JOURNALISTE FREELANCE.BE Le site des journalistes indépendants

Hommes, victimes de violences conjugales : un phénomène institutionnel et social qui deviendra audible ?

15 juillet 2021
par  Valériane Munoz Moles
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

« Violences conjugales » tapé dans google et en un clic, le tour de la problématique est aux yeux de toutes et tous, une centaine d’images de femmes aux visages tuméfiés, des illustrations d’hommes aux poings serrés levant la main ; des vidéos imprégnées de ce même clivage entre les femmes victimes et les hommes auteurs à l’exception des couples homosexuels où la gente masculine est accueillie dans ce vocable de « victime ». Les images ne sont ni vraies ni fausses mais ne dépassent-elles pas leur vocation informative en s’insérant comme des mythes professionnels, institutionnels, des processus de construction du monde et des identités sociales « prêtes à porter » ?

Pratiquant en maison d’accueil pour femmes en difficultés sociales et parallèlement victimes de violences conjugales jusque fin 2020, je suis consciente de différents phénomènes collatéraux. Nous pouvons distinguer : la flexuosité de l’emprise psychique et physique, signature des violences conjugales ; la brutalité des sévices exercés par certains hommes sur les femmes ; la problématique connexe des enfants.

Cependant, si mon engagement professionnel s’apparente à une profession de foi envers le public accueilli, le discernement ainsi que la lucidité m’initient à une autre forme de catéchisme : le refus d’une dyade inspirée d’un féminisme radical et d’une bataille tout aussi violente symboliquement contre un patriarcat millénaire. J’ai toujours marqué un vif intérêt quant à la problématique des hommes, victimes de violences conjugales. Une profonde sollicitude pour cette thématique avec l’envie de coucher des mots sur le papier mais sans matériel clinique et/ou sociologique. La pandémie et la situation de confinement en ont décidé autrement : une immersion sur un plateau TV ainsi que l’appel d’un homme en détresse, victime de violence conjugale, pris en charge par une collègue conseillère conjugale et familiale, Laurence Vitrant.

Préambule à la réflexion…

Invitée à l’émission « C’est vous qui le dites » sur la RTBF, dans le cadre d’une action solidaire et citoyenne durant le confinement - une plateforme d’écoute et de soutien, rassemblant une centaine de conseillères conjugales et familiales bénévoles, j’ai en quelque sorte vécu la problématique des violences conjugales en tant que phénomène social inaudible.

Consacrée à ces violences en période de confinement, la ligne éditoriale se vouait à ouvrir un échange sur de nombreuses questions : les alternatives en cette période pour demander de l’aide lorsqu’une victime, enfermée avec son bourreau, a un accès limité aux moyens de communication, les possibilités d’accueil en maison pour femmes victimes de violences conjugales - l’idée de l’accueil des hommes me traverse instinctivement l’esprit mais reste coincée dans le tiroir -, les com- portements à avoir lorsqu’on est témoin de violences conjugales... etc.

Avant d’entrer sur le plateau, j’entame une discussion avec le présentateur qui m’explique avec bienveillance - mon angoisse peut-être perceptible pour un professionnel aguerri - le fonctionnement de l’émission dont le principe est de répondre aux questions des auditeurs et auditrices en plus d’une volonté d’informer autour de la thématique. Très vite, nous passons du contenant au contenu : « Nous recevons généralement des appels de femmes victimes de violences conjugales. Elles nous font part d’un vécu extrêmement douloureux, qu’on n’imagine pas et on y ressent la douleur et la détresse avec un temps d’antenne parfois limité. On se sent parfois impuissant. » Puisque la perche est lancée sur l’identité « genrée » des appelants, j’aborde inévitablement la question d’éventuels appels de la part d’auteur(es) de violences conjugales : « Nous n’avons jamais reçu d’appels d’auteurs de violences conjugales jusqu’à présent, ce sont uniquement des femmes victimes. ». Même si les journalistes n’ont plus l’image du chevalier blanc intrépide et qu’ils souffrent d’un désamour du public, à aucun moment je n’ai ressenti une quelconque forme de voyeurisme en quête d’une histoire à faire pleurer dans les chaumières pour booster l’audimat. L’humanité était au rendez-vous.

Cependant, une humanité bien imprégnée par les diktats de notre société. Même si le journaliste a manifesté autant de bienveillance, de respect et d’empathie, nous sommes restés dans une dynamique conversationnelle clivante - avec chacun sa contribution - symptomatique des violences conjugales faites aux femmes sans aborder la thématique des violences faites aux hommes... Ma casquette en maison d’accueil, la société, les représentations du métier, les constructions genrées des violences... Un bouillon de culture(s) qui fait des hommes victimes de violences conjugales une réalité inaudible, voire invisible ?

