L’île de la tentation
Persuadée de figurer dans le viseur de Moscou, la Suède se remilitarise depuis 2016. En première ligne, une île, presque anonyme : Gotland. Située en pleine mer Baltique, l’endroit stratégique serait convoité de longue date par la Russie, qui louche sur les territoires de la région. Pourtant, à première vue, Gotland symbolise surtout la neutralité habituelle de son pays, en offrant plutôt des paysages de carte postale que d’avant-poste militaire.
A Visby
Sur l’île, il traîne une réputation de meilleur glacier d’Europe. Avec son immense comptoir et ses deux bonnes centaines de parfums à la carte, le Glassmagasinet affiche complet. En terrasse, une seule table demeure libre. Pas pour longtemps. Son cornet deux boules en main, un jeune soldat blond indique à sa dizaine de collègues en uniforme l’endroit idéal pour se délecter d’une pause bien méritée. Des touristes de Guernesey observe la scène, cocasse. Elle remonte à 2017. À ce moment-là, c’est la première fois que ces « Britanniques à distance » croisent des militaires en quatre jours passés à Visby, la capitale médiévale, dont la vieille ville est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. La veille, il n’était pas encore question d’une poignée de soldats mangeant une glace, mais plutôt de plus de 120 militaires débarquant sur des tanks.
OBUS, BUNKERS ET SOUS-MARINS
À Gotland, ils peuplent la forêt de Tofta, à une quinzaine de kilomètres de Visby. Stefan Petterson, le chef du régiment, est à peine arrivé, mais déjà satisfait. « Gotland est l’endroit parfait pour notre armée de l’air, ainsi que pour tester notre artillerie », jauge-t-il. « On a la chance d’avoir toute l’étendue de la mer pour envoyer nos balles et nos missiles… » Encore faut-il pouvoir sortir sans encombre du camp de base. Alors que tous ses soldats ont grimpé dans leurs engins, aucun n’a pensé à enlever la barrière qui les sépare des bois. C’est donc Stefan Petterson en personne qui doit s’exécuter pour libérer la voie. Une fois rendu sur le pas de tir, il pointe l’horizon, sourire en coin : « On peut tirer par-là ». Au bout de son doigt, la mer Baltique borde les conifères. Les canons des trois tanks garés à quelques mètres visent la même direction. Deux grosses minutes de silence. Puis une rafale de trois obus brise le calme plat. Ils s’écrasent au loin, provoquant des nuages de fumée presque innocents. Fin de l’exercice.
Au cours de cet été 2017, le gouvernement suédois vient de réhabiliter son service militaire, abandonné sept ans plus tôt. Après de longs débats, il s’accomplit sous une base volontaire, mais dure neuf à onze mois et accepte désormais la gente féminine. À Tofta, le modeste QG de l’armée accueille principalement des militaires à la mine étudiante. « Ils ont en moyenne entre vingt et vingt-deux ans. La plupart d’entre eux viennent de terminer leur formation », pose Therese Fagerstedt, la responsable communication. Pendant qu’elle joue les guides, les soldats battent le sentier pour s’équiper, puis s’entasser à quatre ou cinq dans les tanks. Une certaine inexpérience se lit sur leurs visages juvéniles. « Nous devons d’abord prendre nos marques », reprend Stefan Petterson. « La situation du monde a changé et la mer Baltique est redevenue une forte place stratégique. Gotland est en plein milieu. C’est simple, la Suède veut envoyer un message à quiconque voudrait l’envahir : Nous pouvons nous défendre. » Béret vissé sur le crâne avec précision et fermeté, il le dit sans rechigner. La menace principale vient de Russie.
Stockholm craint en effet qu’en cas d’offensive dans les pays baltes, Vladimir Poutine cherche à s’implanter à Gotland, situé juste en face. La Lituanie, voisine de l’enclave de Kaliningrad, se prépare également à cette éventualité. La dernière occupation de l’île remonte à 1808 et fut justement orchestrée par les Russes, qui raflèrent alors le grand-duché de Finlande à leurs ennemis suédois. Gotland s’est ensuite retrouvée au cœur de la guerre froide. Deux à trois milles soldats patrouillaient sur l’île et plus de 300 bunkers sont venus défigurer le paysage. L’objectif ? Abriter la population locale en cas d’attaque atomique. En 2005, après deux siècles de présence militaire à Gotland, le gouvernement suédois a finalement décidé de retirer l’essentiel de ses troupes. « La menace était mince, mais ça a vite changé », balaie Stefan Petterson.
