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Fin de Combat pour Karl Ove Knausgaard

11 décembre 2020
par  Juliette Goudot
( Presse écrite , Le virus de l’art )

L’auteur norvégien, véritable phénomène littéraire scandinave, clôture Mon Combat, son autobiographie en six tomes, avec Fin de Combat lauréat du Prix Médicis Essai. Il y déploie un regard critique sur son œuvre, qui peut aussi se lire au prisme de son lien troublé avec son ex-femme, l’auteure suédoise Linda Boström Knausgaard.

Pour ceux qui ne le connaissent pas, l’auteur norvégien qui vit désormais à Londres a entrepris d’écrire sa vie de sa naissance à ses quarante ans. Les six tomes de Mon Combat (Min Kamp en Norvégien, c’est le titre qu’il a choisi dans un écho provocateur au Mein Kampf d’Adolf Hitler – chacun son combat) ont été publiés en Norvège de 2009 à 2011. Un Norvégien sur dix aurait lu Mon Combat, devenu un best-seller (500 000 exemplaires vendus) en même temps qu’un scandale médiatique sans précédent. Le dernier tome intitulé Fin de combat parait en Français chez Denoël.

Qualifiée « d’entreprise littéraire la plus importante de notre temps » par le Guardian au moment de sa publication en Anglais en 2012, le travail de Knausgaard est, sinon l’un des plus importants, du moins l’un des plus fascinants de la littérature contemporaine. L’un des plus viscéraux et l’un d’un des plus triviaux aussi. Dans le premier volet (La Mort d’un père), l’auteur exhumait son enfance dans une petite ville de Norvège, jusqu’à la mort brutale de son père, décrivant en détails le sang, les excréments et le nettoyage précis de l’appartement de sa grand-mère où son père alcoolique avait trouvé la mort. L’entreprise d’écriture se poursuivait de manière non chronologique (ainsi le second volet Un homme amoureux raconte sa rencontre avec Linda Boström, auteure suédoise qui deviendra sa femme ; ses années d’étudiant à l’Académie d’écriture de Bergen sont décrites dans le cinquième tome, Comme il pleut sur la ville), travaillée en sous-main par l’ambition dévorante de devenir écrivain, des analyses littéraires poussées (de La Bible, de l’Ulysse James Joyce ou des poèmes de Paul Celan), les désillusions intérieures, la honte et la haine de soi souvent (« Déjà je m’étais senti faux, comme quelqu’un qui avait des pensées que personne d’autre n’avait, et que jamais personne ne devait connaître »), les rencontres amoureuses fulgurantes et la vie qui bascule lorsque Karl Ove et Linda deviennent parents de trois enfants, Vanja, Heidi et John, dont la naissance et pour ainsi dire l’élevage sont au cœur de plusieurs tomes, jusqu’à la dépression de Linda et son hospitalisation en psychiatrie qui constitue le final du tome six.

« Impératif de réalité »

Une bonne partie des romans de Knausgaard consiste à raconter de manière hyper-réaliste son quotidien banal de père d’enfants en bas âge, détaillant à la manière d’une « performance » littéraire inédite de 3600 pages les couches, les promenades au jardin d’enfant, les courses, les machines à laver, les repas à préparer, les cigarettes qu’il fume entre deux corvées et les litres de café qu’il fait bouillir, restituant les tracas du quotidien de manière addictive (Karl Ove va-t-il parvenir à aller acheter les saucisses pour le repas du soir ?) – à ce propos l’écrivaine Zadie Smith a même déclaré attendre la parution de ses livres « comme une dose de crack ». Ce sixième tome achève l’autobiographie dans la même veine, lorsque Linda bascule dans la dépression après avoir découvert comment Karl Ove « la voit ».

