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Immersion dans le calvaire d’une unité de soins intensifs

9 décembre 2020
par  Ronald Dersin, Arnaud Lacroix
( Presse écrite , Photo , Le virus des héros comme des gens ordinaires )

Comme d’autres en Belgique, l’unité de soins intensifs (USI) d’Epicura est saturée. Le personnel est surchargé et à bout de souffle, dans une ambiance glaçante et anxiogène qui y règne.

On le sait, les chiffres sont mauvais. Non, ils sont désastreux, et ce, malgré différentes mesures successives et cumulées prises depuis le 19 octobre, et renforcées une nouvelle fois depuis ce vendredi, se traduisant par un lockdown, en bonne et due forme. Et si les chiffres quotidiens font l’objet d’une véritable psychose, somme toute légitime, c’est parce que dans les unités de soins intensifs (USI), la situation est insoutenable, épouvantable. Si ce constat est répété, voire martelé, depuis plusieurs semaines déjà, il nous semblait indispensable d’en montrer les coulisses. Notamment pour faire davantage prendre conscience que les nouvelles mesures ne sont pas à prendre à la légère, quiconque pouvant nécessiter une hospitalisation dans une USI, avec cette situation atroce à laquelle aucun médecin ne voudrait pourtant faire face, devoir choisir parmi les patients souffrants.

Bienvenue dans le calvaire de l’Unité de Soins Intensifs d’Epicura, à Hornu

Nous sommes le vendredi 30 octobre, aux alentours de 10h du matin. Alors que la Belgique entière est rivée sur son smartphone, attendant les nouvelles mesures qui seront finalement annoncées par le Premier ministre en soirée, au terme d’un ultime comité de concertation, nous pénétrons dans l’hôpital d’Hornu du groupe Epicura. Constitué de plusieurs implantations, le groupe hospitalier compte trois USI : Ath, Baudour et enfin Hornu, dans laquelle nous nous apprêtons à rentrer. "Les trois sont full", confie Delphine Cauchies, la responsable de la communication, en arpentant les différents couloirs qui nous amènent dans l’antre de la bête, cette aile qui “héberge” les patients les plus touchés par le coronavirus.

La porte s’ouvre à notre approche. Les premiers pas vous plongent littéralement et sans plus attendre dans une atmosphère anxiogène, déroutante, glaçante. La transition est… fatale. Les premiers infirmiers que l’on voit passer, au pas de course, affichent des mines exténuées, angoissées. Ces premières secondes, elles marquent ! Elles évoquent un état de guerre. Une guerre contre un ennemi qui, et vous en prenez immédiatement (davantage) conscience, ne vous laisse aucun répit, à en juger ces nouveaux visages, à moitié dissimulés dans des combinaisons que l’on dirait sorties d’un exercice de préparation à une attaque bioterroriste. Au terme de ces quelques secondes, on mesure déjà avec une précision chirurgicale la détresse du personnel soignant, relayée par un ministre fédéral de la santé en larmes, la semaine dernière.

"La situation est critique, clairement !", concède Grégory Descamps, l’infirmier en chef de l’unité de soins intensifs (USI) à Epicura Hornu. "Là, nous sommes à un stade avec un taux de stress très élevé. Nous devons réguler, heure par heure, l’arrivée des patients et le flux qui arrive chez nous. Actuellement (lisez vendredi, au moment du reportage), nous avons un service qui est saturé."

L’activité hors Covid tournant toujours sur le site d’Hornu, le service a été contraint de diviser son aile en deux parties. L’une "Covid", l’autre "propre". Le travail y est dès lors encore plus lourd, puisqu’il nécessite deux types de prises en charge. En outre, l’enclenchement de la phase 2B (le niveau le plus haut) pour ce lundi impose également le service à ouvrir de nouveaux lits, et donc à user d’imagination pour accueillir 40 % de places supplémentaires dans une unité qui a pourtant déjà atteint les limites de son fonctionnement et de son espace. "Nous avons déjà aménagé quatre chambres supplémentaires". Une autre pièce a également été réaménagée pour accueillir cette fois plusieurs lits, en open space. "Ils seront séparés par des cloisons provisoires. Nous n’avons pas d’autres choix pour l’instant."

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© Ronald Dersin

Avec ce déclenchement en phase 2B, l’unité, qui pourra accueillir 16 lits (dont au moins 8 Covid, ce nombre pouvant évoluer en fonction de la situation), sera au maximum de ses capacités d’accueil et de fonctionnement. Ce niveau 2B, s’il permet effectivement d’augmenter la capacité de prises en charge dans les différentes USI du pays, n’est pas sans stress. "Certes, au niveau du personnel, nous passerons de 30 équivalents temps plein à 45. Pour cela, nous allons pouvoir compter sur le renfort du personnel d’autres services. Cependant, il faudra former ces renforts, dans une période de stress intense, tant pour eux que pour nous. Ce ne sera pas facile", appréhende l’infirmier en chef.

