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Le virus de la fracture numérique

9 juillet 2021
par  Boris Jancen
( Presse écrite , Demain, après le virus... )

La pandémie mondiale a révélé toute l’importance des outils numériques dans nos vies. Mais elle a surtout mis en évidence une autre réalité bien plus sombre : celle d’une fracture béante entre les personnes ayant accès aux dernières technologies et qui sont capables de les utiliser. Et les autres, laissés pour compte d’une fracture qui a changé de nature et qui recouvre désormais des réalités bien plus complexes.

Une population de plus en plus vulnérable

Les chiffres sont là : pas moins de 40% de la population belge affiche une vulnérabilité face à la numérisation progressive de notre société. Et lorsque les études se penchent sur les personnes à faible revenu et sans diplôme d’éducation supérieure, ce pourcentage grimpe même à 75% !

Heureusement, de nombreux acteurs unissent leurs forces pour lutter contre ces nouvelles inégalités, comme l’illustre le rapprochement récent entre le géant informatique Microsoft et le jeune centre de formation continue bruxellois BeCode. « Il est essentiel d’affiner en permanence ses compétences digitales si l’on ne veut pas voir l’écart se creuser davantage entre ceux qui maîtrisent les outils technologiques et ceux qui en ignorent tout », explique Liesbeth Debruyn, en charge de la pédagogie chez BeCode. Un type de plateforme de formation qui se multiplie pour « permettre aux participants de se plonger dans les carrières numériques qui les intéressent, tout en leur proposant de continuer de se mettre à jour après avoir terminé leur formation ».

Il faut dire que la numérisation exerce en parallèle une énorme pression sur le marché du travail ; au dernier trimestre 2020, plus de 115.553 postes demeuraient vacants en Belgique, dont un dixième de ces emplois dans le domaine des TIC. Mais ça, c’était la situation qui prévalait avant la pandémie.

Entre-temps, un virus est venu chambouler comme jamais auparavant les besoins en nouvelles technologies, et par ricochet le recours à des compétences informatiques encore plus pointues. « En Belgique, nous devons réviser nos compétences numériques à grande échelle. Si l’on ne le fait pas, nous verrons notre compétitivité baisser et les citoyens risquent de passer à côté de belles opportunités », prévient de son côté Erik Kerkhofs, Skilling Lead chez Microsoft Belgique.

Une époque nouvelle qui s’accompagne toutefois d’une accélération des inégalités technologiques.

Une fracture aux multiples visages

Il y a quelques années encore, on pensait les inégalités « informatiques » liées essentiellement à l’accès matériel. Mais au fur et à mesure que celles-ci se sont réduites, les observateurs se sont rendu compte que la fracture avait changé de nature.

En réalité, de nombreux spécialistes mettent en avant une fracture numérique recouvrant des réalités complexes et variées.

Autrement dit, celle-ci ne se définit plus en termes d’accès aux outils informatiques, comme c’était encore le cas il y a une dizaine d’années, mais plutôt en termes d’usage. De nombreuses études ont ainsi révélé que ce sont les personnes ayant des niveaux d’éducation, de background et un niveau socio-culturel les plus élevés qui développent les meilleurs usages des outils numériques. Il en va de même pour les plus jeunes.

L’impuissance des actions mises en place pour lutter contre la fracture numérique cache ainsi une fracture socio-culturelle. Tandis que des analyses plus poussées mettent en lumière une réalité constituée en plusieurs « couches ».

Après une première fracture née des inégalités d’accès aux technologies numériques (une personne sur dix reste sujette à une fracture d’accès en l’absence de connexion à domicile) touchant surtout les ménages à faibles revenus et les personnes isolées, la fracture a changé de forme et touche désormais davantage les compétences que l’obstacle financier.

Mais bien que les inégalités d’accès soient en nette diminution, elles demeurent bien présentes et corrélées à des facteurs de nature sociologique (niveau d’éducation) et économique (revenu des ménages), ainsi qu’à des variables liées à l’âge et au sexe.

« Peu de femmes font le grand saut dans le monde de l’informatique », atteste-t-on chez BeCode. En précisant que 82% des spécialistes des TIC sont des hommes.

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© BeCode

C’est donc pour encourager la gent féminine à se lancer dans le monde informatique, que l’association BeCode a fondé le « Hackeuses Club », un parcours d’exploration de six semaines exclusivement accessibles aux femmes.

Une initiative dorénavant soutenue par le géant Microsoft dans le cadre de sa « Global Skilling Initiative ». L’aide consiste en une mise à disposition de contenu pédagogique pour le projet pilote de BeCode qui permet aujourd’hui à quelque 23 femmes de se familiariser avec les outils en ligne essentiels aux emplois liés au numérique (marketing numérique, UX/UI design, bases du codage, etc).

