Le virus de la débrouille
La traversée des confinements en mode arty
Les créateurs et artistes ont vécu la crise sanitaire de façon inédite, avec un ressenti personnel, tout en continuant leurs activités. Voici trois témoignages qui nous éclairent sur leurs expériences.
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- Cécilia Shishan, dans son atelier avec une œuvre, 2021.
- © DR
Cécilia Shishan, peintre résidant près de Bruxelles, scrute le monde de l’enfance, une période de latence où tout n’est pas rose, malgré une production d’œuvres où les tons joyeux et acidulés dominent. Avec son regard en demi-teintes et plein d’interrogations, elle reconnaît avoir produit des œuvres différentes, entre le premier et le second confinement, conséquence de ses états d’âme contrastés.
Propos recueillis par Agnès Zamboni
Quelles ont été vos réactions lors des deux confinements ?
Cécilia Shishan : « A l’annonce du second confinement, j’étais en pleine expo dans la galerie d’Arielle d’Hauterives, située dans les murs de Tour & Taxis. Du coup, les visiteurs ont été moins nombreux, les rendez-vous se sont espacés… car il fallait s’inscrire pour découvrir mes tableaux. Cette sensation de stand by, avec de nombreux jours de fermeture, a duré 4 mois. Le temps s’est écoulé différemment. Mais j’ai mis un point d’honneur à être présente lorsque la galerie était ouverte… Puis Affordable Art Fair a été post posée… Alors, avec Arielle, nous avons eu l’idée de réaliser des vidéos et de les poster sur le site de la galerie et mon site. Nous avons produit une vidéo par semaine, une dizaine de vidéos en tout. Nous n’étions pas habitué à communiquer de cette façon. Mais il était devenu important de concentrer mon énergie sur les réseaux sociaux, instagram et facebook, pour montrer que nous existions toujours. Par contre, pendant le premier confinement, je suis restée dans mon petit atelier. J’ai été très productive et j’ai réalisé beaucoup de petits formats. Les obligations, les loisirs et les distractions étant repoussés à des dates ultérieures non déterminées, je me suis immergée dans ma peinture. Les longues séances de travail ont été seulement ponctuées par des balades dans le parc du Château de la Hulpe, quand cela était possible… Globalement, il n’y a pas eu de remise en question diamétralement opposée, dans mon travail, mais une production dans la continuité. J’ai ressenti le second confinement de façon moins forte. L’ambiance était moins lourde, moins stressante que lors du choc en mars 2020. »
Quelles conséquentes sur vos activités et ventes ?
Cécilia Shishan : « Au moment du premier confinement, j’ai produit des œuvres avec beaucoup de rouge, des teintes sanguinolentes, témoins de l’ambiance anxiogène. J’ai exposé cette série à la galerie Arielle d’Hauterives. Je n’ai vendu que 2 tableaux. On peut dire que les ventes se sont effondrées… Le peu de visibilité n’a pas joué en ma faveur mais aussi peut-être le style de ma production, plus grave. Ensuite, j’ai repris un travail plus léger. Ma seconde exposition qui a eu lieu à la Galerie Nardone au printemps 2021, relayée par la presse, a eu beaucoup de succès. Le public est venu nombreux et a été très enthousiaste. J’ai vendu 30 % des tableaux présentés qui composaient une rétrospective de mon travail, avec de nouvelles toiles. Je pense que les gens ont besoin de regarder des images optimistes. »
Quel bilan aujourd’hui ?
Cécilia Shishan : « Dans cette période où l’avenir semblait si incertain, je me suis sentie un peu oubliée. Je me suis accrochée à mon art et cela m’a rassuré de pouvoir m’y plonger, sans être dérangée. J’ai beaucoup travaillé et pratiqué la peinture, comme jamais, avec rage, ce qui est très positif. C’est peut-être un paradoxe mais, dans ce contexte, la création m’a rendu confiante. Je reconnais que j’ai de la chance d’être une artiste, libre, de ne pas dépendre d’un système culturel ou commercial comme pour d’autres métiers. »
Cécilia Shishan exposera à Affordable Art Fair, du 22 au 25 septembre 2021, à Tour & Taxis (Bruxelles).
Contacts : www.galerienardone.be www.affordableartfair.com
www.ceciliashishan.be
www.arielledhauterives.be
Mail : cecilia.shishan@gmail.com
Instagram : ceciliashishan
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- 2021, œuvre de Cécilia Shishan
- © DR
Pierre Coddens, créateur dans le domaine du mobilier et des objets pour la maison, est un partisan du slow design. Sans nostalgie ni passéisme, il offre une nouvelle fraîcheur aux savoir-faire anciens en les adaptant à des matériaux d’aujourd’hui. Cette période particulière lui a permis de développer des projets à long terme et de se repositionner sur une clientèle qui correspond réellement à ses attentes.
