte plusieurs autres indépendants dans le secteur du bien-être. C’est mon frère, graphiste, qui a réalisé mon logo et mes flyers. Sa copine Aurélie (Atelier Numéro Seize), créatrice et couturière, m’a confectionné de jolies trousses en tissu de récup’. » Dans l’univers de Doris, tout est bio et respectueux de la nature. Mais contrairement à la génération d’avant - qui se divisait en deux camps : les carriéristes corporate et les bios archi-bobo - celle-ci ne se définit plus par son attachement aux valeurs environnementales. Non pas parce qu’ils ne les cultivent pas, mais, au contraire, parce que rares sont ceux qui ne fréquentent pas les épiceries locales et les boutiques de seconde-main. Alors que miss X a découvert, avec ravissement, les joies du « binge shopping version Zara ou H&M », un pied-de-nez aux achats raisonnés de ses parents et grands-parents aux réflexes « post seconde guerre mondiale », les trentenaires préfèrent nettement s’habiller en friperies. D’abord par conviction et puis parce que c’est tout de même beaucoup plus cool et original que le neuf.

Vous reprendrez-bien une part de dessert ?

Des jouisseurs, les trentenaires d’aujourd’hui ? Mais oui. Enfants, ils ont vu leurs parents, en pleine crise identitaire, se plonger dans des manuels de pensée positive. Alors eux, plutôt que de compulser des bouquins, ils passent à la pratique. Pas forcément en se lançant des défis complètement fous. Plutôt en imaginant des concepts qui leur permettent de « jouir tout de suite », de manger le dessert sans forcément prendre une entrée. De toutes façons, les crevettes à la sauce cocktail, ils ne savent même plus ce que c’est. Quand les X se félicitent de manger bio, les Y font leur pain, leur bière et leur confiture à la lavande. Et de préférence en famille ou entre amis. Du fun dans le travail : telle est leur devise. Et même quand ils s’amusent, pas question de faire passer un chouette boulot avant leur bien-être. Emi Garroy est graphiste. Espiègle et tranchant, son coup de crayon s’invite souvent sur Instagram. Elle y raconte sa vie d’artiste, ses coups de gueule (ou de blues) et ne rougit pas d’avouer qu’elle passe par des phases où le dessin ne fait pas vraiment partie de son quotidien. Quand elle partage ses coups de cœur pour des copains artistes, tatoueurs, créateurs de pâtisseries bio ou autres jouisseurs multi-talents, son engouement se matérialise dans la vie réelle, mais aussi par le biais du virtuel. Normal pour une génération biberonnée aux nouvelles technologies ; une génération de l’instantané qui, comble du paradoxe, est plus à l’aise que les X, lorsqu’il s’agit de débrancher. L’an dernier, Emy n’a d’ailleurs pas hésité à envoyer valser ses crayons pour s’offrir trois vraies semaines de vacances, loin de tout. Quitte à dire « non » à des clients trop impatients. Partir pour une rando sans smartphone ou manger une grande tarte aux cerises avec des amis, c’est tout de même plus enrichissant que de se mettre deux cents euros de plus dans la poche. Deux cents euros que les X auraient dépensés dans une boutique de fringue ou… chez le psy. « Il me semble que dans notre société, on doit encore souvent choisir entre le bien-être et les euros. Personnellement, je me sens inadaptée à ce fonctionnement… Pas simple de trouver un juste équilibre entre les deux, mais ce que je sais c’est qu’un travail abrutissant, alimentaire qui nous permet de payer une baraque, une bagnole, des taxes (la télé, la bouffe, un peu de vacances...), mais qui donne envie de pleurer début, milieu et fin de mois, à un moment, ça finit par nous paralyser. A force de privilégier le non-sens, ce choix de vie risque de littéralement nous péter au visage », précise-t-elle. Quand elle donne rendez-vous à des amis, Emy s’installe souvent autour d’une table vintage chez En Ville (Et les Copines), une cantine qui, à l’aube des grandes vacances, a posté un petit mot sur les réseaux sociaux. Un message qui disait, en substance, que ce break, les proprios, allaient le mettre à profit pour faire ce qui leur tenait vraiment à cœur : « manger, dormir, prendre soin de soi, lire, rêver, inventer, créer, jouer, vivre, être ensemble, avec les enfants, les amis… partager. » Un joli programme qui tranche avec les fantasmes estivaux des générations précédentes, plutôt enclines à frimer dans un boutique-hôtel d’Ibiza.

La force du collectif

L’arme secrète de la génération Y : le collectif, un moteur de création qui, de manière plus ou moins informelle, permet de mettre leurs projets sur orbite. Et vite ! Quand Doris fait appel à son frère (à la tête du studio graphique Ganz), elle n’oublie pas de préciser que Cyril Ganzer, le fameux frangin, est aussi membre de La Cabane, un collectif multidisciplinaire liégeois composé de 9 amis (un graphiste, mais aussi un musicien, un peintre, un photographe, un vidéaste…) réunis pour « s’entraider, travailler et avancer dans un même esprit créatif ». Leurs sources d’inspiration : l’art urbain ou encore le hip-hop… Dans un autre style, toujours à Liège, Dac (l’acronyme de Doris à Collorette) est un collectif de filles qui place l’humain avant tout. Quand il s’agit de plancher sur l’identité visuelle d’une nouvelle boutique ou d’un concept artistique en vue, le brainstorming prend des allures d’atelier créatif d’une journée, voire de deux. Prendre le temps. Ne rien brusquer. Et, quoi qu’il arrive, accepter de changer de disque quand un concept a fait son temps. Exemple avec le collectif Bunker, une bande de gars qui, pendant plusieurs étés, avait transformé la cour du théâtre Le Moderne en ginguette électro-arty. La déco était pensée dans un esprit de récup, histoire de ne pas gaspiller sous prétexte de faire la bringue. Ces Moderne Musik Sundays étaient l’occasion de danser dans une ambiance cool, mais sacrément branchée tout de même. Même que les enfants étaient les bienvenus. C’est qu’ils ont le sens de la famille, ces happy-trentenaires. De la famille et… de la formule qui tue. Au point, quand les recettes sont usées, de se remettre immédiatement aux fourneaux. Cet été, covid-19 oblige, les membres du collectif n’organisent pas de dimanche électro. De toutes façons, ils n’en avaient plus trop envie. A la place ? Ils ont investi un entrepôt dans lequel ils programment des live diffusés sur la plateforme Twich. Et ne croyez surtout pas que les gaillards n’entendent s’adresser qu’à la génération streaming & podcasts. Si les enfants étaient les bienvenus à leurs petits goûters électro du dimanche, les grands-parents des bambins en question peuvent tout à fait monter le son dans le salon. D’autant que le collectif, jamais à court d’idées, s’est associé à la brasserie Curtius pour créer une bière, complément évident à ces petites sauteries virtuelles : une bière à base de maté, une sorte de drink sud-américain qui entrait dans la composition de certains mocktails servis pendant les Moderne Musik Sundays. Dans les pays du sud, boire un maté en société équivaut à vivre un moment de partage. Il parait même qu’il booste la créativité et renforce les liens sociaux. Franchement, ça vous étonne encore ?

@ateliernumeroseize @dac_collectif @babelicot.institut @ganz.studio @kollectifbunker @lacabanecollectif @enville_liege @emi_garroy

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