La vidéoconférence, véritable casse-tête légal pour la justice
Le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne travaille à une « loi Covid » qui, promet son cabinet, doit sortir « dans les tous prochains jours » et qui visera, entre autres, le fonctionnement de la justice durant la 2ème vague. Prônera-t-il, comme son prédécesseur, l’utilisation du système Webex ? Celui-ci semble poser problème tant auprès de certains utilisateurs que sur le plan légal, car la donne a changé cet été.
Dans le cadre des pouvoirs spéciaux lors du premier confinement, l’usage de la vidéoconférence a été rendu possible pour toutes les affaires fixées devant les cours et tribunaux à l’exception des causes pénales : le juge pouvait tenir l’audience par vidéoconférence, et il pouvait « demander que les parties donnent des explications orales, éventuellement par vidéoconférence », stipulait l’arrêté royal. C’est notamment à cette fin que le SPF Justice a acquis au printemps dernier 8.000 licences WebEx, permettant l’organisation d’audiences en ligne. « Ce système a déjà été testé avec succès dans quelques tribunaux, se félicitait, fin mars, la présidente du Collège des cours et tribunaux. Il offre, en ces temps de confinement, des possibilités intéressantes pour poursuivre, autant que possible, malgré les contacts physiques limités, les activités de juridiction et conserver malgré tout un contact direct. »
-
- Avec la justice "numérique",
l’avocat se retrouvera-t-il
à plaider devant un écran ? - © Laurence Wauters
Cet outil a fait l’objet de longs débats, il y a quelques jours à l’occasion d’un colloque organisé par Avocats.be sur le thème du respect des droits humains en temps de pandémie. De sérieuses réserves y ont été formulées par Me Englebert, professeur à l’ULB et auteur de doctrine en droit de la procédure : « La vidéoconférence est une technique qui n’a, en droit interne, aucun cadre légal dans le domaine de la procédure civile : il ne s’agit pas d’un moyen reconnu de communication entre le tribunal et les parties ou leurs conseils », épingle l’avocat. Pour pouvoir faire référence à la vidéoconférence dans un texte normatif, relève Me Englebert, « il appartenait au législateur de procéder à la création normative proprement dite de cette technologie afin de lui conférer une existence en droit positif » -et cela, le conseil d’État l’avait déjà fait remarquer en 2016 sur un projet d’arrêté royal portant création de la communication électronique. Autre bémol soulevé par ce spécialiste : Koen Geens s’était félicité, pendant la première vague, de la « conversation » par WebEx entre un détenu resté à la prison de Malines et la chambre du conseil. Elle serait illégale, puisque la cour constitutionnelle a annulé, en juin 2018, la loi du 2016 relative à l’utilisation de la vidéoconférence pour la comparution d’inculpés en détention préventive. Dans son arrêt, citant notamment la jurisprudence de la CEDH, la cour constitutionnelle rappelait que « le droit de communiquer avec son avocat hors de portée d’ouïe d’un tiers constitue une exigence élémentaire du procès équitable ».
Cet été, le législateur belge s’est repenché sur la vidéoconférence en matière de justice. Mais entre la proposition de loi formulée à la fin mai (qui lui donnait une très large place) et celle adoptée le 16 juillet après moult débats, il y a eu de gigantesques coupures : seules les audiences par vidéoconférence concernant l’aide financière aux victimes d’actes intentionnels de violence ont finalement reçu un cadre légal.
Un autre problème est survenu via Maximilian Schrems, activiste autrichien qui a obtenu auprès de la Cour de Justice européenne, cet été, la fin du « Privacy shield », un « bouclier de protection » des données entre l’Europe et les États-Unis, négocié en 2015 et qui permettait le transfert entre ces deux puissances de données d’utilisateurs sous certaines conditions -notamment la conformité au règlement général de protection des données (RGPD). Depuis cet été, on ne peut donc plus confier les datas européens aux States comme autrefois.
Or, la société livrant le service de vidéoconférence Webex est Cisco, société de droit américain. « Quand les données sont hébergées aux USA, ou à Londres quand elle sera sortie de l’Union européenne, cela pose actuellement un véritable problème, d’autant qu’ici nous sommes face à un type de données qualifiées de « sensibles », qui doivent être d’autant plus protégées », explique Me Henrotte, spécialiste de la protection des données et directeur de la revue du Droit des Technologies et de l’Information. Pendant que l’Europe tente de trouver une solution à cet immense casse-tête, qui vise aussi les datas des réseaux sociaux américains utilisés chez nous, on voit mal comment l’État belge pourrait prendre un risque avec les données de la justice du pays.
Par ailleurs, explique l’avocat, sur le plan pratique, le logiciel Webex serait particulièrement gourmand en termes d’accès internet et de puissance du PC, et donc pas accessible partout. Et si le logiciel permet de rassembler virtuellement 250 personnes, on ne peut actuellement pas voir plus de six personnes en même temps alors que la CEDH impose qu’on puisse voir toutes les parties au procès. « Je suis la position de mon Ordre, ajoute Me Henrotte. Il s’agit d’accepter la vidéoconférence pour des audiences sans aucune plus-value, comme une remise ou une audience de calendrier « banale », mais de s’y opposer pour le reste, car elle va à l’encontre du principe de l’égalité des armes ». Et d’illustrer son propos en imaginant un détenu « comparaitre virtuellement », dans son sweat bordeaux du SPF justice, sous le néon de sa prison, loin de son avocat et sans mesurer en rien le b.a.-ba de la communication numérique.