Propos recueillis par Agnès Zamboni
Quelles ont été vos réactions lors des deux confinements ?
Pierre Coddens : « A l’annonce du premier confinement, je venais de me séparer de la galerie qui me représentait. Résidant et travaillant à Hennuyères, un petit village près de Braine-le-Comte, je me suis retrouvé tout seul en pleine campagne, sans plus aucune visibilité. J’ai ressenti l’urgence de bouger. J’ai contacté Lionel Jadot, un designer et ami qui a créé les ateliers Zaventem, une pépinière d’artistes, artisans et créateurs regroupés sur le site d’une ancienne imprimerie. Et j’ai intégré ce lieu, entouré d’autres designers… ce qui m’a permis, dans un premier temps, de ne pas rester isolé. Le premier confinement s’est révélé être une période très compliquée pour moi. En tant qu’indépendant, je n’ai été éligible à aucune aide. Comme d’autres « makers », j’ai connu des difficultés pour m’approvisionner en matériaux, métaux, papier abrasifs… Heureusement avec les autres entrepreneurs de Zaventem, un réseau de solidarité s’est construit, une entraide s’est développée pour trouver des moyens, produire et sortir nos nouveaux projets. Et pendant le premier confinement, j’ai développé une série de tabourets, une petite collection baptisée « Mobilier bruxellois ». Puis ensuite, j’ai développé la création de matériaux avec des nouveaux coatings pour des plateaux de table. Côté clientèle, j’ai pu constaté que les gens étaient moins pressés, plus décontractés. Au début, j’ai ressenti une nette progression de mes ventes et un vif intérêt pour les objets concernant l’art de vivre. Les budgets consacrés aux loisirs ont changé de destination et l’économie locale a été favorisée avec un transfert de la consommation vers les créateurs belges. Finalement les conséquences ont été très positives ! »
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- Pierre Coddens a choisi de réaliser des pièces uniques qui ont une âme
- © DR
Quelles conséquentes sur vos activités et ventes ?
Pierre Coddens : « Côté clientèle, j’ai pu constaté que les gens étaient moins pressés, plus décontractés. Je vends essentiellement à des particuliers. Au début, j’ai ressenti une nette progression de mes ventes et un vif intérêt pour les objets concernant l’art de vivre. Les budgets consacrés aux loisirs ont changé de destination et l’économie locale a été favorisée avec un transfert de la consommation vers les créateurs belges. »
Quel bilan aujourd’hui ?
Pierre Coddens : « En tant que designer, j’ai l’habitude de trouver des solutions lorsque les situations sont compliquées. Ce métier peut s’avérer précaire. Il y a souvent des hauts et des bas. Je suis armé contrairement à un salarié. Dans cette crise sanitaire, j’ai joué avec ma capacité d’adaptation. Je pense avoir été moins impacté que les designers qui travaillent dans le secteur de la culture, pour le théâtre par exemple, et dans le cadre de scénographies. A Zaventem, nous avons décidé de participer au salon de Milan qui aura lieu début septembre, en formant un groupe de 11 créateurs. Nous avons loué deux espaces pour présenter nos créations et notre savoir-faire pendant le off de ce salon annuel qui n’a malheureusement pas pu être organisé en 2020. Et j’espère que la prise de conscience pour relocaliser les productions en Belgique et en Europe va durer et que les interrogations sur la planète vont pousser les acteurs de l’économie à retrouver une certaine éthique. »
(instagram, @pierrecoddens)
Dans ce temps suspendu, Isabelle Thiltgès, sculptrice, n’a pas trouvé aussi aisément qu’à son habitude, l’inspiration qui, toujours, initie chacune de ses créations. Et pourtant, son univers solaire a continué d’inviter à la rêverie, de s’adresser aux hommes au détour de dialogues renouvelés avec ses collectionneurs fidèles, mais aussi grâce à des rencontres avec un nouveau public, plus que jamais en quête d’évasion dans un contexte si anxiogène.
En cette période d’isolement forcé par la situation, ce fut une occasion pour l’artiste de prendre le temps de se mettre face à son travail dans l’intimité réconfortante de son atelier. L’art sauvera-t-il le monde ? Si Isabelle ne lui confère pas une telle ambition, le sien montre le chemin.
Propos recueillis par Agnès Zamboni
Quelles ont été vos réactions lors des deux confinements ?
