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D’Avignon à Spa, un été sans les planches

26 novembre 2020
par  Isabelle Plumhans
( Presse écrite , Le virus de l’art )

Quatrième de couverture
Il s’annonçait beau, il s’annonçait bien, l’été des festivals de théâââââtre. D’Avignon à Spa, il se réjouissait de monter sur ses planches longtemps testées, jamais égalées. Puis, patatra, le Corona est passé par là. D’annulations en réinventions, il a fallu jouer au plus pressé, au plus futé. Mais parfois, aussi, au plus désabusé(s). Parce que ce virus et les confinements qu’il induit semblent questionner ses fonctionnements et obliger le théâtre à se réinventer. A devenir vraiment ce qu’il est, un spectacle vivant, mouvant. Pour le meilleur, ou pour le pire ?

Chapitre 1. Juillet 2020. Avignon, sous le pont.

A priori, tout s’annonçait pareil sous le soleil. A Avignon, le festival In (officiel et subventionné) pourrait avoir lieu. Son directeur artistique, Olivier Py, l’avait promis lors d’une conférence de presse début avril 2020. On est alors en plein confinement ; mais l’espoir reste, dans ce milieu du théâtre qui croit au « présentiel », au vivant. Envers et contre tout. Et tous. Sauf que ce ne sera pas ce qui se passera : fin avril, le même Olivier Py annonce que le festival est annulé. Catastrophe pour le Off. Ce festival annexe à l’officiel n’a a priori aucun lien avec celui-ci. Le Off, c’est davantage un marché du théâtre, un lieu où les artistes et compagnies viennent se montrer devant les programmateurs et directeurs, afin d’être achetés. Mais dans les faits, il n’existe pas sans le In. Question commerciale. La ville vit d’ailleurs pendant un mois au rythme du théâtre, elle a besoin du théâtre, c’est toute une économie qui repose sur ce festival. 80% de son chiffre d’affaire de l’année se fait en juillet. Marché Off du théâtre comme marché des Halles (le centre névralgique et gastronomique de la ville, son marché couvert).

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Quand l’annonce de l’annulation a lieu, c’est la douche plus que froide. Les commerces qui entrevoyaient sa venue se demandent comment survivre sans festival. Quel sera le public de l’été ? Qui viendra aux Halles, qui déambulera dans la rue des Teinturiers, poumon pulsant la vie nocturne de la vie lors du festival, bars et restaurants, salles de théâtre et boutiques attractives ouvertes tard la nuit ?
Du côté des théâtres et du Off, plusieurs réactions. Soit l’annulation pure et simple. Certains lieux sont davantage des endroits d’accueil, qui encaissent les locations des compagnies sans trop d’amour pour le théâtre en soi. Bref, des opportunistes, qui profitent de la ville et de son aura théâtrale. D’un autre coté, des directeurs engagés. Ceux-là repensent le théâtre sous Covid, et pensent aux compagnies qui ont engagés des sommes souvent phénoménales pour « faire Avignon » et ainsi se rendre visibles. Les sommes phénoménales couvrant le logement (un bras en période de festival), la location du lieu de représentation (le second bras), le transport, les répétitions, l’équipe technique, le souci de changer les scénographies pour qu’elles s’adaptent aux petits lieux… Ces lieux qui pensent théâtre et humain doivent donc se réinventer en imaginant un festival… sans Festival.
C’est ce qu’a fait Alain Cofino Gomez et toute son équipe. Alain, c’est le directeur du théâtre des Doms, vitrine à l’année, mais surtout lors du festival, du théâtre francophone belge à Avignon. Hors festival, il est un lieu d’accueil des artistes belges et de représentation pour les artistes de la région.
« On était désynchronisé par rapport au In, nous confie-t-il. Mais on a annulé assez rapidement. Dans le Off, tous les lieux ont réagi très différemment. C’est davantage une question de personnalité des gens qui gèrent les lieux que de programmation. C’était aussi une question éthique. De nombreux lieux ne voulaient pas mettre en danger le public et les artistes. Il a fallu travailler en bon père de famille. »

Un travail de bon père de famille finement amené par toute l’équipe des Doms. Très rapidement, il a fallu organiser une résistance. Mais une résistance à quoi ? « Quand le In a fait son annonce, c’était clair pour nous qu’on allait annuler. On est donc rentré dans quelque chose qu’on pourrait appeler l’ ‘entre-deux’. Il fallait bien sûr réfléchir à ce que serait le temps de festival, mais aussi, et surtout, à ce que serait l’après-festival. ».
Commence alors pour toute l’équipe des Doms, un travail de ré-invention du festival. Pratiquement ? De notes à fournir aux pouvoirs subsidiants. Histoire de travailler dans la continuité des spectacles programmés au départ, et dans la démarche d’accompagnement propre au théâtre des Doms. « Tout ce qui fait été engagé financièrement par les compagnies que nous programmions leur a été remboursé. On a promis à ces mêmes compagnies que l’affiche 2020 était repoussée à 2021.. »
En effet, les Doms, à côté d’être vitrine et lieu de résidence, c’est aussi un lieu d’accompagnement de diffusion pour les spectacles sélectionnés lors du festival. Une équipe qui aide les compagnies et les artistes à « se vendre » et se faire voir. La question du post Covid est donc brûlante…Comment accompagner des spectacles, pertinents avant la crise sanitaire, qui ne le seront peut-être plus dans l’après-Covid ? Et si ils sont toujours pertinents, très concrètement, quand et où seront ils montrables et montrés ? Quelle serait l’affluence du festival 2021, les bouchons en 2022 : les spectacles qui souhaitaient candidater pour 2021 devant forcément candidater pour 2022 ? C’est toute une économie qui se trouve bouleversée.

