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Jeunes profs aux abois

9 juillet 2021
par  Nicolas Lahaut
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

Selon une étude de 2013, réalisée conjointement par l’UCL et l’ULB, 44% des enseignants exerçant dans le secondaire ordinaire abandonnent la profession au cours des 5 premières années d’exercice. C’est énorme. Parmi eux, une petite moitié claque même la porte dans les douze mois. On a pris le pouls, auprès de jeunes profs du Namurois, pour comprendre les raisons qui pourraient les pousser à vaciller.

Dans l’exigu sas d’entrée de l’Institut Sainte-Ursule, à Namur, une poignée d’élèves s’agglutine autour de l’accueil, la « carte de sortie » impérieusement tendue vers le maître des clés. Il n’est pas encore midi, mais le prof a décalé son heure et, comble du bonheur, ils pourront fatiguer les pavés de la ville un plus tôt que prévu. L’un d’entre eux, dépossédé du précieux laissez-passer, négocie hasardeusement sa liberté. Zigzaguant parmi ce petit monde, il nous faut franchir un bout de cour, sous le regard argileux de la sainte patronne de l’établissement, grimper deux rangées d’escaliers dans un bâtiment adjacent pour parvenir à ce palier où deux portes closes semblent se défier. À gauche, un panonceau indique la salle des professeurs. À droite, la cafétéria. L’allègre brouhaha qui s’échappe de cette dernière nous invite à en franchir le seuil. Bingo. La fringante jeunesse resplendit dans la douzaine de paires d’yeux braqués dans notre direction. « Si vous cherchez l’ambiance, vous avez ouvert la bonne porte ! » Prenant le risque de troubler ce moment de franche camaraderie, nous esquivons les raisons de ma venue. « Des jeunes profs qui ont des choses à dire ? Vous allez être doublement servi ! »

À table, alors. Premier service : Claire et Sophie. Claire dispense musique et religion depuis peu. Cela fera bientôt cinq ans que les sciences bâtissent le quotidien de Sophie. Le binôme est unanime : l’instabilité de l’emploi, les premières années, ce n’est pas une cure de jouvence. « Savoir que mon intérim se clôture bientôt et que je ne sais pas ce que je ferai derrière, c’est angoissant. J’ai vingt-quatre ans, j’ai un appart, une voiture, et je ne sais pas si je pourrai assumer financièrement tout ça demain », explique Claire. Sophie confirme : « C’est hyper stressant. On t’annonce la réaffectation d’un professeur nommé, que tu vas peut-être devoir partir dans le mois... Malgré cinq ans d’ancienneté, c’est toujours des cas de figure où l’on essaye de grappiller des heures à quelqu’un pour que je puisse garder mon emploi. C’est inconfortable. »

Cette précarité du statut, qui ne se réglera progressivement qu’à force de cumul d’ancienneté au sein d’un même pouvoir organisateur, n’enfante pas que des contrariétés d’ordre économique. Une tonne de désagréments en découle : fragmentation des heures au sein de plusieurs établissements, obligation de quitter une école où l’on avait tissé des liens, impossibilité d’établir des projets scolaires à moyen terme, attribution des charges de cours les moins convoitées, changements fréquents de ces dernières... avec le lot de nouvelles préparations que la chose implique. « En science, quand tu as cinq cours totalement différents à donner, tu bosses à n’en plus finir. J’ai passé des soirées, des week-ends, des vacances à faire des cours », se souvient Sophie. « Au début, tu te retrouves face à toi-même : seul pour faire tes leçons, seul face au programme, seul face à l’inspection. C’est lourd. Selon le bon vouloir d’une direction ou la chance d’avoir des collègues attentionnés, ta réalité peut être bien différente. Il faudrait imposer un accompagnement minimum des profs débutants dans toutes les écoles. »

Deuxième service : Cédric, 25 ans, prof de sciences dans le cycle supérieur. L’instabilité des débuts, il n’a pas trop connu. Il mesure sans peine la rareté de cette bonne fortune. L’importante charge de travail ? Là, il a dégusté. Comme d’autres, il ne l’avait pas vu venir, mais la passion justifie les courtes nuits. S’il ne subit pas personnellement la chose – sa carrure importante est un début probant d’explication –, les difficultés liées à la gestion disciplinaire d’une classe et à certains débordements traumatisants constituent, selon lui, un motif évident de découragement. « Il y a des classes où c’est impossible de donner cours. Où le climat n’est pas serein. Certains profs se font insulter, menacer... Quand on va au travail en ayant peur, ce n’est pas possible. »

La semaine précédant notre passage, une prof de cuisine de l’école a esquivé de peu un couteau projeté vers elle par un élève. Lorsque, plus tôt, nous avions demandé à Sophie si son intégrité physique avait déjà été menacée, celle-ci répondait, presque avec nonchalance « Bien sûr. Ici, ça arrive de temps en temps ». Même Cédric a connu des moments de « frottement », comme cet après-midi où il tenta de s’interposer entre deux gaillards résolument décidés à s’arroser de gnons. « Quand tu reprends ton cours, après une situation comme ça, tu as encore la tension élevée et les mains qui tremblent. Il faut reprendre ses esprits. Les élèves, aussi, sont en ébullition. »

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© JF LAHAUT

Deux rues commerçantes, une jolie esquive de missionnaires mormons et six cents mètres d’asphalte séparent Sainte-Ursule de Saint-Louis Namur. Un petit monde, aussi. À l’accueil, la secrétaire sourit à l’évocation de notre sujet : « Vous risquez de rester sur votre faim, les jeunes profs, ici, ils sont chouchoutés... ». Côté infrastructures, difficile de lui donner tort. La salle des profs transpire le confort et la modernité. Son versant ouest se prolonge sur une cafétéria où, dressée derrière son comptoir, la tenancière des lieux assure un service sans faute. Bon, il faudra débourser 40 centimes pour un café – à Sainte-Ursule, on nous tendait jovialement la cafetière – , le probable juste prix d’une telle commodité des lieux.

