Je ne suis pas un Virus
Blagues d’un goût douteux, regards de travers et parfois crachats, injures, agressions dans les transports en commun… En France et en Belgique, les personnes d’origine asiatique ont dénoncé sur les réseaux sociaux ce qu’elles subissent depuis le début de l’épidémie avec le hashtag #JeNeSuisPasUnVirus.
En mars 2020, Spidernana93 poste sur Twitter « Je suis médecin stagiaire. Ce matin, en allant à l’hôpital, un homme me crache « Arrête d’avancer pouffiasse ! Retourne en Chine ! ». En juillet, dans une vidéo floutée, Swan (prénom modifié), à Aix en Provence rapporte : « Il y a une voiture qui s’arrête avec des jeunes gens qui descendent. Je croyais même qu’ils voulaient des renseignements, je me suis approchée, puis ils ont foncé sur moi comme la foudre, ils m’ont fait tomber par terre en hurlant C’est à cause de toi sale chinetoque qu’on a le virus et ils ont commencé à me frapper et j’ai hurlé et je me suis défendue … » C. (veut garder l’anonymat) partage sur Facebook « Je cours prendre un bus à Brabançonne sur la ligne de Schaerbeek, une bande de jeunes à cinq me traite de Coronavirus. Je me laisse pas faire et sors une insanité. J’arrive dans le bus et ils viennent me menacer de me frapper et de me voler mon gsm. Je me laisse encore moins faire, faut pas déconner, je le menace d’appeler la police. Ils sortent du bus en me disant de fermer ma gueule et ils me crachent dessus. Bref, direction le commissariat le plus proche. » À mesure que le virus se propage dans le monde, sur les réseaux sociaux, les témoignages de ce genre sont de plus en plus nombreux. C. précise au micro de la RTBF que “Le Coronavirus n’a pas rendu les gens racistes, il est une excuse pour s’en prendre à une catégorie de la population en fonction de son origine”.
Cette tension semble atteindre son paroxysme lors de l’attentat contre les salons de massages asiatiques à Atlanta, aux États-Unis. Rappelons que le 16 mars dernier, huit personnes parmi lesquelles six femmes d’origine asiatique, sont tuées par balles dans trois salons de massage. Le suspect, un jeune homme de 21 ans est placé le lendemain en garde à vue. S’il reconnait sa responsabilité, il affirme avoir agi sans mobile raciste. Il dit avoir “des problèmes d’addiction au sexe, et déclare qu’il pourrait avoir fréquenté plusieurs de ces lieux dans le passé”, rapporte un des responsables des forces de l’ordre lors d’une conférence de presse. Ces meurtres ont lieu dans un contexte de recrudescence des attaques comptées ces derniers mois contre des Américains d’origine asiatique. Selon une étude du Center for the Study of Hate and Extremism, basé en Californie, les crimes motivés par le racisme anti-Asiatiques ont plus que doublé, passant de 49 à 122 l’année dernière dans les 16 plus grandes villes américaines. Et d’après des militants antiracistes aux États-Unis, le climat délétère dans le pays a été alimenté par le comportement de l’ancien président Donald Trump, qui désignait souvent le Coronavirus comme “le virus chinois".
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- © Jason Leung / Unsplash
Pas de "petit racisme"
Joo Hee Bourgain, autrice française d’origine coréenne d’un essai sur l’adoption transnationale et féministe panasiatique, explique que dans nos sociétés occidentales, on associe le racisme à des violences policières et à une violence institutionnelle, des discriminations au logement et à l’emploi. Or, les personnes asiatiques souffrent essentiellement d’un racisme qu’elle qualifie de récréatif. « L’humour peut être raciste, explique Joo Hee Bourgain. On ne perçoit pas que c’est du racisme mais il faut le questionner quand il vise systématiquement à humilier une minorité. Interpeller des personnes dans la rue par “des Ni hao”, se tirer les yeux, s’étonner du bon français qu’elle parle, ce sont des micro agressions quotidiennes qui ont des conséquences sur la construction identitaire et sur la santé mentale des personnes qui les subissent.” Joo Hee Bourgain ajoute qu’il n’existe pas un mais des racismes et que les mettre en concurrence s’apparente à un dispositif de silenciation. « Bien sûr que non, je ne mets pas tous les racismes sur le même plan mais nous dire que nous sommes des privilégiés par rapport aux autres minorités, cela revient à nous tenir sous silence. De quoi nous plaignons-nous par rapport aux Noirs et aux Arabes ? »
Pendant longtemps, les Asiatiques ont été perçus aux États-Unis mais aussi chez nous en Belgique comme de bons immigrés, ceux qui constituent la « minorité modèle ». Daniel Sabbagh, directeur de recherche à Sciences Po (Centre de Recherches Internationales), contextualise l’arrivée de cette expression dans un article du Cairn intitulé “Le statut des Asiatiques aux États-Unis : L’identité américaine dans un miroir”. “L’expression “model minority” a été forgée par William Pedersen et d’abord appliquée aux Nippo-Américains dans un article paru dans le New York Time Magazine en 1966, alors que le mouvement pour l’abolition des discriminations raciales (Civil Rights Movement) battait son plein. Cela n’avait rien d’une coïncidence, précise Daniel Sabbagh. Dans cet article comme dans la littérature plus récente sur la « minorité modèle », les résultats économiques et les performances universitaires impressionnantes des Américains d’origine asiatique étaient mis en regard de la situation des Afro-américains, de manière plus ou moins explicite. En résumé, la communauté asiatique invisible ou presque renvoie à des clichés positifs : celle qui travaille dur et qui réussit : ainsi opposée, plus ou moins explicitement, aux Noirs, supposés dépourvus de cette éthique.
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Une autre expression celle du “péril jaune” à la fin du XIXe siècle nourrit l’image d’une Chine surpeuplée dont les habitants paraissent interchangeables à cause de leur physique androgyne. Si l’écrivain américain Jack London n’est pas le père de cette expression, il contribue largement à la graver dans les esprits. Dans sa nouvelle "Le Péril jaune", London conte l’histoire d’un conflit racial, où une Chine menaçante par sa démographie exponentielle va être totalement éradiquée par la Race Blanche. « 600 millions aujourd’hui, 1 milliard demain ! » écrit l’auteur. Cette crainte d’un peuple envahisseur venu d’Asie se poursuit au XXe siècle avec les premières vagues d’immigration et les stéréotypes colportés dans la culture populaire. En Belgique, Tintin et son Lotus bleu illustre parfaitement cet exemple.
Parmi les solutions pour lutter contre les actes racistes, Joo Hee Bourgain plaide pour l’élaboration de données raciales. Interdites en France et en Belgique, elles permettraient selon l’autrice de lutter plus efficacement contre toutes les discriminations. “Nous avons besoin de chiffres pour énoncer des faits afin de construire une société plus juste pour tous.”