Précisons que le lecteur ne pourra accéder à ce final qu’après un long essai sur Mein Kampf livre autobiographique d’Adolf Hitler autant que manifeste politique publié en 1925 après le putsch de la Brasserie, moment fondateur du futur régime nazi, dont on livre ici un bref aperçu. Knausgaard analyse principalement la manière dont est perçu le futur Fürher, à travers la Vienne artistique du premier 20ème siècle qui lui refusa l’entrée aux Beaux-arts, traquant avec virulence le style littéraire défaillant d’Hitler (« d’une platitude et d’une médiocrité déplaisante, comme on n’en lit pas dans les textes contemporains »), décelant une personnalité autocentrée (« un homme du peuple inculte, impudent, violent »), s’interrogeant comme d’autres écrivains avant lui (dont l’historien Ian Kershaw) sur le « charisme » du Fürher et sur le « système civilisationnel » né après l’industrialisation et le désastre de la Première guerre mondiale qui a permis une telle désintégration du monde. La juxtaposition ironique de la vie personnelle de Knausgaard avec cet essai sur l’un des plus grands criminels de l’Histoire étant bien sûr l’un des buts assumés, et pas forcément confortables, de ce livre. Mais Knausgaard est sans doute aussi un grand écrivain de l’inconfort.

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© David Sandson

Fin de combat ne se dérobe d’ailleurs pas devant l’autocritique. Knausgaard y déploie un double regard à la fois théorique et éthique sur son entreprise autofictionnelle, puisque le livre a été écrit au fur et à mesure de sa publication et du scandale médiatique qui en a découlé en Norvège, où toute la famille Knausgaard a été mise en cause. Son oncle Gunnar, frère de son père, estimant que le livre est un « viol littéraire » a tenté de s’opposer à la publication, tandis que les journalistes se sont déchirés sur la moralité de l’entreprise Knausgaard, allant jusqu’à retrouver les personnages du livre et enquêter sur eux pour rechercher « la vérité ». De ces publications traumatiques, Knausgaard a tiré des leçons littéraires et personnelles qui alimentent Fin de Combat. « Je comprenais vraiment ce que j’avais fait, et que tout le monde, y compris de parfaits inconnus, pouvait tout savoir sur moi et penser ce que bon leur semblait. Je leur avais jeté Vanja, Heidi et John en pâture » (p 1224). En écrivant sur la réalité de sa vie, Knausgaard admet qu’il aurait rompu le pacte romanesque qui existe normalement entre l’auteur et le lecteur : « C’est ce pacte nécessaire que mes livres, qui ont suscité tant de scandale et d’indignation, ont rompu. Je les ai écrits parce que l’impératif romanesque ne me suffisait pas, je voulais aller plus loin et m’astreindre à l’impératif de réalité. » (Livre six, p 1193). Abolissant la sphère privée ainsi que la barrière entre son propre « je » et le « je » de l’auteur, Knausgaard assume la transgression à l’œuvre lorsqu’on décrit tout ce qu’on ne dit pas (dans un couple, dans une famille, dans la vie sociale, comme l’alcoolisme supposé de sa belle-mère), incorporant dans la matière même de son écriture les conséquences morales et judicaires de celle-ci.

« Linda Ô, Linda »

Car KOK absorbe tout, et plus il absorbe, plus sa position devient à la fois intenable et paradoxalement légitime du point de vue de l’entreprise littéraire. « Les romans entraient en conflit avec leurs propres conséquences. J’avais délibérément choisi de publier les romans et de laisser arriver ce qui arriverait, avec le lot de douleurs que cela impliquerait et que j’infligerais, en espérant que les blessures seraient guérissables » (p 1231). Poussant l’expérience autobiographique à son paroxysme, Knausgaard a le mérite d’analyser, sans doute mieux que personne avant lui, les enjeux éthiques contradictoires de l’autofiction : « Devant l’ordinateur j’avais peur, j’étais désespéré et triste mais je savais que ces émotions disparaîtraient quand j’écrirais (…), car dans le « je » de l’écriture disparaissait le « nous » social, et le « je » était libre. Lorsque je quittais ma table de travail, le « nous » social revenait et j’avais plus ou moins honte de ce que j’avais écrit et pensé, en fonction de mon degré d’immersion dans l’écriture. (…) Le social est basé sur le fait de montrer certaines choses et d’en dissimuler d’autres. Le mécanisme de régulation s’appelle la honte. (…) Mon père a bu jusqu’à en mourir, ça n’aurait pas dû arriver, donc il faut le cacher. Mon cœur battait la chamade pour une autre, ça n’aurait pas dû arriver, donc il faut le cacher. Mais c’était mon père et c’était mon cœur ».