Le visible, produit d’une vision du monde ?

Quarante-cinq minutes - sur le chemin du retour pour comprendre ce qui s’est joué dans ce ballet interactif où j’ai correctement fait mes pointes de ballerine. J’effectue une petite recherche sur la toile en passant par tous les actifs de recherches : images, vidéos, sites consacrés aux violences conjugales... etc.

Le résultat est le suivant : une abondance d’images de femmes battues, d’images d’hommes à la gestuelle agressive, des vidéos dénonçant les violences faites aux femmes par les hommes, des slogans sensibilisant aux féminicides. « Visualiser équivaut ainsi à donner une définition de la réalité, à véhiculer une signification, à produire une vision du monde. La visualisation, quelle que soit le medium technologique sur lequel elle se fonde, du pictogramme au pixel, exprime et incarne des relations de pouvoir. » J’ai envie de dire qu’au niveau de la culture visuelle, très présente dans notre société moderne, le verdict semble sans appel !

Qu’en est-il du verbe ?

Aux photographies et aux vidéos viennent se joindre les mots. Les mots. Ceux explicités sur les sites internet des institutions, actives sur le terrain des violences conjugales. Si chaque site professionnel s’adresse aux hommes et femmes, auteurs(es) de violences conjugales ainsi qu’aux femmes et aux hommes, victimes de violences conjugales dans une subtile égalité littéraire, il est intéressant de se pencher sur la marchandise : les publications en rayon. Sur un fond d’images d’hommes et de femmes sans message particulier, sans distinction apparente quant à l’étiquette « victimes ou auteurs », l’approvisionnement est vaste et parle de lui-même :

- Etude sur les caractéristiques psychologiques des hommes auteurs de violences conjugales.
- Le changement psychologique d’hommes auteurs de violences conjugales après leur thérapie en groupe de responsabilisation.
- À contre-coups, ce livre présente quinze portraits de femmes, qui, confrontées dans leur intimité à la violence, ont réussi à s’en sortir, et mieux, à se reconstruire.
- Échapper aux manipulateurs : Les solutions existent ; Divorcer d’un manipulateur ; J’aimais le Diable ; Femmes sous emprise ; Il y avait un monstre en moi ; Pourquoi donner la parole à un mari violent ?

La « question du genre »

Si les photographies, les vidéos et les campagnes sont dans la ligne de mire, force est de constater que la littérature quasi inexistante n’a pas non plus de circonstances atténuantes. Est-ce que le bassin culturel n’engendre pas un effet sur le terrain institutionnel des violences conjugales ? En effet, si le cadastre des maisons d’accueil pour hommes en difficultés sociales est relativement bien achalandé en Belgique, le paysage des refuges, engagés dans la problématique des hommes victimes de violences conjugales , est pour ainsi dire désert. Nos représentations clivées du masculin et du féminin dans l’intervention sociale n’est-elle pas le sceau d’une violence symbolique ?

Sommes-nous dans les abîmes d’une société patentée par une position féministe ou dans une société où le certificat de virilité passe par l’abstinence d’un aveu de brutalité auprès des autorités - ce qui ne permet pas un recensement des hommes victimes de violences conjugales ? Pas plus l’un que l’autre... Je pense que notre 21ème siècle - marqué par une victimologie aiguë - n’est pas celui des lumières quant aux débats de fond sur la domination masculine voire la domination du genre laissant ainsi en cendres la problématique du pouvoir, épicentre de la problématique des « hommes battus ».

Et la « question du genre » doit encore franchir quelques kilomètres de frontières - le mythe fondateur d’une société modernisée dont le « noyau » résiderait en un simple contraste : l’évolution des droits de la femme au cours de ces dernières décennies - le droit de vote, l’accès à une meilleure formation et qualification professionnelle y compris l’accès à des postes de « direction », l’entrée massive dans le salariat - et la division sexuelle du travail domestique qui constituerait encore et toujours un « devoir de femme ». Cette opposition entre « droits acquis » et « devoirs inchangés », ce clair-obscur binaire de la société contemporaine, n’offre pas un éclairage objectif sur l’inentendable réalité des violences conjugales faites aux hommes. Bien que la domination du genre soit encore majoritairement exercée par les hommes, n’est-il pas l’heure d’aborder la controverse sous un autre angle ? « Car ce que ne disent pas les enquêtes de victimologie, c’est que la violence conjugale répétée, exercée par l’un-e contre l’autre, est d’abord liée non au sexe, non à la psychologie ou l’hormonologie masculine (ou féminine), mais à l’affirmation et aux effets de la domination de celui, ou celle, qui se pense et se vit comme supérieur-e ».

