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Il faut sauver les droits humains

9 décembre 2020
par  Thomas Depicker
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

Le 10 décembre, c’est la Journée internationale des droits humains. Depuis 72 ans, nos démocraties se vantent de baser leurs politiques sur ces principes immuables. Mais on sent que certains voudraient bien s’en libérer.

"Oui enfin bon, les droits de l’homme, on s’rait pas mieux sans, franchement ?" Elle n’a l’air de rien, cette petite affirmation. Mais elle sort doucement du café du commerce pour s’infiltrer dans des discussions que l’on pensait jusque là modérées. Un moment de malaise s’ensuit, et puis vient le temps des arguments. Alors pour y répondre, non, on ne serait pas mieux sans. D’abord parce qu’aujourd’hui, on dit les "droits humains", au sens le plus large du terme, même si officiellement la Déclaration universelle est toujours celle des droits de l’homme, avec un petit "h" en plus. C’est dire comme on n’y est pas encore, à la reconnaissance de l’égalité des genres.

Ensuite, parce que s’attaquer aux droits fondamentaux consiste à abattre un mur sans se rendre qu’il est porteur. De sens, de justice, d’égalité. "L’article 1 de la DUDH dit que tout individu a droit à une vie digne, commence Philippe Hensmans, directeur général d’Amnesty International en Belgique francophone. La dignité, c’est ce que nous voulons tous et ça passe par une série de droits que nous avons aujourd’hui sans nous en rendre compte. Si, en Belgique, on peut dire ce que l’on veut où on le veut, ce n’est pas par hasard. Ces droits nous semblent tellement évidents que l’on oublie qu’il a fallu se battre pour les obtenir."

La Déclaration universelle des droits humains est mise sur papier en 1948. Deux ans plus tard, sa petite sœur, la Convention européenne, vient contraindre les Etats membres du Conseil de l’Europe à respecter les libertés fondamentales. Septante ans après sa signature, le bouclier que l’on pensait inattaquable commence à se craqueler. Ceux qui rêvent d’une société de contrôle et basé sur une vision unique ont investi le Brésil, les Etats-Unis (on compte sur toi, Joe), la Pologne, la Hongrie. "On ne voit plus les droits fondamentaux comme un objectif à atteindre mais comme un frein à la mise en place de politiques efficaces, indique Olivia Venet, présidente de la Ligue des droits humains. Aujourd’hui, on devrait les faire évoluer car ils ne sont pas parfaits. N’oublions pas qu’ils ont été signés par des hommes, uniquement blancs, colonialistes. Mais l’heure est surtout à les défendre."

Ad vitam

Avant cette incontrôlable pandémie, c’est la lutte contre le terrorisme qui a constitué un terreau fertile pour la mise en place de mesures de surveillance et de contrôle. Ce qui a, entre autres, mené à la violence qui gangrène la France actuellement. Sans polémiquer sur ce qu’il contient, c’est un projet de loi nommé "Loi sécurité globale" qui occupe l’actu. Preuve que la sécurité est devenue la lubie des gouvernants. Et que les mesures prises après les attentats s’éternisent. "En France, ils ont déclaré l’état d’urgence qui permet de faire des choses, sur une durée déterminée et normalement interdites par la loi, dans le but de protéger les citoyens, signale Philippe Hensmans. Le problème, c’est qu’il a été renouvelé pendant deux, trois, quatre, cinq ans... On ne sait même plus. En Belgique, on a fait autrement : on a pris à peu près les mêmes mesures mais au lieu de déclarer l’état d’urgence, on a changé les lois. Et donc c’est ad vitam, ce n’est pas limité dans le temps." Pour lui, ces mesures doivent demeurer "d’exception" et remplir trois critères essentiels : être, donc, limitées dans le temps (c’est mal parti), proportionnelles et inscrites dans un texte légal. "Le danger est grand de voir les démocraties, au nom de la lutte contre le terrorisme ou d’une pandémie (même si je n’aime pas accoler ces deux contextes totalement différents), élargir ces mesures à ce qui pourrait un jour "amener à"."

Philippe Hensmans insiste cependant sur un point. "Il faut tout de même faire attention à ne pas croire que les choses étaient mieux avant et à ne pas se laisser submerger par ce qu’il se dit sur les réseaux sociaux. Ça fait trente ans que je suis à Amnesty, je peux vous garantir qu’il y a des choses pour lesquelles on a dû vraiment se battre. Mais un discours contre les droits humains s’est effectivement infiltré dans certains domaines. Des discours à la Trump où "j’ai raison tant que vous, les intellectuels, ne pouvez pas prouver que j’ai tort". Le temps qu’on le prouve, une deuxième accusation surgit. C’est évidemment fort présent autour des questions d’immigration."

