La Covid-19 va-t-elle changer la mode ?
Déjà critiquée pour ses excès, l’industrie de la mode se cherche un nouveau modèle. La crise inédite liée à la Covid-19 pourrait bien accélérer la tendance.
Septembre 2019. Who’s Next, le grand salon du prêt-à-porter qui se tient deux fois par an à Paris, fait salle comble. Trois immenses halls accueillent des acheteurs du monde entier au parc des expositions de la Porte de Versailles. Personne ne peut passer à côté d’ « Impact », la section du salon dédiée à la mode durable et responsable. Bien conscients depuis quelques années des dommages environnementaux et sociaux de leur activité, certains acteurs de la mode ont décidé de prendre le problème à bras-le-corps. Sous la bannière du salon Impact, les professionnels du secteur discutent d’une mode plus respectueuse de l’environnement et des travailleurs, de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de la transparence dans les chaines de production. De quoi rendre la mode plus propre et plus humaine.
Octobre 2020 : le salon Who’s Next a été déplacé au Jardin des Tuileries, à l’occasion de la semaine parisienne de la mode. Il tient dans un mouchoir de poche dans des préfabriqués construits pour l’occasion. Une toute petite partie des exposants habituels sont présents. Les acheteurs étrangers, en particulier les Chinois, sont aux abonnés absents. En cause ? L’épidémie de Covid-19 qui chamboule les déplacements et les rassemblements. La fameuse Fashion Week parisienne a mué en ligne : sur une soixantaine de créateurs qui défilent habituellement, 45 griffes ont choisi de présenter leur prochaine collection en version digitale sur les réseaux sociaux. « Toutes ont proposé leur interprétation du monde post Covid-19, qui semble avoir une volonté commune : revenir à l’essentiel et à une mode plus conforme à la réalité », analyse le magasine Elle.
L’industrie de la mode, l’une des plus polluantes après la pétrochimie et l’agriculture, a amorcé une remise en question depuis quelques années. Rythme effréné des collections, exploitation d’une main d’œuvre sous-payée dans les pays émergents, production à outrance, effets néfastes sur l’environnement : les maux sont connus. Conscientisée, une partie des consommateurs, en particulier les jeunes générations, font pression pour changer ce modèle. La grave crise sanitaire et économique engendrée par l’épidémie de Covid-19 agit-elle comme un accélérateur de tendance vers une mode plus vertueuse ? On peut le penser.
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- Le salon Who’s next
- © Stéphanie Fontenoy
Plusieurs grands noms du luxe, comme les marques Giorgio Armani, Dior Gucci et Yves Saint-Laurent, ont annoncé qu’ils renonçaient au calendrier saisonnier qui impose des sorties de collections plusieurs fois par an (printemps-été, automne-hiver, Femme, Homme, Resort…). Ils prônent un calendrier plus libre, uniquement dicté par la création. Ainsi l’expliquait Alessandro Michele, directeur de création de la maison italienne Gucci, sur son compte Instagram, le 25 mai dernier. « Ces jours de confinement, dans ce temps suspendu (...), j’essaie de me demander quel est le sens de mes actions. Nos actions irréfléchies ont brûlé la maison dans laquelle nous vivons et à ma petite échelle, je sens l’urgence de changer beaucoup de choses dans la manière dont je travaille ». Le créateur italien explique qu’il va ainsi abandonner le « rituel de la saisonnalité » et ne proposer une rencontre avec le public que « deux fois par an afin de partager les chapitres d’une nouvelle histoire ». « Des chapitres irréguliers, joyeux et complètement libres, qui seront écrits dans un mélange de règles et de genres, et se nourriront de nouveaux endroits, codes linguistiques et plateformes de communication », ajoute-t-il. Déplorant « la tyrannie de la vitesse », le styliste italien souligne son besoin d’un temps différent, « libéré des deadlines qui risquent d’humilier la créativité », et de la course à la performance qui « aujourd’hui n’a pas de raison d’être ».
Le styliste belge Dries Van Noten s’inscrit dans la même démarche. Le 12 mai dernier, il publiait, avec la créatrice française Marine Serre, une lettre ouverte à la profession, signée par 600 acteurs du secteur en huit jours. Les objectifs de la lettre sont clairs : rationaliser le calendrier de la mode, stopper les soldes incessantes en adaptant la commercialisation des collections aux saisons, rendre la fabrication des vêtements plus respectueuse de l’environnement, produire moins, réduire les chutes de tissus ainsi que les voyages inutiles, repenser les défilés de mode... Le souhait de Dries Van Noten ? Que la mode évolue à la manière de la gastronomie où « on a vu émerger une vague de restaurants de très bonne qualité avec une carte plus courte, des produits de saison, moins d’ostentation dans le décor".
Des scandales comme l’effondrement d’une usine textile au Bangladesh en 2013, qui a fait plus de 1000 morts et 2500 blessés, la crise économique qui a éclaté en 2008 et aujourd’hui les conséquences de la pandémie de Covid-19 poussent les acteurs du secteur, petits et grands, à repenser leur stratégie. En juillet dernier, l’Institut français de la Mode (IFM) et Kea Partners ont publié une étude d’ampleur inégalée (plus de 300 entreprises analysées) intitulée « Nouveaux Modèles Economiques de la Mode ». Cette enquête approfondie présente les voies et moyens de réinvention de la filière mode frappée de plein fouet par les conséquences de l’épidémie de Covid-19. Ses conclusions : « Aucun acteur ne sera épargné par ces conséquences profondes, quel que soit son modèle économique (chaîne, marque) ou son positionnement prix. Au-delà des chutes vertigineuses de chiffre d’affaires observées, il semble évident que de nouveaux paradigmes, tant du côté des consommateurs que du côté des marques, émergent. Certains amplifieront des comportements déjà émergents, d’autres constitueront des ruptures dans les pratiques observées jusqu’à présent. La crise actuelle est une opportunité pour impulser des changements désormais inéluctables. La mode, constamment appelée à renouveler ses manières de faire, ne saurait faire l’économie d’une mutation profonde. Elle y est préparée car la quête de sens, qui conduisait un nombre de plus en plus grand d’observateurs à appeler à une remise à plat du système de la mode, est déjà bien ancrée dans les esprits, particulièrement au sein des jeunes générations ». Au registre des solutions avancées par cette étude, l’IMF note plusieurs pistes : être une entreprise capable d’agilité et d’adaptation rapide, réinventer le calendrier de l’offre, proposer la personnalisation des produits, la précommande, ou encore le « dropshipping » (un canal de distribution avec un minimum de stock), le recyclage, les innovations technologiques, notamment dans la recherche de nouveaux matériaux ou méthodes de travail, l’ouverture à l’international, la mise en avant de l’histoire et de l’esprit de la marque au-delà du produit, la capacité à exploiter les données clients (la data), la relation client, la stratégie RSE et l’hybridation des modes de distribution (avec la montée en puissance du e-commerce). Conclusion : pour surmonter cette crise majeure, l’industrie de la mode devra plus que jamais faire appel à sa créativité à tous les niveaux.