JPEG - 101.9 ko
Laurence Vitrant, conseillère conjugale et familiale et sexologue, bénévole sur la plateforme de prise en charge durant le confinement de 2020.
© Valériane Munoz Moles

Face à la réalité

Après cette riche moisson - immersion sur le terrain des médias, épluchage de la toile, dissection institutionnelle, ce que j’ai observé de l’Autre, de la société au travers la culture visuelle mais aussi de moi-même - c’est la sonnerie du smartphone qui vient me confronter à une autre réalité... Un appel tardif sur la « plateforme des conseillères conjugales et familiales à votre écoute » et au bout du fil : un homme en détresse. Des émotions très fortes, une angoisse et une peur traversent le combiné. Il a trouvé le numéro de la plateforme en faisant quelques fouilles sur le net mais il se pose la question de savoir s’il est au bon endroit car il ne sait pas trop à qui s’adresser ni quoi faire... J’effectue la demande d’accueil et je le réoriente vers ma collègue, Laurence Vitrant, conseillère conjugale et familiale qui, dans le respect du secret professionnel partagé, a étayé cette « histoire ».

Monsieur explique qu’il a profité du départ de sa compagne qui était sous l’influence de l’alcool pour nous appeler. « Elle est partie en tongs, elle a beaucoup bu aujourd’hui et je me demande si elle a quelqu’un d’autre mais je ne pense pas ». Il s’inquiète, par ailleurs, de son retour pendant toute la durée de l’entretien. Il a peur des réactions que sa compagne pourrait avoir : « Attendez je surveille si elle revient, sinon je devrai vite raccrocher pour ne pas qu’elle s’énerve encore ». Monsieur ajoute qu’elle part souvent de cette façon : « Elle est peut-être chez une amie, parfois elle rentre peu de temps après, parfois le lendemain sans répondre à mes messages ou appels ». Monsieur explique qu’il est au bout du rouleau et que la période de confinement a créé un enfer pour lui à la maison. Il vit en couple avec Madame depuis 10 ans et ensemble ils ont un enfant, âgé de 7 ans. Craintif, Monsieur se laisse aller au dialogue et raconte que depuis 10 ans il est « malmené » par Madame. Au départ il s’agissait d’insultes, de dénigrements visant sa virilité et son statut d’homme et de conjoint tant en privé qu’en société : « Elle me critique et me rabaisse devant les amis, la famille, mais aussi en privé ». La situation s’est aggravée après la naissance de leur enfant car Madame est passée à l’acte, l’acte de violence physique, et le confinement a autant exacerbé son penchant pour l’alcool (consommation journalière et en quantité élevée dès la matinée) que ses passages à l’acte. « J’ai toujours la peur au ventre quand je rentre chez moi, dans quel état elle se trouve et comment elle va se comporter. Je dois me justifier pour tout ». « Je vide ses bouteilles dans l’évier mais elle se met en colère et me frappe, parfois aussi avec des objets qu’elle me lance ». On ressent une part de honte et de sidération chez Monsieur lorsqu’il rentre dans les détails de sa situation et notamment lorsqu’il aborde les violences physiques. Sans arrêt il répète : « Vous n’allez pas me croire mais je ne vous mens pas, je vous dis la vérité ». La police, appelée par les voisins ou par Monsieur, est intervenue à plusieurs reprises ces dernières années mais dans un objectif de faire redescendre la tension au sein du couple comme une simple intervention dans le cadre de dispute conjugale. Monsieur n’a jamais posé les mots de « violence conjugales » avec la police. Monsieur transmet qu’il a peur du jugement d’autrui et du voisinage et qu’il est assez isolé dans cette situation. Mon- sieur à également pris ses distances avec sa famille qui en à marre de le voir toujours se plaindre mais ne rien faire pour se sortir de cette situation. Il me dit « je n’ose plus leur en parler, je sens bien que ça les énerve ».