Défiant l’affirmation de la secrétaire, nous nous attablons avec Romain, 25 ans, prof de latin depuis deux ans, et Fanny, même génération, même discipline. Comme bien des collègues, les deux ont enchaîné plusieurs établissements avant d’atterrir à Saint-Louis. Leur point commun : un passage éclair par une école à discrimination positive bruxelloise. Pour Fanny, pas de doute, chaque prof devrait vivre l’expérience. « Ça en ferait relativiser beaucoup. Des moments humiliants, j’en ai vécu, j’en ai pleuré. On songe à baisser les bras, puis on s’adapte. On comprend aussi que l’attitude de beaucoup d’élèves ne vous vise pas personnellement : c’est une défiance générale envers l’autorité. Quand on voit le ghetto sans barbelés dans lequel ils sont forcés de vivre... Ça, c’est encore plus difficile. » Le poids émotionnel de la compassion, l’usure, diront certains. « Tu travailles avec l’humain, avec des parcours de vie parfois hyper difficiles. Tu ne l’oublies pas juste en sortant de l’école. »

Indéniablement, les problèmes disciplinaires sont plus minimes à Saint-Louis. Il n’empêche : l’attitude de certains élèves peut invariablement peser sur le moral des enseignants. Romain, ce qui le plombe, c’est l’impression d’inefficacité. Loin d’être automatique, ce sentiment l’a tout de même suivi dans chaque école foulée. « Tu sors d’une heure de cours et tu te dis : ça n’a pas marché. Les élèves n’écoutaient rien, j’ai dû les engueuler, mes remarques n’ont pas porté... Au bout d’un moment, tu désespères quand même un peu. À Saint-Louis, j’ai une classe de quatrième avec laquelle c’est automatique. Ça me demande une énergie de dingue. »

La débauche d’énergie : chaque âme professorale croisée atteste l’avoir sous-estimée à ses débuts. Comme Johanne, 32 ans, prof de français depuis trois ans. D’abord gestionnaire de stock dans une enseigne I-Tech, elle s’est battue comme une lionne, jonglant avec sa vie de jeune maman et d’étudiante sur le tard, pour parvenir à réaliser le métier de ses rêves. Les coudes délicatement posés sur un bout de feuille investi par des scores de belote, elle nous explique qu’elle n’abandonnera jamais tout en concédant l’épuisement qui la frappe régulièrement. « Est-ce que j’ai déjà été claquée, est-ce que j’en ai déjà pleuré ? Oui. Dans le privé, on faisait de l’overtime en permanence, on mangeait devant l’ordi, on travaillait 45-48 heures semaine : je n’étais pas fatiguée comme je le suis maintenant. Une heure à captiver un auditoire, ça en vaut une poignée dans mon ancien job. » Ce qui la travaille, Johanne, c’est le fossé qu’elle constate entre sa formation (un régendat de trois ans en haute école) et le terrain. Comme si on l’avait coachée pour animer de parfaits petits robots. On se sent démuni, comme enseignant débutant, lorsqu’il lui faut prendre en charge des profils atteints de dyslexie, dyspraxie, dysorthographie... Cédric, de Sainte-Ursule, dressait, en des termes plus fleuris, un bilan similaire de son année d’agrégation : « Archi nul. Il n’y a rien à faire, c’est sur le terrain qu’on apprend le plus. Une fois que tu y es, tu repenses à tes formateurs et tu te dis, ce n’est pas possible, vous n’avez jamais mis le pied dans une école ! »

À bien y regarder, les contrariétés susceptibles d’infléchir les jeunes échines professorales sont légion : instabilité, solitude, fatigue, stress, peur, quête de sens, impuissance... Parfois, le cocktail frelate. Des collègues qui ont lâché la craie, ils en connaissent tous. Soit le plomb a sauté, soit on a trouvé mieux ailleurs. Ceux qui bombent le torse ne le font pourtant que rarement par dépit. Il reste l’attrait pour la discipline enseignée, pour le rapport avec l’humain, pour le travail d’équipe. La certitude d’inscrire sa démarche professionnelle dans un rouage, certes imparfait, mais fondamental de la mécanique sociétale. « S’il n’y a pas cette passion naturelle, cette vocation, en fait, ça devient compliqué. Car il ne faut pas attendre grand-chose en matière de reconnaissance de la part de la société ! », souriait Johanne de Saint-Louis.

Johanne citait son frère, Laurent les potes du foot, Cédric les anciens camarades d’unif, Isa des parents d’élèves, Martine l’un ou l’autre luron lors de soupers entre amis. Il revêt des accoutrements différents, tantôt affublé d’humour badin, tantôt endimanché de certitudes. Mais il est, peu ou prou, souvent le même, ce discours que les profs ne peuvent plus entendre : « De quoi tu te plains ? » « T’as rien à faire ! » « Tu travailles 20h semaine. » « T’es en congé la moitié de l’année. » On leur ressert en permanence. Pas une bobine croisée en salles de profs n’y a coupé. Dans les moments d’abattement, ça peut mettre en rogne. Reconsidérer collectivement ce préjugé : un premier réflexe impératif pour le monde d’après.

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