Un glissement des inégalités sans fin

Le glissement des inégalités d’accès (qui n’ont certes pas disparu pour autant) vers des inégalités d’usages est, pour le moins, tout aussi préoccupant, dans la mesure où les compétences numériques permettent notamment l’accès aux droits sociaux et le recours aux services et aux informations en ligne, etc.

Ces nouvelles inégalités liées aux compétences numériques reposent sur le fait qu’un tiers de la population belge ne possède qu’un faible niveau de compétences, auxquelles il faut encore ajouter les 8 % de non-utilisateurs. Au final, ce n’est pas moins de 40 % de la population belge qui est en situation de vulnérabilité́ face à la numérisation croissante de la société.

Une proportion qui monte à 54 % chez les demandeurs d’emploi, et même à 75 % chez les personnes avec des revenus faibles et un niveau de diplôme peu élevé́.

Dans les ménages les plus précaires (moins de 1200 euros de revenus par mois), les experts observent ce risque d’exclusion numérique dans un cas sur trois. Des catégories auxquelles il faut également ajouter les publics analphabètes, car le numérique implique beaucoup l’utilisation de l’écrit et de la lecture.

Ces chiffres interpellant, issus du « Baromètre de l’Inclusion Numérique » publié par la Fondation Roi Baudouin, frappent les esprits à l’heure de la crise sanitaire où une bonne part de notre vie sociale, scolaire, professionnelle ou citoyenne a migré en ligne.

En amont de ces constats, un autre enjeu, tout aussi crucial, concerne l’acquisition des compétences fondamentales comme la lecture et l’écriture (la culture du numérique est basée sur l’écrit), la capacité́ à développer une logique propre au numérique, une capacité́ d’abstraction, un rapport à l’image, ou encore et surtout la capacité́ « d’apprendre à apprendre ».

Des publics défavorisés en voie de marginalisation

Enfin, une dernière fracture numérique est apparue plus récemment et incorpore, quant à elle, les inégalités liées à l’utilisation des services essentiels. A ce titre, 90 % des 16-74 ans en Belgique font une utilisation régulière d’Internet, voire quotidienne, pour accéder aux services e-banking, à l’administration publique en ligne, ou au shopping en ligne.

Et une fois de plus, les niveaux des diplômes et des revenus ont une influence sur l’utilisation de ces services : « les publics défavorisés sont moins enclins à développer des usages visant l’amélioration de leur participation sociale ».

Cette dématérialisation des relations avec les citoyens conduit dès lors à un contexte social de dépendance au numérique où les individus sont invités à s’équiper des dernières technologies et supposés les maitriser.

D’autres inégalités apparaissent au fur et à mesure que nos sociétés se transforment sous les soubresauts des nouvelles technologies. Comme ces réalités vécues par de nombreuses organisations confrontées à une immense majorité de nouveaux chercheurs d’emploi qui ne parlent ni le français ni le néerlandais.

Autant d’entraves qui compliquent la tâche de nombreux chercheurs d’emploi et qui apparaissent comme autant d’expressions des inégalités sociales sur le terrain.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, le « tout au numérique » nuit à l’inclusion en ce que ce nouveau phénomène crée des inégalités dans l’accès aux services publics « essentiels ». Le fait d’être non-utilisateur devient ainsi un facteur discriminant sur de nombreux plans.

Bref, la fracture numérique n’est pas près de disparaître dans un future proche. Au contraire, tout tend à démontrer qu’elle continuera à croître au rythme de la transformation digitale de nos sociétés. C’est pourquoi, la nouvelle lutte pour leur réduction doit désormais s’ajouter au « vieux » combat universel pour la justice et l’équité́ sociale et économique.

Le changement de mentalité au cœur d’une transition numérique réussie

La clé de l’évolution de nos économies se situe donc au niveau du changement des mentalités. « Un changement qui tourne autour de la capacité à s’adapter et à collaborer dans un monde toujours plus numérique, mais également autour d’aptitudes à se montrer créatif, à s’approprier de nouveaux outils, mais aussi apprendre à apprendre ».

Le monde numérique de demain est un monde dans lequel les individus sont invités à se débrouiller en poussant les gens à prendre des initiatives sans craindre de faire des erreurs. À l’instar des entrepreneurs américains qui ne craignent pas de « foirer » leur start-up, le monde de demain conduira les individus à adopter des attitudes de responsabilités et de prises d’initiatives.

Il est donc plus qu’essentiel d’investir en permanence dans l’apprentissage des compétences digitales si l’on ne veut pas voir l’écart se creuser davantage. Et éviter d’affecter par la même occasion notre compétitivité économique.

L’apprentissage du numérique implique de la part des entreprises, des autorités et du monde de l’éducation d’importants investissements en matière d’enseignement et de formations aux métiers d’avenir.

Car les métiers se transforment rapidement. Et l’impératif de formation prend une dimension nouvelle qui impose de former plus, plus vite, plus de monde. Avec une efficacité améliorée et des outils toujours plus complexes et performants.

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