Monsieur dit se sentir épuisé et impuissant face à sa situation. Il a perdu toute confiance et estime personnelle. Concernant les modèles parentaux, Monsieur est issu d’une grande famille. Il ne semble pas avoir observé de violences conjugales au sein du couple parental. En revanche, il m’explique que Madame a quant à elle vécu cette violence : « de toute façon, elle fait comme son père, il buvait beaucoup et tapait sa mère ». Lors de l’entretien, Monsieur semble déterminé à vouloir partir. Ses réticences sont, d’une part, liées à l’éventualité de devoir laisser son fils seul avec Madame en garde alternée et d’autre part les jugements de l’entourage. Il ressent que son fils intériorise beaucoup et est en souffrance car l’idée d’une garde alternée lui est insoutenable. Toutefois, il semble affecté que Madame lui ait fait part de son désamour et lui refuse toute intimité depuis 3 mois. Monsieur de son côté aime toujours sa conjointe même s’il ne supporte plus son attitude.

Au coeur de la clinique

A peine la réorientation terminée, la question qui se pose est : Y a-t-il une différence entre la prise en charge d’ un homme victime de violences conjugales et d’une femme victime de violences conjugales ? En l’absence de littérature approfondie et d’études, je ne peux émettre que des hypothèses. Si, au travers cette rencontre, je constate que l’accueil dans la parole ainsi que la reconnaissance demeurent l’un des fondamentaux de l’intervention psycho-sociale, les souffrances et les effets délétères de violences conjugales vécues par l’homme ont des similitudes avec celles vécues par les femmes. Le système d’emprise et de coercition - peur de représailles, isolement social, peur du jugement, conflits de loyautés, culpabilité... - sont des otages identiques. Les atteintes sur les différents rôles que l’homme ou la femme occupe au sein de la famille, et ici en occurence le refus des rapports sexuels - une femme serait par contre contrainte à une intimité - concourent à une perte d’estime de soi, de son identité, de sa confiance en ses possibilités.

Cependant, si multiples sont les points de rencontres, je relève un point de rupture substantiel qui se résume en une phrase : « Vous n’allez pas me croire mais je ne vous mens pas, je vous dis la vérité ». Comme, je l’ai développé au sein de cet article, se reconnaître comme homme battu ou victime de violences conjugales soulève la complexité de la question du genre qui porte atteinte aux caractéristiques identitaires d’homme fort et protecteur qui lui sont attribuées par notre culture.
Tant que la violence conjugale envers l’homme restera « impensable » à ses yeux, comment le professionnel pourra-t-il offrir une aide efficace et efficiente à ces patients ?

Désacraliser le mythe d’une pratique du féminin et d’une pratique du masculin

Livre noir sur un état des lieux et en même temps livre blanc porteur d’une certaine forme de militantisme, je défends la nécessité d’un soutien thérapeutique pour les hommes victimes de violences conjugales. Mais actuellement, il n’existe pas de structures thérapeutiques spécifiques pour eux. C’est à chacun de mener sa thérapie individuelle afin de comprendre la dynamique violente et son installation au sein du couple.

Une piste qui ne répond pas nécessairement à l’enjeu majeur de notre société : celui de trouver un équilibre entre la représentation de la femme angélique et l’homme, ce tortionnaire de Barbe bleue. Comment faire tomber le masque d’un mythe d’une pratique du féminin et d’une pratique du masculin ? L’intervention sociale ne devrait pas avoir de genre ? Je tire surtout des enseignements de cette crise sanitaire et ce dans le respect des nombreux cadavres sortis de l’armoire. N’est-il pas de notre responsabilité d’abandonner une vision biaisée victime-agresseur qui alimente encore davantage une forme de violence symbolique afin de reconnaître et surtout d’accueillir le poids des représentations genrées dans le couple ? Un espace où la prise en soin tendrait à s’occuper des signifiants et signifiés d’un système de violences conjugales. Insuffler du « care » dans une intervention pour les personnes en détresse et en souffrance, auteurs, auteures et victimes... Une approche systémique de la violence conjugale qui serait, selon moi, également bénéfique dans la prise en charge des enfants, victimes eux aussi. La désunion dans la conjugalité engage souvent la désunion dans la parentalité.

En outre, si les outils de prévention sont aussi nombreux, comme la communication non violente, la gestion des conflits, du stress et des émotions ou encore la correction de styles interactionnels des couples déficients, il me semble utile de s’unir dans une démarche d’intervention sociale qui passe l’information, la sensibilisation, la médiatisation et l’évolution des représentations des rapports sociaux entre les deux sexes. Je clôturerai avec ce proverbe arabe : « L’amour et la haine sont un voile devant les yeux : l’un ne laisse voir que le bien ; et l’autre, que le mal »

Partager :