Isabelle Thiltgès : « Avec mon fils médecin, j’ai pris très sérieusement conscience de la gravité du problème et j’ai suivi scrupuleusement ses consignes. On ne peut pas dire que j’ai mal vécu le premier confinement. En fait, j’ai plutôt eu l’impression engourdissante d’être mise sous cloche, un peu comme privée de respiration. Côté professionnel, je me suis donc mise dans une bulle. J’ai façonné beaucoup de formes avec la terre. Elles ne me plaisaient pas : je les ai tout simplement détruites. Celles qui restent aujourd’hui ne sont toujours pas parties à la fonderie. Pour créer, j’avais besoin de rêver et de me projeter, ce qui m’était impossible pendant cette période. Mon imaginaire était à l’arrêt, ou plus exactement « plombé » par la situation. Mes enfants m’ont beaucoup manqué. Lors du second confinement, j’ai pu circuler. Je me rendais régulièrement à la fonderie à Paris avec laquelle je collabore depuis plus de 30 ans. Elle est pour moi comme une seconde famille. Et je me suis rendue compte combien j’étais privilégiée de pouvoir continuer à travailler, tout en respectant les mesures sanitaires. »
Quelles conséquences sur vos activités et ventes ?
Isabelle Thiltgès : « Pendant le premier confinement, j’ai communiqué sur les réseaux sociaux, Instagram plus particulièrement, que j’aime pour sa spontanéité et son instantanéité. Les publications, les vidéos ou encore les stories ont - et j’en suis heureuse - vraiment bien fonctionné. Elles m’ont permis de garder un contact quotidien presque salvateur à un moment où nous étions privés de la présence physique des autres. À côté des réseaux, les galeristes avec qui je travaille depuis de nombreuses années, en Belgique comme à l’étranger, sont eux aussi restés très actifs et impliqués. Ils ont beaucoup communiqué et ont pu recevoir sur rendez-vous. D’ailleurs, certains ont été surpris de voir arriver de jeunes clients visiblement émus par la part d’évasion et de tendresse que je transmets à travers mes œuvres. Ces retours m’ont bien évidemment touché, tout autant que les nombreux messages très positifs que j’ai pu recevoir de la part de collectionneurs, revenus vers moi durant cette période, ainsi que ceux de nouveaux amateurs qui m’ont dit avoir été très sensibles aux formes aériennes, légères et sereines de mes sculptures. Malgré la crise, les projets d’exposition ont également continué à s’organiser et de nouvelles collaborations m’ont été proposées. Je ne me suis donc jamais vraiment arrêtée. »
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- Isabelle Thiltgès conjugue sobriété et éclectisme.
- © Vincent Blocquaux
Quel bilan aujourd’hui ?
Isabelle Thiltgès : « À dire vrai je ne suis pas certaine que nous sommes déjà à l’heure du bilan car la crise sanitaire qui s’est abattue sur nous est loin d’être terminée. À ce jour, je pense juste que tous les moments difficiles que nous avons traversés ont été riches d’enseignements dont il faut savoir tirer parti pour avancer. J’ai eu, j’en suis consciente et reconnaissante, la chance d’avoir été plus épargnée que d’autres personnes que je connais, elles, touchées de plein fouet par des drames personnels ou professionnels. Comme tout le monde, j’ai pourtant été atteinte et il a fallu se relever. Mais comme dit l’expression consacrée : ce qui ne tue pas rend plus fort. Et les expériences que j’ai vécues le confirment. Cette période m’a permis de faire le point, de revenir sur mes essentiels. Dans ce contexte si étrange et tristement inédit, les relations que l’on a avec les autres sont aussi mises à l’épreuve : certaines s’approfondissent, d’autres s’étiolent. Les gens qui comptent et sur qui l’on peut compter sont toujours là, envers et contre tout. Les liens qui m’unissent à eux se sont resserrés. J’ai également fait de belles rencontres, précieuses en ces temps de distanciation sociale. Pour revenir à votre question, si je dois vraiment faire un premier bilan de la période difficile que nous venons de traverser, je dirais que le plus important pour moi est d’avoir eu la chance de pouvoir conserver mes bases essentielles : mes amis, mon travail et ma famille : un socle solide comme un roc qui n’a pas été ébranlé. Disons que j’ai essayé, comme tout le monde je crois, de faire au mieux, de continuer à vivre en saisissant les moindres petits bonheurs, en profitant des bons moments lorsqu’ils se présentaient ; ceux-ci ont initié les nouvelles sculptures que j’ai réalisées avec l’inspiration retrouvée « après la première tempête », lorsque j’ai accepté que nous devrions apprendre à vivre avec cette crise. Une adaptation nécessaire pour tout le monde et essentielle pour nous artistes certes, mais avant tout passeurs d’émotion et de rêve, les premières choses à offrir à celles et ceux qui apprécient notre travail. Il ne s’agit ni d’une mission, ni d’un devoir, mais juste une conviction qui me porte depuis que j’ai commencé à sculpter. La vie continue et nous devons continuer d’avancer avec elle parce qu’elle a - j’en suis certaine - encore de belles choses à nous offrir. »
Isabelle Thiltgès expose ses sculptures monumentales du 27 août au 2 novembre 2021 à Port-Fréjus, en France (www.isabellethiltges.com).
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- Alba, bronze ou résine et poudre de bronze, 2020, création Isabelle Thiltgès.
- © Isabelle Thiltgès