L’art aborigène, fenêtre vers une spiritualité millénaire
Complètement méconnu au départ, l’art aborigène australien s’est fait une solide place dans le monde artistique depuis le début des années 90. Entre modernité et tradition, il permet de plonger dans un univers spirituel millénaire.
Une myriade de pointillés, des rectangles, des cercles concentriques… Il est aisé de voir un fil conducteur dans les tableaux d’art aborigène. Il y a quelque chose de fascinant, d’hypnotique dans la contemplation de toutes ces formes géométriques dispersées sur la toile. Peut-être se rend-on compte de la chance qu’on a de pouvoir admirer ces œuvres ?
Jusqu’il y a peu, l’art aborigène australien était en effet réservé aux initiés, non-accessible aux profanes, aux non-aborigènes. Jusqu’à la seconde moitié du vingtième siècle, l’art aborigène est donc resté relativement méconnu. Il s’agit pourtant d’une tradition incroyablement ancienne, qui remonte à 50.000 ans minimum. Pour donner une ordre d’idée, c’est deux fois plus ancien que les peintures réalisées sur les parois de la grotte de Lascaux (21.000 ans). Chose intéressante également : cet art a longtemps résisté à toute influence extérieure puisque, sur leur île-continent, les Aborigènes d’Australie sont restés pratiquement isolés du reste du monde jusqu’à la fin du 18ème siècle.
Intégration sans perte des traditions
Originellement tracé à même le sable, peint sur de l’écorce ou sur des corps humains, l’art aborigène nous parvient aujourd’hui sous une forme « moderne » grâce à l’emprunt de procédés non-traditionnels tels que l’acrylique, la toile, les pinceaux.
Cette évolution est décrite par l’ethnologue Andreas Lommel comme une « tentative d’intégration [des artistes aborigènes contemporains] dans le monde moderne sans perte des traditions », et même comme une volonté de « renouer avec leur tradition artistique et mythique ».
Dans les peintures modernes d’art aborigène, les motifs traditionnels (cercles, lignes, rectangles) sont en effet omniprésents. Et ces motifs sont chargés de références à la spiritualité aborigène.
Le « temps du rêve »
Chez tous les peuples aborigènes d’Australie, spiritualité et art sont ainsi intimement liés. Dans l’ouvrage extrêmement précis ‘Aboriginal Art’, l’auteur Wally Caruana explique que l’art est, chez les Aborigènes, « une façon de connecter le présent au passé, de lier les êtres humains au monde surnaturel. »
En parlant de surnaturel, impossible de ne pas évoquer le « temps du rêve », thème central de la culture aborigène d’Australie. Ce « temps du rêve » désigne une période qui remonte à la création de l’univers. Et ses récits sont un réservoir inépuisable d’inspiration pour les artistes. Ainsi, dans les peintures, les cercles concentriques ou les rectangles « représentent les lieux mythiques où des héros sont sortis de terre (…) les lignes en zigzag évoquent l’eau, les éclairs, les serpents, c’est-à-dire le monde primitif des ancêtres », décrypte l’ethnologue Andreas Lommel.
Pour bien comprendre l’importance de ce « temps du rêve » pour les Aborigènes d’Australie, il faut souligner qu’il ne s’agit pas juste d’un récit de la création du monde. Les histoires du « temps du rêve », écrit Wally Caruana, apportent aussi et surtout « le cadre idéologique par lequel la société humaine conserve un équilibre harmonieux avec le monde. » Et donc avec la nature.
Harmonie avec la nature
Cet équilibre harmonieux avec la nature est analysé par Betty Villeminot dans son article « Regard sur la civilisation aborigène ». Selon l’auteure - qui se base sur les travaux de l’anthropologue australien A.P. Elkin - c’est grâce à leur mode de vie nomade ou semi-nomade que « les Aborigènes réussirent une adaptation ‘intellectuelle, technique et psychologique à leur environnement’. »
Contrairement à une société sédentaire qui « lutte sans merci contre l’environnement pour l’adapter à l’homme, (...) ils [les Aborigènes nomades] disposèrent de temps libre pour penser la ‘place de l’Homme au sein de la nature’. »
Il n’est donc pas étonnant de constater que l’art aborigène australien est aussi chargé de références au territoire. Dans les peintures, on peut ainsi aisément deviner des paysages, des étendues de terres sablonneuses, des arbustes.
Cette relation étroite avec la nature est peut-être même une prise de position en soi. Ainsi, lit-on dans le guide de l’exposition ‘Aboriginalités’ (Beaux Arts, Bruxelles), ne serait-ce pas un « retour à la Terre Mère dans une forme de sacralisation d’une nature menacée de ruine, un souhait de revenir en arrière pour recouvrer un temps d’harmonie fantasmé, un besoin de recréer une intimité avec le monde » ? Et ne serait-ce pas, finalement, matière à nous inspirer tous ?