Et si on passait la frontière après tout ça ?
« Du raisin vert, du raisin mûr et du raisin sec, tout cela est changement, non pour ne plus être mais pour devenir ce qui n’est pas encore. » (Marc-Aurèle)
Pour les premières sorties autorisées, on ne part pas trop loin. Un peu comme une revalidation, on se lance dans une randonnée gastronomique au pays du Comté et du vin de paille. Pour se resourcer entre les forêts, les lacs, les canyons et les bonnes tables de l’Echappée jurassienne. Et parce qu’il faut que tu respires.
Dans le Jura, pas de chichi. On garde ses bottines qui ont foulé la « terre amoureuse », celle qui colle aux semelles, quand on descend dans un cellier ou une cave à fromage. Et même pour visiter les musées et les abbayes. Parce qu’au pays de la rando -5.000 km2 de sentiers balisés-, on a le caractère de ses paysages peu policés. La rudesse des hautes falaises de calcaire qui ont résisté à tout depuis 250 millions d’années. La ténacité d’un vignoble que rien ne destinait à l’excellence et aujourd’hui reconnu dans le monde entier. Et ce respect de la nature qui fait qu’on se préoccupe plus du bien-être des animaux que de vos godillots. Ici, le poulet de Bresse est mieux logé que nos étudiants -10m2 par tête-, la bécasse est interdite de vente et le grand tetras, cet énorme gallinacé bleu-violet, est protégé comme le lynx.
Ajoutez un patrimoine culturel habité par des moines, des artisans, des sauniers, des anciens qui n’acceptent de livrer leur coin aux morilles que sur leur lit de mort et des grands-mères qui lessivent toujours à la cendre de bois. Et vous obtenez des hommes et des femmes humbles et travailleurs, qui cultivent leurs atouts sans s’en vanter. Leurs meilleurs ambassadeurs sont ces guides qui mènent le visiteur à travers un territoire sculpté aussi bien pour les contemplatifs que pour les actifs -marche, vélo, VTT, cheval, pêche sportive ou du dimanche.
300 km de sentiers pour les pieds
Parce qu’on sort d’une crise en respirant un grand coup, et qu’on s’extirpe d’un confinement en rêvant de grands espaces, l’Echappée Jurassienne délivre pile poil cette bouffée de liberté et de simplicité dont on a tous besoin dès que le printemps revient. Ce sentier de randonnée de 300km grimpe de la plaine française aux Rousses suisses, entre les villes de Dole et de Nyon.
Une voie pour tous, entièrement balisée et modulable, qui se pratique à la journée jusqu’à la quinzaine pour tout franchir. Etapes historiques, œnologiques, spirituelles, gastronomiques ou sportives émaillent le trajet qui traverse des décors grandioses. Sac sur le dos ou portage organisé, Topoguide dans toutes les langues et des locaux heureux d’ouvrir leur porte si vous faites semblant de vous perdre.
Pourquoi à pied ? Parce qu’un véhicule fait courir le risque de passer à côté du plus important. Ce rosé des prés ou ce rare cèpe pour l’omelette du midi. Le verjus, cette grappe de raisins qui a échappé aux dernières vendanges et qui ravit le palais. Ces vaches importées d’Ecosse et déguisées en mouton, robe noire ceinturée de blanc, cachées derrière le classique troupeau de Montbéliardes à la robe pie-rouge qui font la gloire du Comté, présent à tous les repas. Ah ben oui, quand on marche dans les campagnes, on rencontre plus de bovins que d’êtres humains.