Mais, pour parler concret, et ‘ici et maintenant’, le choix des Doms a très rapidement été d’inventer un mini-festival, trois spectacles présentés dans la cour ombragée de ce lieu situé derrière le Palais des Papes. Quatre soirées de respiration et de répit, des soirées masquées et gel-hydroalcolissées. Mais ô combien salutaires. Un retour à la vie en somme. Au menu de ce mini-festival en plein air, une prestation circacienne, jonglerie et harpe. Puis une lecture de Thierry Helin et Valérie Bauchau d’un texte de Caroline Lamarche écrit durant le confinement, qui mèle en toute sensibilité la mort, le coronavirus, la transmission, les liens entre générations. Enfin, un concert jazzy très réussi de deux avignonnaises, voix et harpe (un instrument qui a décidément la cote au pied du rocher des Doms…).
« L’idée, c’était de soutenir les artistes au mieux. Pour ceux qui participent à ce festival Out comme ceux qui devaient participer au Off. On a aussi imaginé un échange entre bédéistes et metteurs en scène des spectacles proposés dans le festival Off qui n’a pas eu lieu, l’idée étant que les seconds parlent de leur spectacle aux premiers, et d’en sortir des dessins des spectacles. Ca donnera peut-être lieu à une publication, ou une exposition. Chacun étant rémunéré pour cette prestation. Une façon de payer des professions qui sont durement touchées par la crise, nous explique encore ACG »

Au final, le festival Out des Doms a drainé un public certes limité mais essentiellement local, qui souhaitait revivre les émois du théâtre et du spectacle vivant. L’ambiance était étrange, places attribuées, arrivée masquée. Mais elle n’en était pas moins magique, dans cette cour qui fut le théâtre d’un orage le premier jour, mais surtout le symbole de ce que l’art vivant sait se réinventer, envers et contre tout. Et tous.

Chapitre 2. Août 2020. Aux sources de Spa.

Retour en Belgique. Lorsque les mesures de confinement ont été annoncées, Axel de Booseré (le directeur du festival de Spa, ndrlr) et toute son équipe, ont planché sur deux scénarios, qu’ils ont soumis à leur CA. Soit l’annulation pure et simple des 25 spectacles programmés si les conditions sanitaires l’imposaient. Soit un festival en extérieur, avec une programmation légèrement modifiée. Dans le premier cas, pas de souci pour les artistes -les spectacles présentés sont des reprises achetées, sauf pour les deux créations prévues dans la programmation initiale. « C’était un souci parce que ces deux spectacles avaient des dates prévues après le festival. Nous nous étions donc engagés, si jamais on annulait complètement, à les suivre dans leur processus de création et diffusion », souligne Axel de Booseré. La seconde solution a été finalement adoptée, puisque les mesures ont été assouplies. Les spectacles se sont joués sur trois sites, deux en extérieur, un dans la salle « historique » du festival, la salle Jacques Huysman, jouxtant le Casino de la ville d’eau. Les jauges permises étaient au départ à 200. Catastrophe, à quelques jours du festival, la jauge est diminuée par le conseil national de sécurité à 100. Il faut dans ce cas tout repenser
« Le jour de cette annonce, c’était la panique dans le bureau. Il a fallu ajouter des représentations à certains spectacles, complets, donc surjaugés selon la nouvelle capacité, poursuit encore Axel de Booseré. »
Ré-invention et plan débrouille. c’est peut-être ainsi qu’on pourrait requalifier le festival de Spa. « Il a fallu, une fois qu’on a décidé de maintenir l’évenement, se concentrer sur le programme, le revisiter en fonction des nouveaux critères techniques et économiques, continue Axel de Booseré. »
Mais ça, c’était avant. Dans les têtes et les bureaux.
Puis il y a eu l’après. Ou plutôt le pendant.
Pendant la canicule et les spectacles à assurer en extérieur, sous un soleil plombant. Pendant les avaries et les tempêtes qui ont suivi la canicule, sur les spectacles à assurer toujours en extérieur.
Ici, plus qu’ailleurs, c’est donc la collaboration tout terrain, l’entraide et l’empathie qui ont prévalu.
Collaboration de tous les corps de métier. Entre deux spectacles, c’était toute l’équipe, de la chargée de communication au directeur lui-même en passant par les techniciens qui s’assuraient de changer les chaises de place, mettre les noms des spectateurs aux bons endroits, prendre la température (au propre) du public. Entre deux spectacles, il y avait un autre spectacle, celui du ballet des petites mains épuisées déjà par des mois de batailles logistiques et économiques, qu’on voyait à l’oeuvre. L’empathie fut celle du public. « On n’a jamais reçu autant de remerciements. On nous a dit ‘merci d’avoir eu le courage de le faire’ nous confie Axel de Booseré. » Et c’est de vraie empathie dont il s’agit, nous avons pu l’observer de nos yeux. Le public, parfois vieillissant, est venu affronter la météo capricieuse et excessive, les conditions de placement pas toujours confortable, et un virus qui court dans l’air par amour de l’évenement, par passion du théâtre. Par curiosité et par envie, aussi.Il s’est frotté aux propositions largement politiques et engagées d’un festival qui a aussi accueilli le week-end « Ouvertures » du théâtre National, avec des propositions embryonnaires ou abouties, portes vers une saison à inventer, dans la capitale.
Parce que le théâtre est à repenser, c’est certain. Et il ne se fera pas sans une bonne dose de colère.

