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« L’agriculture, c’est pour les gens, pas pour le capital »

28 septembre 2021
par  Jehanne Bergé
( Presse écrite )

Geneviève, Morgan, Sébastien, Damien… En France et en Belgique, ces militant·es se battent pour la cause paysanne. Au lendemain de la journée mondiale des luttes paysannes, voici leur message : « Notre agriculture, elle existe pour les gens, pas pour le capital et l’agrobusiness. »

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Les fermes familiales disparaissent. L’accès à la terre, l’industrialisation croissante de l’agriculture et les politiques publiques minent les exploitations. Chez nous comme ailleurs, le métier le plus précieux, celui de nourrir la population, est également devenu l’un des plus précaires. En réaction, des paysan·nes, des citoyen·nes, des mouvements sociaux et des associations agissent depuis de nombreuses années afin de défendre une agriculture rémunératrice, solidaire et respectueuse de l’environnement. Au lendemain de la journée mondiale des luttes paysannes (lire encadré), nous avons rencontré quatre militants. Témoignages.

Les droits des paysan·nes

Éleveuse de volailles fermières dans les Alpes de Haute Provence depuis 1992, Geneviève Savigny a dédié une partie de sa vie à la militance paysanne tant au niveau national qu’international. Dès le début, lors de son installation, elle monte une association pour dynamiser la production fermière. « Il y avait déjà une tentative de l’industrie de récupérer ce mot ‘fermier’ qui exprime un produit fait de bout en bout par le producteur·rice de manière artisanale. »
Après ce premier engagement, elle se retrouve responsable locale à la Confédération paysanne, cet important syndicat agricole en France a lancé notamment les fauchages de parcelles d’essai en champs de plantes génétiquement modifiées dès la fin des années 90. En 2003, elle participe à une action de fauchage avec le comité national. Elle est l’une des neuf personnes à être poursuivie par les autorités. Entre l’arrestation, la préparation du procès et l’appel, l’affaire dure plusieurs mois. « C’était très collectif. Nous étions neuf. Ça a entrainé une solidarité de la part de gens qu’on n’espérait pas. »
De plus en plus impliquée, elle jongle pendant des années entre sa vie de famille, le travail à la ferme et la militance. De 2009 à 2020, elle est membre l’European Coordination Via Campesina (ECVC-La Vía Campesina est le plus grand mouvement paysan de la société civile au niveau international ndlr) . À partir de 2013, elle s’investit notamment dans l’écriture de la déclaration des droits des paysans et autres travailleurs ruraux : ce document deviendra la Déclaration de l’ONU sur les droits des paysan.ne.s et des autres personnes vivant dans les zones rurales adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 2018. « On l’a montée nous-même, c’était une sensation d’empouvoirement. »
Si le suivi de dossiers fait largement partie de la militance, la lutte est aussi ponctuée d’événements joyeux, de manifestations, de rassemblements ; des temps sont essentiels. « On partage et on garde des souvenirs qui illustrent le combat. »
Aujourd’hui, Geneviève Savigny n’a plus de mandat fixe, mais continue néanmoins à s’impliquer. « On ne s’arrête jamais, parce qu’il y a toujours quelque chose qui arrive. » Elle pointe la récupération de l’image favorable des producteurs et du local par l’industrie comme l’un des dangers actuels. « L’agrandissement, la mécanisation, la digitalisation poussent à l’élimination des agriculteur·rices. C’est important qu’on arrive à décrire correctement le modèle de l’agriculture paysanne pour éviter ce modèle sans paysan·nes proposé par les politiques. Notre agriculture, elle existe pour les gens, pas pour le capital et l’agrobusiness. »

