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La double peine d’une travailleuse de première ligne

21 octobre 2020
par  Bryan Carter
( Presse écrite , Le virus des héros comme des gens ordinaires )

Six mois après avoir vaincu les symptômes du Covid-19, Sophie a encore du mal à contenir son amertume envers l’hôpital où elle travaille, suite à la façon dont elle estime avoir été traitée lors de la première vague de l’épidémie.

« C’était un manque de considération et de reconnaissance » lâche cette infirmière, employée au sein d’un des établissements du groupe Chirec.

Comme plusieurs de ses collègues, Sophie s’est retrouvée en chômage temporaire au mois d’avril, mais pour un motif qui n’est pas d’ordre financier ou de force majeur, comme cela a souvent été le cas pour le personnel administratif.

Sa mise à l’écart résulte en réalité d’une contamination au coronavirus. Un fait inhabituel, qui s’expliquerait par l’interprétation managériale du certificat médical de Sophie, sur lequel il est indiqué que l’infirmière subit une incapacité de travail pour cause de « quarantaine obligatoire sur suspicion de contamination au virus Covid-19 ».

Trois autres certificats similaires suivront. À l’époque, les tests Covid sont rares et les consultations avec un médecin ne peuvent se dérouler que par téléphone. Impossible donc de garantir la présence de la maladie, dédouanant par conséquent l’employeur de l’obligation de verser le salaire garanti comme dans le cas d’un diagnostic classique.

« Mon employeur ne se met pas hors-la-loi, mais j’aurais imaginé qu’en période exceptionnelle la direction prenne des mesures exceptionnelles » déplore Sophie, avant d’ajouter : « Ça aurait été une marque de soutien. »

Pour le personnel médical, la pandémie qui terrasse le monde entier a non seulement illustré les manquements du système hospitalier, mais a aussi démontré le peu de reconnaissance envers ces travailleurs de première ligne qui, comme Sophie, se sont battus inlassablement pour endiguer une catastrophe sanitaire dont on ne voit toujours pas le dénouement.

Dès les premières arrivées de patients Covid au premier trimestre 2020, l’infirmière et ses collègues se réunissent pour élaborer un plan d’accueil et de suivi adéquat, alors que les heures supplémentaires s’accumulent et que le matériel de protection manque cruellement. Il aurait notamment été demandé au personnel soignant de garder le même masque toute la journée, alors que son efficacité ne dure que quatre heures.

« C’était le cafouillage complet ! On pataugeait dans le yaourt. Il a donc fallu improviser… » raconte Sophie.

Peu à peu, la peur gagne du terrain. Les absences au sein des équipes soignantes augmentent. Et la direction hospitalière peine à apporter une réponse qui soit à la hauteur du défi.

« On n’était pas prêt du tout » dit l’infirmière d’une soixantaine d’années, tout en évitant de trop blâmer son employeur, surpris comme tous par l’avancée fulgurante d’une crise sanitaire inégalée depuis un siècle.

Affectée à une des unités Covid de son hôpital, où séjourne une vingtaine de patients, Sophie soigne, aide, réconforte et s’organise comme elle peut, avant de tomber malade après une semaine dans ce nouveau rôle. Un test PCR confirmera plus tard ce qu’elle redoutait : elle est positive au Covid-19.

Commence alors une longue convalescence pour vaincre un virus qui l’« assomme de température », lui fait perdre le goût et l’odorat, et la cloue au lit pendant des jours. Mais le véritable choc viendra après deux semaines, quand Sophie découvre une pile de documents dans sa boite aux lettres lui enjoignant d’entamer elle-même les démarches pour obtenir des indemnités de chômage. Une première pour cette professionnelle aguerrie, qui cumule plus de 35 années ininterrompues d’expérience de terrain. D’autant que les documents ne sont accompagnés d’aucun message de soutien de la part de la direction, et que les démarches administratives accentuent sa détresse physique et émotionnelle liée au Covid-19.

« Je ne méritais pas un tel traitement » dit Sophie, qui estime que sa mise en chômage de quatre semaines lui a causé un préjudice financier de plus de 700 euros. Un montant loin d’être dérisoire quand la perspective de la pension est proche.

Selon Evelyne Majerat, secrétaire permanente CNE pour le secteur hospitalier, le cas de Sophie est loin d’être isolé. D’autres soignants du Chirec auraient été placés en chômage temporaire suite à leur contamination par le virus, avant que le syndicat n’intervienne auprès de la direction pour stopper cette pratique.

De son côté, le groupe hospitalier n’a pas répondu favorablement à nos demandes d’interviews, se retranchant derrière un email laconique qui indique simplement que « le personnel soignant n’a pas été mis en chômage temporaire à cause d’infections Covid lors de la première vague ».

La direction du Chirec précise ensuite que « tout membre du personnel qui nous remet un certificat justifiant d’une absence pour maladie (ndlr : en gras dans l’email) est considéré comme tel, qu’il soit soignant ou pas. Sauf erreur humaine, toujours possible, il ne peuvent bien évidemment pas être mis en chômage temporaire. »

L’insistance sur « absence pour maladie » semble confirmer l’origine du litige, à savoir le certificat médical de Sophie, qui ne pouvait pas certifier la présence du virus.

Selon Majerat, le groupe aux neuf établissements hospitaliers a sciemment choisi une interprétation le dédouanant de responsabilités financières, et ce afin de reporter sur la collectivité les coûts d’indemnisation de son personnel malade.

Le Chirec, dont la situation économique était déjà tendue suite aux investissements consentis pour la construction de l’hôpital Delta, a subi de plein fouet les effets de la crise sanitaire. Rien que lors de la première vague, l’arrêt des activités hospitalières non-urgentes a plombé de 40 millions d’euros le chiffre d’affaires du groupe.

Mais, pour Sophie, cela ne justifie en rien le manque de solidarité et d’empathie dont elle estime avoir été victime.

« Je suis toujours emballée par le métier, mais il y a aussi un vrai ras-le-bol. On se crève au boulot. Et notre employeur, qui prétend défendre des valeurs humanistes, n’a en réalité rien de social. Il n’y a que le fric qui compte… » dit-elle, désabusée.

L’infirmière caresse cependant l’espoir que l’après-pandémie permettra de revaloriser un secteur qui, au cours de l’année écoulée, a plus que jamais démontré à quel point il est essentiel.

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