En Grèce, les hydroptères soviétiques font de la résistance
Paxos, au sud de Corfou, à l’ouest de la Grèce, est une merveilleuse petite île. Cet été, on y parlait évidemment beaucoup du Covid. Fin juin, de nombreux Paxiotes se demandaient s’il serait vraiment prudent de laisser venir les touristes. Mais la plupart, un œil sur leur compte en banque et l’autre sur les stricts protocoles sanitaires, disaient qu’il valait mieux une saison courte plutôt que pas de saison du tout. Puis les touristes sont arrivés, se sentant finalement les bienvenus, et les conversations ont tourné autour des mesures de sécurité, et surtout de la décision prise sur le tard par le gouvernement grec de fermer tous les établissements à minuit. Pour un choc, ce fut un choc !
Autre sujet de conversation de l’été : le « Flying Dolphin » qui relie le port de Paxos à celui de Corfou. Ayant été en panne la majeure partie du mois de juillet, l’Ilida II - c’est son nom - a été quotidiennement scruté au mois d’août : « Fonctionne-t-il aujourd’hui ou pas ? » C’est que le bateau qui le remplace prend deux heures plutôt qu’une, et peut accumuler beaucoup de retard les jours où plusieurs navettes sont prévues entre les deux îles. Or, à Corfou, seul aéroport de la région, les avions n’attendent pas les retardataires…
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Rostislav Evgenievich Alexeyev ne se doutait certainement pas que le fruit de ses croquis un peu fous se retrouverait quelque quatre-vingts ans plus tard à sillonner de façon erratique la mer Ionienne. Dans son bureau de Gorki (à présent Nijni-Novgorod), l’ingénieur naval soviétique rêvait d’une embarcation ultra-rapide pour l’Armée rouge. Elle ne verra jamais le jour. Après que les armes se soient tues, Alexeyev poursuivra cependant ses recherches en les orientant vers le civil. Et il finira par « inventer » l’hydroptère - hydrofoil en anglais - soviétique, un engin qui fonce sur l’eau, mais hors de l’eau, en s’appuyant sur des ailes immergées. Suite au lancement du Raketa, son premier-né, en 1957, Alexeyev recevra le Prix Lénine, des mains de Nikita Khrouchtchev lui-même.
Des centaines de Raketa seront construits sur vingt ans. D’autres modèles viendront ensuite, les Meteor, les Kometa, les Kolhida, etc., qui parcourront à 60 kilomètres/heure la Neva à Leningrad ainsi que les innombrables autres fleuves de l’URSS - et ce alors que les réseaux routiers et ferroviaires laissaient à désirer. Au total, près de trois mille engins du genre seront produits jusqu’au début des années 90.
Certains, quelques dizaines, ont été exportés. L’URSS, toujours à court de devises, les a souvent utilisés comme monnaie d’échange. On en a bien sûr retrouvé dans des pays du bloc soviétique, mais aussi ailleurs. Et notamment, assez tardivement, aux… Pays-Bas ! En 2002, la société de transport public Connexxion a, en effet, acquis quatre hydrofoils de fabrication soviétique pour les mettre en service entre la gare centrale d’Amsterdam et Velsen, sur le canal de la mer du Nord. Durée du trajet : 27 minutes. Les Néerlandais étant ce qu’ils sont, les engins avaient été aménagés pour également accueillir, à l’extérieur, des vélos ! Les hydrofoils ont toutefois été retirés du service en 2014, lorsque les autorités provinciales de la Hollande-Septentrionale ont décidé de limiter la vitesse sur le canal à 50 kilomètres/heure.
Aujourd’hui, ces petites merveilles de la technologie made in USSR ne sont plus que très rarement utilisées pour le transport régulier de passagers. Certes, on en trouve encore à Saint-Petersbourg, mais pour des excursions touristiques. On en trouve aussi, toujours en tant que curiosités, ici ou là dans l’ex-bloc soviétique, et par exemple en Hongrie, sur le Danube.
En réalité, les hydrofoils soviétiques ne sont plus vraiment en service qu’en… Grèce ! Au départ, le pays en avait reçu une bonne trentaine. La légende veut qu’ils aient été échangés contre des oranges du Péloponnèse…
Cet été, six Flying Dolphins - c’est leur nom en Grèce - étaient encore effectivement en service sur des lignes de transport régulières. Trois étaient exploités par la grande compagnie maritime Hellenic Seaways entre Le Pirée et les îles des golfes Saronique et Argolique : le 17, le 19 et le 29. Drôles de noms ! Deux naviguaient pour le compte de la société Aegean Flying Dolphin : l’Athina vers le golfe Saronique, et l’Erato entre Volos et les Sporades. Tandis que l’Ilida II de la compagnie Joy Cruises faisait la navette entre Corfou et Paxos. Laquelle compagnie Joy Cruises exploitait jusqu’à récemment deux autres Flying Dolphins, qui ont rendu l’âme…
L’Ilida II est le doyen de ce groupe de six survivants : il a été construit en 1983. Il est du type Kometa, la version maritime du Meteor, dont il partage le remarquable look rétro-futuriste. En général, les passagers - il peut en embarquer 126 - apprécient son confort. Il est vrai que les trois cabines, comparables à celle d’un avion gros porteur, ont été soigneusement entretenues et renouvelées.
Pour autant, l’Ilida II n’échappera pas à la casse. Les pièces de rechange se font rares, et le rafistolage a ses limites. Déjà, la concurrence parle de danger… Pour le reste, ses deux moteurs de 1000 chevaux grillent entre 500 et 700 litres de diesel par heure, et les volutes de fumée noire qui s’échappent de ses cheminées ne font guère bonne impression.
Les Flying Dolphins appartiennent pourtant au patrimoine - de la Grèce, de la Russie, voire… de l’humanité ! La vraie place de l’Ilida II serait donc, demain, dans un Musée du vintage.