L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage

Morgan Ody a suivi de près Geneviève Savigny au comité de coordination de ECVC. À quelques années d’écart, leurs parcours entrent en résonance. « Le syndicalisme paysan, je baigne dedans depuis toujours », introduit-elle par écran interposé depuis son exploitation située dans le Morbihan.
C’est en parcourant le monde à la fin de ses études que Morgan Ody prend conscience de la nécessité, pour réduire les injustices au niveau international, de changer les logiques de domination de nos sociétés. En multipliant les rencontres humaines, elle décide de s’engager auprès de la Via Campesina, une expérience très intense. « C’était très dur, seule devant mon ordi de voir les paysan·nes qui se faisaient enlever, les assassinats... J’avais l’impression que les paysan·nes militant·es étaient beaucoup plus fort·es, parce qu’ils et elles avaient leur socle grâce à leurs relations humaines à la campagne, et à leurs relations aux animaux, à la nature. »
Elle est âgée de 30 ans, en 2012, quand elle décide d’installer sa ferme et adhère à la Confédération Paysanne. « Au bout d’un moment, en lisant la presse, je me suis dit ‘c’est bien de faire son petit jardin, ses petites alternatives, mais en fait ça ne change rien du tout au monde qui continue d’empirer’. » Elle reprend alors le militantisme. « Je ne crois plus du tout au fait de s’ériger comme des champions de l’écologie au niveau individuel, en laissant les grosses industries et gouvernements tout détruire. »
Au fil des années, son implication prend de l’ampleur. À travers l’exemple des terribles conditions de travail des ouvriers de l’agroalimentaire dans les usines de poulets de sa région, Morgan Ody pointe l’importance de mettre en lumière les conséquences sociales des logiques de domination. « Si on n’arrive pas à aller vers les gens les plus exploités qui bossent sans revenu, on se plante, et on se retrouve à proposer des solutions qui ne vont pas répondre aux enjeux sociaux de l’agriculture. Il y a un slogan qui est revenu en force à la Conf’ : ‘l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage !’ »
En tant que membre de l’ECVC, la militante est amenée à discuter avec de nombreux·ses interlocuteur·rices. « Pour nous ce ne serait pas du tout satisfaisant de se contenter de dire ‘on va monter nos fermes bio et faire des magasins de producteur·rices’. Si la PAC ( Les mouvements dénoncent la Politique Agricole Commune qui maintient des systèmes agricoles intensifs ndlr) ne change pas, l’agriculture européenne va continuer son modèle d’industrialisation et d’éviction des paysan·nes. Il faut créer du rapport de forces pour obtenir des résultats politiques. »
Selon elle, la question clé reste le prix. « Si on veut faire en sorte qu’il y ait plus de paysan·nes, de meilleures pratiques, il faut que les prix agricoles réaugmentent, il faut se battre contre le libre-échange. » Les traités internationaux sont des sujets complexes que les militant·es peinent parfois à faire comprendre au public, y compris au public agricole. « Il faut que l’argent qui va massivement à l’industrialisation de l’agriculture aille à la réduction des inégalités pour que chacun·e puisse se nourrir correctement. Concrètement, on ne peut pas devenir paysan·ne si on n’a pas accès à la terre, aux semences. C’est important de garder le savoir-faire, mais il faut aussi obtenir un système de régulation. »
En marge de ce travail intellectuel, la ferme lui permet de maintenir un équilibre. « Continuer à travailler la terre ça donne de la force, de l’énergie, mais ce n’est pas toujours simple. Par exemple, on ne peut pas prendre le risque de partir en garde à vue lors des actions. Le niveau de radicalité dans la lutte n’est pas le même, on doit s’occuper des animeaux, de notre ferme. On a une responsabilité nous les paysan·nes. »

En Belgique, renforcer les mouvements locaux

Chez nous, différentes organisations ont des employé·es actif·ves dans les questions de luttes paysannes. Nous avons rencontré deux de leurs militant·es : Sébastien Kennes, animateur en éducation populaire pour Rencontre des Continents et Damien Charles, chargé de mobilisation pour Quinoa.
En Belgique francophone, le Réseau de soutien à l’agriculture paysanne (le RéSap) rassemble plusieurs associations actives sur les questions d’agriculture paysanne et de souveraineté alimentaire. Né de manière informelle, le réseau a fait émerger de belles initiatives : l’organisation des journées de luttes paysannes en Belgique, Terre en Vue, les Brigades d’actions paysannes, le réseau Occupons le terrain... Le RéSAP se veut être un réseau de soutien ; parmi ses membres, la FUGEA et le MAP, sont eux en connexion directe avec les paysan·nes. « La précarisation du métier est présente et consciente dans les mouvements. Elle explique l’incapacité structurelle, et du coup pratique et matérielle, pour le secteur agricole (dans sa diversité) de se mobiliser politiquement. C’est la raison pour laquelle, on essaye de mettre les paysan·nes au centre et de se positionner comme des allié·es », explique Sébastien Kennes.
Il est aussi important d’insister sur le fait que l’image paysanne est moins emblématique ici que chez nos voisin·nes français·es. La journée internationale des luttes paysannes est cruciale en matière de visibilisation. « Le 17 avril est la date symbolique à laquelle devraient se rattacher les organisations, les paysan·nes et les habitant·es qui sont actif·ves sur une lutte en lien avec l’agriculture », continue-t-il.
En appuyant des luttes très concrètes qui soutiennent les agriculteurs locaux, les mouvements paysans veulent se rapprocher de tous·tes les paysan·nes. « Nous voyons la pression de ces mouvements de base comme l’un des principaux moteurs de changement », analyse Damien Charles.
Au niveau du rapport de force politique, ce dernier observe des évolutions. « Quand j’ai commencé il y a 10 ans, au niveau des pouvoirs publics, on nous prenait plus facilement pour des ‘alterneux aux cheveux sales’, aujourd’hui ce n’est plus possible de considérer le mouvement de l’agroécologie et de l’agriculture paysanne de cette manière-là. »