Salins-Les-Bains
Tout commence tout en bas. Même encore plus bas. Dans les souterrains de Salins-Les-Bains, cité enfouie au fond d’une grande reculée chaperonnée par deux forts moyenâgeux. Dix siècles et des centaines de milliers de vies d’un labeur impitoyable dédiés au dieu sel, l’or blanc de la vieille Europe. Le gardien prend plaisir à rapporter les récits de diables et de démons qui hantaient les travailleurs des profondeurs. Il explique, au départ d’une pierre à sel comme on trouve dans les prés à vaches, l’histoire de sa région convoitée par les ducs et les rois, la naissance des droits sociaux et l’histoire de la conservation des aliments. Et décrit le quotidien des tiraris, ces femmes qui triaient le sel, le séchaient et le conditionnaient avant de partir aux champs puis de s’occuper de la marmaille. Le Jura est une terre d’hommes qui n’auraient pas survécus sans les femmes.
Le long des parois du canyon, les remous de la Furieuse et de la Gouaille, les rivières aux crues ravageuses, sont la partie émergée de cette ancienne mer qui, aujourd’hui, aide à la fabrication de caramels salés et à la réputation de ses Thermes qui accueillent curistes de longue durée et amateurs de soins aux fleurs des coteaux à la journée.
Arbois
« Vive la liberté du vin et de l‘alambic ! » Le ton est donné dès les premières rues de la capitale des vins du Jura. Laurent, guide-conférencier, nous apprend à décrypter les strates historiques et politiques des quartiers en regardant les toits et l’architecture des maisons. Le gars brasse large, comme le cépage savagnin qui cerne la ville et produit un des cinq meilleurs vins blancs au monde. Il évoque Maximilien d’Autriche, Henri 4, les révoltes et même les relations avec la Belgique lorsqu’il apprend d’où nous venons. Il passe de ‘la boîte chaude’ -le Mont d’Or posé dans le four après avoir versé du vin blanc en son centre- au faucon crécerelle dont on dit qu’il fait le Saint-Esprit lorsqu’il bat des ailes en faisant du sur place. Et nous initie à l’ampélographie, l’étude du cépage, en nous menant d’un pied (de vigne) à l’autre sur les sentiers.
Pupillin
Des notions bien utiles pour aborder le plus petit vignoble de France que les sommeliers internationaux plébiscitent de plus en plus. Au Domaine Désiré Petit, un frère et une sœur symbolisent cette jeune génération qui perpétue un savoir en l’enrichissant de nouvelles expériences. Il est question de vin jaune, de vin de paille, de Damien qui vit littéralement dans la cave et d’Anne-Laure qui reste en surface avec son diplôme en Commerce. Si on n’accroche pas aux techniques de vinification, fermentation et biodynamie, les infos recueillies se révèlent néanmoins bien utiles le soir. Quand on goûte un crémant ou un jaune, qu’on associe le macvin ou le paille au foie gras ou le trousseau avec la poulaille de Bresse. Ou qu’on accueille avec gratitude un poulsard frais pour accompagner la truite qu’on a pêchée la journée et qu’’on peut demander au chef de cuisiner.
Pasteur, de la vigne au labo
Du vin à la culture du staphylocoque, il n’y a pas plus loin que de la carafe à la vigne. Louis Pasteur est né dans le Jura, a grandi à Dole puis s’est installé à Arbois où il a non seulement travaillé sur l’espérance de vie des humains mais aussi sur celle des vins, à travers des expériences menées sur sa propre vigne. En combattant la bactérie meurtrière, il améliorait le goût des crus qu’il affectionnait. Même si, aujourd’hui, on dédaigne sa pasteurisation et qu’on regarde les microbes avec plus d’indulgence, au point de les utiliser pour produire de meilleurs breuvages et fromages, le savant est toujours considéré comme un saint et sa maison, classée, est un fourre-tout historique et scientifique. Le bougre a tout de même sauvé des millions de vies et empêché le vin et la bière de se transformer directement en vinaigre. Ici aussi, on se laisse emporter par l’exposé de Sylvie Morel, directrice des Maisons Pasteur, qui nous gratifie d’une formidable envolée sur la microbiologie alimentaire -parce que, dans le Jura, on est aussi très passionné.