La peur d’une annexion resurgit en 2015. Des sous-marins russes sont repérés à proximité des côtes et 150 militaires sont envoyés sur place. 150 autres les rejoignent progressivement, afin de former un bataillon de plus de trois cents personnes. Outre la crise sanitaire, l’année 2020 restera celle du réveil militaire suédois. L’été dernier, le gouvernement a fait de Gotland le théâtre d’exercices balistiques d’une échelle presque inédite pour le pays, réputé pour sa neutralité. Mi-décembre, une augmentation de 2,5 milliards d’euros du budget de la Défense a été annoncée, pour atteindre d’ici 2025 le montant le plus élevé depuis la guerre froide. De quoi ambitionner de voir les troupes passer de 60.000 à 90.000 membres, en quatre ans seulement. Mais, à Visby, le mode « total defense » est enclenché depuis longtemps.
JEUX DE SOCIÉTÉ ET PLAN DE CRISE
Les velléités d’expansion de Moscou et le réflexe d’autodéfense de son gouvernement ne semblent pas perturber outre-mesure Anna. L’ancienne journaliste est désormais photographe en uniforme camouflage. Une aventure qui porte cette grande blonde aux quatre coins du globe. Pour l’instant, elle conduit tranquillement vers Visby. Et ouvre son carnet de bord à mesure que les kilomètres défilent. « Le sol de Tofta est similaire à celui de l’Afghanistan, un peu sableux. Il est donc parfait pour s’entraîner. La seule différence, c’est la température… » Anna doit justement braver le vent et la pluie de Stora Torget, la place principale de Visby. Elle observe Therese prendre le micro pour s’adresser aux locaux, depuis son promontoire. « On veut rassurer les habitants du coin. Ils nous ont vu débarquer avec nos tanks, certains pouvaient penser qu’il y avait une menace. L’idée est de dire qu’on est là de manière pacifique », glisse la responsable com’, après son speech. « Évidemment, on en profite pour faire un peu de pub afin de recruter. »
L’armée dit simplement vouloir « informer ». La poignée de badauds présents ne semblent en tout cas pas très concernés. Des ados jouent à des jeux de société tandis que quelques soldats se permettent même une partie de tennis de table avec des civils. Rien ne présage une menace pesante. « On se sent plus en sécurité désormais », certifie Femke, une habitante du coin. « Vous savez, ce n’est pas facile de vivre sur une île. Il y a beaucoup de contraintes et aussi, peu de travail. Le fait que l’armée soit sur place offre quelques perspectives d’emplois, c’est bien. » Sur l’île, les militaires se font en général plutôt discrets. Au hasard des routes qui perforent les bois, ils se remarquent à leur plaque d’immatriculation jaune. Si la situation dégénère, ils étudient la possibilité de réutiliser les bunkers, toujours postés à de nombreux endroits. Il existe bien un plan de crise, « au cas où ». Mais il ne sera pas enclenché sans le signal du gouvernement.
En attendant, autant profiter du soleil. À Hemse, petite bourgade du sud, Ramon Anthin prend sa dose de vitamine D. Le long d’un terrain de foot, le compositeur sort son chien, tranquille. En apparence. « On sent le souffle de la Russie comme celui d’un ours dans notre nuque », métaphorise-t-il. « Mais on doit aussi remettre en question cette pression. Notre crainte n’est pas aussi forte que celles des pays baltes. Car si Gotland est un point clairement stratégique, il n’est pas non plus indispensable. » Alors que le directeur du Visby International Center for Composers explique que « les conflits ont changé » et que « tout se passe dans les airs », d’où le petit contingent déployé par l’armée de terre, son chien évite de justesse une balle (de foot) perdue. « On a été naïf de retirer les militaires, il y a une dizaine d’années », lance encore Ramon, qui compare la situation de Gotland à celle des Malouines, où le Royaume-Uni a affirmé sa souveraineté sur les Argentins, en 1982. « Le gouvernement suédois pensait peut-être que tout le monde était beau, que le monde entier nous aimait. » Et qu’il suffisait d’une glace pour faire la paix ?