Du local au global

Du Nord au Sud, les paysan·nes et citoyen·nes n’ont plus d’autre choix que de faire front commun. À travers les alliances régionales ou internationales, les mouvements se rassemblent pour faire avancer les luttes locales vers un changement global contre les dérives du système agro-industriel d’exportation.
« C’est très épanouissant de sentir que c’est un mouvement porté partout dans le monde par des gens inspirants. On fait partie de quelque chose de plus grand que nous », confie Damien Charles.
Si la parole de l’agriculture industrielle reste plus entendue que celle l’agriculture alternative, ces travailleurs de terrain observent des évolutions en ce qui concerne les mentalités, les représentations dans l’espace public et l’accès à la parole politique et médiatique. Cependant, le combat est loin d’être gagné. « Dans la manière dont la société fonctionne aujourd’hui, on ne peut pas avoir une agriculture paysanne en bonne santé. Au niveau politique les alternatives au système capitaliste ne sont pas entendues. Les pays du Sud peuvent nous inspirer en remettant en question nos modèles », ajoute le responsable mobilisation de Quinoa.
Toujours dans cette idée de maximiser les liens et le réseautage pour soutenir les initiatives et dynamiques locales, est né en Belgique le mouvement Agroecology In Action. Celui-ci s’inscrit dans un mouvement social plus large au niveau européen et international. « Si les alternatives ne se pensent pas comme étant aussi connectées à des questions internationales, on risque de recréer des inégalités entre territoires et continents », conclut Sébastien Kennes.

Encart : 10 ans de luttes paysannes en Belgique

Le 17 avril 1996, au Brésil, dix-neuf personnes du mouvement sans terre sont assassinées par des tueurs à la solde de grands propriétaires terriens. En mémoire de leur combat, le mouvement international Via Campesina a déclaré le 17 avril "Journée mondiale des luttes paysannes". En Belgique, c’est le Réseau de soutien à l’agriculture paysanne, le RéSap qui organise chaque année la journée du 17 avril. L’objectif ? Dénoncer les impasses du système agro-productiviste, comme le font les sans-terre, et apporter un soutien aux paysan·nes qui proposent des alternatives comme l’agroécologie.
En 2012 et 2013, à Bruxelles, des actions ont été menées par le RéSap pour sensibiliser l’opinion publique, mais c’est à partir de l’année suivante que la journée est devenue un véritable symbole de lutte et de mobilisation contre la destruction des terres en Belgique. En effet, en 2014, l’occupation et la plantation de pommes de terre sur des terrains menacés par la construction de la maxi-prison à Haren a marqué un tournant. Depuis lors, chaque année des actions directes sont menées en parallèle à la conscientisation.
Chez nous, la patate est un symbole des luttes paysannes : tous les ans des pommes de terre sont plantées collectivement par les patatistes. Chaque année une lutte spécifique est mise en relief, et les thématiques explorées sont choisies en fonction des enjeux de terrain remontés à RéSap par la FUGEA et le MAP, les syndicats paysans.

En 2021, pour le dixième anniversaire de cette journée en Belgique, les militant·es se sont mobilisé·es contre l’agrobusiness de la pomme de terre. En effet, selon l’étude Patates en colère , depuis 2011, la Belgique est devenue le premier exportateur mondial de produits surgelés à base de pommes de terre. La production actuelle correspond à 16 fois les besoins alimentaires de la population belge et plus de 90 % des produits transformés sont exportés. Une action directe a été menée à Frameries, où depuis deux ans est engagée une lutte contre Clarebout qui envisage la construction d’une usine de frites destinées à l’exportation. Une lutte menée en solidarité avec des paysan·nes du reste du monde puisque nos politiques agricoles industrielles européennes ont un impact direct sur le Sud.

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