Château-Chalon
Au Domaine Berthet-Bondet, Hélène, qui a troqué ses écouteurs de traductrice dans une ambassade à Bruxelles contre la cisaille et le bâton mélangeur, ne dit pas autrement. Tous ses cépages sont bios. Et, perso, j’échange son célèbre AOC Château-Chalon vieilli 6 ans et 3 mois en fût de chêne contre son très digne Côtes du Jura qui mélange 60% de ploussard, 30% de trousseau et 10% de pinot noir. Question de goût.
N’ayez pas peur, on s’y fait vite, une dizaine de crus différents à chaque dégustation qui ponctue la rando œnologique -et un crachoir pour ne pas devoir rentrer avec la voiture-balai. C’est moins lourd que la rando fromage. Et puis, on prend le temps de se poser.
A Château-Chalon, par exemple, labellisé Plus beau village de France. Le genre de petit bourg où l’on bavarde encore au milieu de la rue et où le postier attend patiemment la fin de la papote au volant de sa fourgonnette électrique. Et où le resto du coin sert des menus à faire pâlir ceux qui ont choisi une adresse plus célébrée en ville. Car, marcher et manger, ce n’est pas incompatible. Que du contraire, puisque l’Echappée Jurassienne cultive aussi quelques bonnes tables dont on ne soupçonne souvent pas l’existence en traversant une cité perchée.
Baume-les-Messieurs
Le chocolatier Hirsinger, Meilleur ouvrier de France, a la formule pour expliquer cette excellence qui caractérise ces anonymes aux fourneaux ou dans les caves : « Quand on produit trop, la qualité se perd. » Et il ajoute, quand on lui demande pourquoi il n’exporte pas davantage ses chocolats mortels aux morilles, au poivre du Népal ou au safran : « On n’est pas des grands commerçants dans le Jura. »
Pourtant, c’est tout de même le premier à avoir installé un distributeur automatique de pralines de qualité dans la rue. Ainsi les randonneurs peuvent s’en mettre plein les poches quand ils sortent à l’aube, avant l’ouverture des négoces, pour partir faire le tour du cirque de Baume-les-Messieurs, grimper jusqu’au Belvédère puis se rafraîchir à la cascade des Tufs avant de regagner le village où les quelque 150 âmes encore vivantes s’occupent d’entretenir l’Abbaye Saint-Pierre, une des plus vieilles d’Europe.
Anne-Marie, encore une guide exaltée, nous aide à dénicher, au milieu des cellules et des réfectoires devenus habitations privées par la grâce de la Révolution française, plusieurs œuvres majeures, dont un célèbre retable flamand abrité dans le chœur de l’église. Entre deux anecdotes sur la vie des quarante moines aristos qui se la sont coulées douce pendant des siècles, elle nous donne les clés de lecture du triptyque et des vitraux -de gauche à droite et de bas en haut, vous le saviez ?
Le soir, autour de la table, il est question des chemins et des vins empruntés, des dénivelés, de chaussures et de chaussettes, de la nécessité des bâtons ou pas, d’arômes et de champignons ou encore du métier de confiseur qui était apothicaire à l’origine -de la pastille pour la gorge au chocolat à la gentiane, nombreux sont ceux qui ont franchi le pas. Et voilà, il est encore question d’avancer. C’est ce qui s’appelle marcher utile. « Jamais je n’ai tant pensé que dans les voyages que j’ai fait à pied. » disait Rousseau.
Béatrice Demol
Tout pour visiter, marcher, manger, dormir dans le Jura jura-tourism.com et bourgognefranchecomte.com
Pour se ravitailler en chemin legrapiot.com , le-bistronome-arbois.com et lebouchonduchateau.com
Pour dormir cosy au milieu des poules ou dans un arbre chambredhote-entrecoeur.fr
Pour y arriver en train : Bruxelles-Lyon-Lons Le Saunier https://be.oui.sncf/fr