L’immigration, cette thématique qui cristallise les tensions. Dans ce domaine, la remise en question des droits fondamentaux s’insinue aussi dans une certaine population parce qu’elle est validée par une certaine classe politique. Chez nous, le discours est passé de l’autre coté du cordon sanitaire, considéré comme fréquentable. Principalement via la frange dure de la N-VA, qui a géré la politique migratoire durant quatre années. Theo Francken en charge du sujet le plus polarisant de notre société, le cocktail était explosif. "C’est Alexis Deswaef, avocat et ancien président de la LDH, qui a relevé que le programme sur l’immigration Vlaams Blok en 1992, littéralement vomi par le reste de la classe politique belge de l’époque, a aujourd’hui été mis en place sans que le Vlaams Belang ne fasse partie du gouvernement. Le discours anti-droits humains est essentiellement à rentabilité politique."

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Source : Unsplash
Déshumanisation

Adriana Costa Santos est coordinatrice de l’hébergement à la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Ces derniers temps, elle a principalement consacré son temps et son énergie à l’accueil de femmes migrantes au sein de la Sister’s house. Les discours anti-réfugiés, elle y a gouté. "Je ressens autant l’opposition d’une certaine population que les discours politiques qui la favorise. Quand Theo Francken parle de nettoyer le parc Maximilien après une opération de police très violente, ou quand on utilise les termes d’illégaux, de transmigrants... Cela entraine une déshumanisation." Comment dès lors parler de droits humains pour une population déshumanisée ? Elle rappelle également l’action des jeunes du Belang venus distribuer aux réfugiés du Parc les adresses des signataires d’une carte blanche en faveur de la régularisation des parents de la petite Mawda. "Ce genre de démarche reste minoritaire. Mais il faut les mettre en parallèle avec un système. Une personne sur quatre que nous accueillons a été victime de violences policières ou emmenée en centre fermée. Les risques viennent des personnes qui sont contre les droits humains, mais aussi de l’organisation même de la politique migratoire. Remettre en cause les droits n’est plus anormal puisque c’est validé par le gouvernement."

La Sister’s House, maison gérée par des femmes pour les femmes, a récemment déménagé pour la seconde fois. Et son lieu est tenu secret, en partie pour éviter que des personnes mal intentionnées viennent y jeter le trouble. On en est là. "Ni la Belgique ni l’Europe ne proposent de voie sûre et légale pour que ces femmes vulnérables puissent arriver et se construire un avenir. Quand on a ouvert la Sister’s House, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup plus de femmes dans le besoin que ce que l’on pensait. Certaines n’avaient jamais fait appel à un service d’aide de peur de se mettre encore plus en danger."

À géométrie variable

La remise en question des droits humains est un processus lent et insidieux. De cette manière, on ne s’en émeut pas tellement. Quand, en juin 2018, Theo Francken, alors Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, voulait contourner l’article 3 de la Convention européenne relatif à la torture et aux traitements inhumains et dégradants, des appels à la démission ont été entendus mais ils sont retombés comme un soufflé. "Tous ces petits glissements s’enchainent, la démocratie s’érode et on finit par passer une ligne rouge sans trop le savoir, reprend Olivia Venet. Ces discours sont dangereux parce qu’ils déplacent nos cadres de référence et on glisse vers moins de droit, moins de libertés, moins de solidarité."

Le propre de l’extrême droite (ou de ceux qui s’en approchent) est de faire percevoir à leurs partisans les droits comme un jeu à somme nulle. En laissant profiter nos voisins des libertés qu’ils revendiquent, nous perdrions les nôtres. "Au risque d’être fleur bleue, les droits sont comme l’amour, indivisibles, explique-t-elle, poète. En ce qui concerne les personnes en situation de migration, dire qu’ils nous coûtent quelque chose n’est évidemment pas fondé, même économiquement." Le réflexe de mettre en doute la pertinence des droits fondamentaux est humain. Dans certains contextes, cela pourrait même sembler se justifier. Mais nier le droit d’un être humain revient à nier celui de toute l’humanité. "Si on veut avoir droit à une vie digne dans un environnement sain, alors tout le monde y a droit. Quand on est contre la peine de mort d’un journaliste, on est aussi contre celle d’un terroriste ou d’un pédophile, sinon on n’est pas vraiment contre la peine de mort."

"On vient combler une lacune"

Après s’être fait taper sur les doigts durant trente ans par l’ONU, la Belgique vient enfin de mettre en place un institut indépendant de contrôle des droits fondamentaux. C’est Olivier De Schutter qui sera à sa tête.

Olivier De Schutter est un trésor national. Juriste et prof à l’UCLouvain, il est aussi rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains. Il n’y a pas, ou très peu, de plus grosses pointures que lui en Belgique pour parler de ces questions. Ce n’est donc pas un hasard s’il a été nommé président du nouvel Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains. Un nom à rallonge pour une mission bien précise : éviter que les autorités belges dérapent. Il y sera assisté par Eva Brems, professeure à l’UGent et ancienne présidente d’Amnesty International Vlaanderen. Il était temps que la Belgique mette sur pied cet organe de coordination, après avoir été longtemps critiqué par les Nations Unies. Mais aussi parce que les droits humains doivent actuellement être ardemment défendus.

