Esperluète trace son chemin poétique
Par ses livres petit format qui allient littérature et arts plastiques, la maison fondée par l’artiste Anne Leloup s’est forgée une place à part dans le monde de l’édition belge, et plus largement francophone. En privilégiant la poésie sous toutes ses formes.
« au jardin je vais des heures et des heures le temps s’arrête je rentre boire à la cuisine il est déjà temps d’un repas » Si ce n’est l’absence de ponctuation, cette phrase pourrait figurer telle qu’elle dans un roman ou un récit. Dans Les gestes du jardin d’Amandine Marembert, dont ce sont les premiers mots, elle est écrite sous la forme d’une strophe poétique composée de cinq vers. Si la poésie fait un peu peur aujourd’hui, peur de ne pas « comprendre », de se trouver face à quelque chose d’obscur, de nébuleux pour initiés, celle que publient les éditions Esperluète est, tout au contraire, ancrée dans le quotidien. Et rarement versifiée. « On a aussi besoin de la poésie pour mieux comprendre notre monde actuel, réfléchit leur fondatrice Anne Leloup. C’est une manière de décrire des sentiments ressentis sans toujours parvenir à les nommer, des sensations diffuses sur lesquelles on ne parvient pas à mettre des mots. C’est par ce biais-là que la poésie peut faire sens. » La plasticienne cite par exemple Passagers, suite d’observations glanées dans le métro par Ludovic Flamant qui plait particulièrement aux jeunes adultes.
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- Anne Leloup - Portrait
Un autre exemple récent est extrait du Jour coude-à-coude de Colette Nys-Mazure paru à la veille du premier confinement : « Petit matin ébouriffé. Le camion des éboueurs, énorme et jaune, trave à grand fracas. Mesure de salubrité publique à coup sûr ; réveil matin aride. » Peut-on faire plus concret ? Cette appréciation, poétiquement traduite, ne renvoie-t-elle pas à quelque chose que chacun a connu ? « Je suis assez surprise par l’engouement pour une forme d’écriture poétique chez les lecteurs, par un retour à une forme plus active de lecture poétique et un besoin de rencontres », s’enthousiasme encore Anne Leloup, qui réédite régulièrement les livres appartenant à ce genre littéraire. Mais qui ne sont pas que cela. Car le texte n’est pas seul, il est toujours accompagné de dessins qui, plutôt de l’illustrer, en constituent un passionnant contrepoint. Les images viennent le scander pour offrir une lecture parallèle ou pour davantage l’épouser, comme les dessins, subtilement évocateurs, de Valérie Linder dans Les gestes du jardin.
Lignée de livres d’artistes
Ce n’est donc pas seulement pour le sens du mot, et de sa beauté calligraphique, qu’Anne Leloup a, en 1994, choisi Esperluète comme nom de sa maison d’édition. Cet étrange signe orthographique, sorte d’équivalent poétique – déjà ! – du “et”, convient en effet parfaitement à son ambition éditoriale qui s’inscrit dans la longue et prestigieuse lignée des livres d’artistes. « C’est lors d’un cours de typographie que ce mot m’a sauté aux yeux, se souvient celle qui a fait des études de graphisme tout en suivant une formation artistique. Et certaines connaissances sont venues ensuite valider ce choix, comme le fait que ce soit un signe très ancien et qu’il ne s’écrive pas toujours de la même façon. J’étais assez sûre de ce que je voulais dans cette rencontre entre écriture et arts plastiques. Que se passe-t-il quand un texte et des images se rencontrent ? Et je voulais aussi que ce soient des livres accessibles à tous, tant par leur prix peu élevé que par leur contenu. »
Esperluète publie une quinzaine de titres par an, « un bon ratio pour pouvoir garder son indépendance et un fonctionnement qui permet d’accompagner chacun d’eux », commente sa directrice qui n’a pour autant jamais mis entre parenthèses son autre activité, le dessin, la peinture et la lithographie, continuant de créer et d’exposer. Imprimés avec soin sur du beau papier, ils sont regroupés en trois collections – Littéraires, Imagées, En marche - elles-mêmes subdivisées en quatre sous-collections, qui vont de livres-accordons à des romans parfois illustrés, parfois non. Publiant principalement ses albums pour enfants chez Casterman, Anne Herbauts y réalise par exemple des œuvres d’un type différent, plus intimistes, comme Je ne suis pas un oiseau qui aborde, sous une forme sensible et poétique, le sort des migrants.
Parmi les romanciers, on retrouve notamment Dominique Loreau, Frédérique Dolphijn, Eddy Devolder, Veronika Mabardi, Benoît Reiss ou Jean-Marc Turine, devenue la “star” de la maison depuis le Prix des Cinq Continents de la Francophonie échu en 2018 à La Théo des fleuves. Cette récompense a permis à l’écrivain-réalisateur bruxellois (il était proche de Duras et de Jean Mascolo avec qui il a réalisé plusieurs documentaires) d’arpenter de nombreux pays européens et africains, faisant ainsi connaître Esperluète. Une éditrice qui a vécu différemment les deux confinements. Pendant le premier, tout s’est arrêté, l’obligeant à reporter à l’automne les sorties prévues pour le printemps. Le second a, quant à lui, été moins douloureux, les librairies belges restant ouvertes. Si cette période ne met pas sa maison en péril, Anne Leloup se réjouit néanmoins de l’achat massif de livres par la Fédération Wallonie-Bruxelles à destination des bibliothèques et des CPAS.
Esperluète Éditions, 9 rue de Noville, 5310 Noville-sur-Mehaigne. www.esperluete.be/ www.anne-leloup.be/site/