En définitive Knausgaard écrit sur ce qui lui appartient. Sa relation avec son père, sa relation avec sa femme. Son travail. Il parle des autres dans une subjectivité radicale assumée. Dans l’écriture, dit-il, le nous social n’existe pas. Il n’y a qu’un je radical, forcément transgressif. A toutes les personnes impliquées il a fait relire les passages. Sa famille, son frère, ses ex petites amies (qui apprennent ses pulsions dans le livre, dont une accusation de viol). Et bien sûr Linda. A la publication du tome deux (racontée dans le tome six, il faut suivre), Linda bascule dans une grave dépression. A la fin de Mon Combat elle est hospitalisée de son propre gré dans un hôpital psychiatrique. Knausgaard ne cache rien de l’effondrement mental de Linda, de la maladie qui l’assaille depuis une première hospitalisation lors d’une phase maniaque lorsqu’ils se rencontrent quelques années plus tôt, des électrochocs pour sortir de la dépression.

Ce cette entreprise littéraire hors norme on pourra penser ce qu’on veut. Mais ce qui n’a peut-être pas été assez dit devant le scandale déclenché par le livre de Karl Ove Knausgaard, et devant le poids de la culpabilité que l’auteur exhume (« Couvait le reproche informulé que Linda, détruite, était alitée dans la pièce d’à côté à cause de ce que j’avais écrit ») et qui est aussi l’un des sujets du livre (la culpabilité d’écrire sur ses proches et la honte de le faire), c’est à quel point Mon combat semble (bien plus que dans le parallèle avec Mein Kampf) trouver tout son sens dans la maladie de Linda.

Ce que Knausgaard raconte de Linda, l’entrechoquement terrible de sa personnalité, du conflit et de l’écartèlement qui l’épuise entre l’abattement de la dépression et l’élévation de l’énergie maniaque, semble être à la fois la quête inconsciente du livre, son aboutissement, son point ultime. En ce sens le livre n’est pas que l’œuvre d’un auteur narcissique mais aussi une déclaration d’amour au cœur de la nuit psychique. Ainsi la supplique « Linda Ô, Linda », supplique où tout s’éclaire, où tout s’assombrit, où tout fait sens au cœur même du chaos, sans que ce sens puisse toujours être atteint par l’écriture. Le mystère reste en suspens. « Quelles ténèbres t’habitent Linda ? Quelle ténèbres t’habitent ? » répète Karl Ove, les traversant avec elle, scandant les visites à l’hôpital de mantras qu’il espère magiques (« Je t’aime Linda, tu es quelqu’un d’exceptionnel, tu es une mère exceptionnelle » ne cesse-t-il de lui dire tandis qu’elle s’enfonce dans l’obscurité). C’est seulement alors, lorsque Mon Combat se dilue enfin dans l’amour de Linda, dans l’inquiétude immense pour elle, que l’auteur peut baisser les armes. Achever le combat. Les différents « moi » cessent de s’entrechoquer. « Elle était calme et fatiguée mais quand elle me regardait, c’était Linda qui me regardait, personne d’autre ». Linda retrouve la raison, et Karl Ove Knausgaard a cessé d’écrire. Il a cessé, dit-il d’être un écrivain.
De cet autre combat contre la maniaco-dépression (dont souffrait également son père) Linda Boström Knausgaard a également fait la matière d’écriture de ses livres (un recueil de poésie et trois romans). Pour comprendre son combat il faut la lire. Son second roman, Bienvenue en Amérique, a reçu le prestigieux Prix August en Suède en Suède en 2016. On y découvre, dans une langue vive et hachurée racontée à hauteur d’enfant, des souvenirs éclatants d’une mère trop belle et d’un père souvent violent, à travers le point de vue d’une petite fille de onze ans devenue mutique au moment de la mort de son père. Et pourtant écrit-elle, « Nous étions une famille lumineuse ». D’une certaine manière, les cheminements littéraires de Karl Ove et Linda s’entrelacent, aux frontières de l’autofiction, dans le cœur sombre où naît l’envie d’écrire.

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Karl Ove Knausgaard, Fin de Combat, Denoël (traduit du Norvégien par Christine Berlioz, Laila Flink Thullesen, Jean-Baptiste Coursaud et Marie-Pierre Fiquet), 1405 pages.

Linda Boström Knausgaard, Bienvenue en Amérique (Grasset, 2018, 122 pages).

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