Un stress parfaitement légitime. Quelques minutes passées dans cette aile ou se démène le personnel soignant, dans ces chambres qui voient trop souvent la mort, suffiraient à convaincre les plus sceptiques de cette guerre sanitaire. Dans une première chambre, un homme âgé d’une cinquantaine d’années, littéralement terrassé par le Covid-19. Allongé sur son lit, le malheureux livre une lutte sans merci pour survivre. Il est intubé, mais également assisté d’innombrables appareils, dont l’un qui extirpe son sang pour le sur-oxygéner. "Tout allait bien ! Et en quelques jours, son état s’est totalement dégradé. On tente de tout faire pour le sauver. Les soins qui lui sont apportés, à savoir sur-oxygéner son sang, sont ultimes. Au-delà, il n’est plus possible d’aider les personnes."

Entre deux patients, le temps de quitter une chambre pour en rejoindre une autre, le téléphone portable du service sonne. L’épouse d’un patient, hospitalisé dans l’unité, victime du Covid-19. "Évidemment, elle ne peut pas venir le voir. C’est une situation atroce pour eux." Les mots sont scrupuleusement choisis pour répondre aux proches. Des mots empreints d’une empathie sincère. Mais des mots qui ne déguisent pas la réalité, et qui sont donc douloureux à entendre. Parce que trop souvent, l’état du patient est critique.

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© Ronald Dersin

Dans les autres chambres, c’est encore et toujours ce même constat insupportable : des personnes qui, du jour au lendemain, se voient terrassés par le coronavirus. Avec à chaque fois, cette même réflexion, certes égoïste, mais tellement réaliste : "Ce pourrait être moi ! Mon père, ma mère,… " Parce quoiqu’en disent les plus sceptiques, la situation sanitaire est tragique ! "Oui des sceptiques, il y en a ! C’est inquiétant ! Parfois même dans les gens que nous côtoyons, ou que nous avons côtoyés et qui nous disent : "Oui mais est-ce que l’on n’exagère pas un peu ?" Non, on n’exagère pas ! Non ! Clairement, la situation est dramatique. Nous ne pensions pas en arriver là. Moi-même, qui suis en plein dedans et qui ai vécu la première vague en pleine face, je m’étais dit pendant l’été : "Nous n’allons pas connaître une deuxième phase comme celle de mars-avril”. Et puis, arrivé en septembre, j’ai bien dû m’y résoudre. Nous allons l’avoir ! Et finalement, elle est bien pire que ce que nous avions connu. Donc, aux sceptiques, je leur dis : "Non, ce n’est pas du vent ! Il faut voir les patients qui sont ici dans les lits. Des patients qui ne sont pas souvent jeunes. Et donc, ces patients, qui sont aux soins intensifs, en état critique. Ça peut arriver à n’importe qui et n’importe quand". Les gens doivent comprendre que ça n’arrive pas qu’aux autres, mais ça peut aussi leur arriver", poursuit Grégory Descamps.

Alors que l’USI de l’hôpital d’Hornu a atteint sa jauge maximale, dès lors, comment les prochains patients qui, si l’on en croit les prévisions, seront nombreux encore ces prochains jours, pourront être pris en charge ? "Nous allons les accueillir du mieux que l’on peut. En tout cas, c’est clair, nous essayons d’y mettre les moyens. Maintenant, comment ça va se passer ? Personne ne le sait ! Parce que tous les jours, nous revoyons les ressources, que ce soit matérielles, mais surtout en termes de personnel suffisant pour pouvoir accueillir les patients dans des conditions qui sont très compliquées, puisqu’il y a l’équipement de protection. Il y a aussi la peur, le fait que les familles ne peuvent pas venir près de leurs proches, et qui nous forcent à rester en contact par téléphone avec les familles pour leur expliquer ce qu’il se passe. Il y a beaucoup de choses qui nous rendent la tâche bien plus difficile, et qui font que la gestion des patients ici à l’USI est compliquée."

À notre départ, les portes s’ouvrent avec ce même bruit que celui qui nous a accueillis, le même également qui a inlassablement rythmé cette immersion, attestant d’une activité dramatiquement titanesque. Avec ce souhait, qui dépend des efforts de chacun d’entre nous en respectant scrupuleusement les nouvelles mesures et le confinement imposés, que ces portes ne connaissent plus jamais, et le plus rapidement possible, ce balai incessant de va-et-vient.

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