Quel sera le rôle de ce nouvel institut ?
Il répond à une demande faite à la Belgique depuis plusieurs années au niveau international. Celle de mettre en place une institution indépendante de promotion et de protection des droits humains. Elles se sont développées au milieu des années nonante, sur les principes de Paris de 1993 codifiés par une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies. Notre rôle sera d’encourager le gouvernement fédéral (parce que notre compétence se trouve au niveau fédéral) à prendre des actions qui permettent de mieux garantir les droits et de s’abstenir de mesures qui risqueraient de les menacer. On intervient de manière subsidiaire à d’autres institutions qui existent déjà, comme Unia, l’institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes ou le service de lutte contre la pauvreté. On ne va refaire leur travail mais s’intéresser à ce qui n’est pas couvert par ces organisations.

Si demain, le gouvernement fédéral belge voulait faire passer une "Loi sécurité globale", comme celle qui agite actuellement la France, que feriez-vous ?
C’est un excellent exemple, d’autant plus que dans un domaine comme celui-là, la liberté d’expression et la liberté des journalistes, on n’a pas de mécanisme compétent actuellement. Donc notre institution vient combler une lacune. Ce que nous ferions, c’est rendre un avis à la Chambre des représentants pour alerter les autorités sur les obligations internationales à respecter, qui découlent en l’occurrence de l’article 10 de la CEDH et de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et qui garantissent la liberté d’expression. Nous baserions cet avis sur les standards internationaux pour prévenir le gouvernement du risque qu’il prendrait avec une telle loi. On permettra au Parlement de mieux remplir son rôle de vigile et au gouvernement d’éviter de commettre une erreur qui risqueraient de lui attirer des critiques internationales.

Que constituent aujourd’hui les droits humains ?
Ils sont un contre-point indispensable aux décisions prises sous la pression des majorités et sous la pression de l’urgence. Certes, c’est une contrainte mais ils sont une manière de renforcer l’efficacité d’une action. Une action qui n’est pas légitime et qui ne prend pas en compte les impacts sur les populations vulnérables est vouée à rencontrer des résistances. Les décisions bien informées par les contraintes des droits humains ne sont pas moins efficaces, au contraire. Elles sont de nature à mieux prendre en compte la situation spécifique de certains groupes, comme les personnes en grande pauvreté, sans papier, en situation de handicap...

Ils sont menacés jusque dans nos démocraties ?
Je partage cette impression. Je travaille sur ces matières depuis trente ans et jamais je n’ai eu le sentiment d’une mise en cause aussi largement partagée. Les droits humains ont récemment subi deux crises. L’après 11 septembre d’abord, où l’on a mis entre parenthèses des garanties au nom de la lutte contre le terrorisme. Et puis suite à la crise économique et financière de 2008, on a vu régressé les droits sociaux sous prétexte de plans d’austérité pour faire face à la dette souveraine. Mais ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est une mise en cause plus explicite. Non seulement on trouve que les droits sont un obstacle à l’action efficace, mais on le dit de manière publique. Moi qui suis lié aux Nations Unies, je constate que des États importants contestent l’obligation de respecter les droits humains. Donc c’est vraiment inquiétant.

Au Brésil, en Pologne, en Hongrie, les leaders autoritaires ont été élus...
Bolsonaro, Orban... Cette génération de leaders politiques a construit sa popularité sur des démocraties illibérales. Ils disent : "dès lors que nous avons un mandat reçu par le peuple via les élections, on peut ignorer les contre-pouvoirs". Ils sont assez explicites et malheureusement, je crois que cette stratégie s’avère payante du point de vue électoral. On flatte l’électorat en disant que c’est pour lui que l’on se bat en contournant les contre-pouvoirs.

Ces discours atteignent aujourd’hui les citoyens européens ?
C’est très paradoxal parce qu’on a une population habitée par l’idée de crise, sanitaire, écologique, économique, et qui voit comme priorité pour les gouvernements d’y répondre. Et ils estiment sans doute que les droits humains sont un luxe que l’on ne peut pas se permettre en temps de crise. Les politiques ont une responsabilité, quand ils invoquent constamment la rhétorique de la crise pour justifier leurs mesures, y compris celles qui accélèrent voire contournent les procédures parlementaires. D’un autre côté, j’entends aussi l’inverse dans la population. Que les gouvernements vont trop vite, trop fort, au mépris de libertés. Il y a aussi eu les mouvements Black lives matter, ou la mobilisation face aux violences policières. Tout cela est fait au nom des libertés fondamentales. On a en fait une fragmentation d’une opinion très polarisée, alors qu’auparavant les droits humains étaient une question consensuelle. Tout le monde s’en revendiquait.

Si la Déclaration universelle devait être signée aujourd’hui, on y arriverait ?
C’est une question redoutable. Je crains qu’il soit très difficile aujourd’hui d’obtenir un accord. Le monde est devenu multipolaire. Les droits humains ont progressé de manière extraordinaire depuis la Déclaration universelle de 1948 mais beaucoup d’avancées sont pour le moment remises en cause. On n’aurait sans doute plus la même unanimité autour des droits que celle que l’on a pu obtenir après la guerre. Il s’agit surtout maintenant de défendre les acquis.

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