A Spa, alors que le tourisme battait son plein, que les hôtels étaient full, les tables des restaurants et des bars prises d’assaut, qu’il ne fallait pas porter de masque pour un apéro en terrasse, le festival obligeait - parce qu’obligé lui même- ses fidèles spectateurs à respecter scrupuleusement des distances entre gens hallucinantes et à porter le masque tout le spectacle durant.
Quand, sous la galerie Léopold du Parc des sept heures les spectateurs assistaient, médusés et charmés au conte poétique et très local « Charmes en série » de Patrick Corillon, à deux pas de là, les touristes pouvaient déguster leur verre en terrasse sans masque et pressés les uns contre les autres.
Cherchez l’erreur.

Chapitre 3. Le théâtre est à réinventer.

Mais. Cette crise ne permettrait-elle pas au théâtre de redevenir ce qu’il est ? Moyen de communication, bricoli-bricola qui fonctionne et touche les gens au coeur ? Elan essentiel et vital ? Peut-être.
Sauf que la crise a montré que le domaine de la culture est un domaine qui touche bien d’autres domaines économiques. Et que les subsides qui l’alimentent, le soutiennent, qui le permettent sont essentiels.

Rappelez-vous. Lors du confinement de mars, il a fallu survivre, psychologiquement. Une survie qui se serait difficilement vécue sans les artistes et leurs oeuvres. Des artistes d’ici ou d’ailleurs, morts ou en vie. Mais des artistes.
Les villes vivent du tourisme culturel.
La culture est un pan entier dans la vie des peuples, elle en est son ciment structurel, émotionnel, et, même, n’en déplaise à certains esprits chagrins, économique.
Un monde sans culture est un monde qui se meurt. Un monde sans théâtre ne pourra plus se regarder vivre. Il mourra, à petit feu. Les directeurs de structures, festivals, théâtres, lieux d’expression, ne cessent de le marteler, depuis le début de cette pandémie. Il est essentiel de les ré-ouvrir, au plus grand nombre. Il est hallucinant qu’un secteur qui se livre en Chine ou plus loin (H&M et Zara, suivez mon doigt) puisse garder la tête hors de l’eau alors que les artistes de nos régions, de nos pays ne puissent plus se produire. Ne puissent plus vivre. Ne comprennent plus pourquoi ils se lèvent le matin, eux qui sont vivants parce qu’ils se produisent devant d’autres vivants.

Epilogue

Mais gageons que le théâtre est vivant, et qu’il saura, même si il est ivre de colère, se réinventer. Retrouver le moyen de toucher au coeur les spectateurs.
Pour cela, le théâtre doit faire vivre ceux qui le font. Artistes, techniciens, équipes logistiques et administratives. De la pointeuse lumière au dramaturge, du responsable de la billetterie à la comédienne, de la directrice financière à la costumière.
Le théâtre, les théâtres sont autant de fourmilières. Riches de fourmis besogneuses et amoureuses. Des planches, de l’art, de la vie. Qui ont envie de créer, encore, toujours. De dire le monde comme il va. De le dénoncer quand il tourne fou. D’aller trouver toujours des publics différents, à toucher au coeur. Mais pour être fourmis dans un monde de rats et de lions, il faut de l’énergie. De temps, de lieu, d’argent. Pendant le confinement, on a suffisamment parlé du monde d’avant, et puis de celui d’après. Si on veut un monde d’après qui change, vraiment, il faut changer les priorités. Changer ce qui est pour ce qui advient. Oser mettre au centre de nos vies des essentiels pas nécessairement monayables directement. La culture, dans tous les sens de ses termes, en fait partie.
Voyons comment sera demain, évitons les belles paroles, et mettons nous en chemin.
Mais ce qui est vrai du côté du public et des politiques, est aussi vrai du côté des artistes. Réinventer demain, c’est oser pour eux de s’installer dans un monde en profonde mutation. Organiquement et économiquement. Renouer sans doute avec le théâtre -et l’art en général- dans ce qu’il a de plus pur, de plus intrinsèquement culturel. Oser voir ses repères changer. Oser aller redemander de l’aide, et ne pas se reposer sur des acquis -même si ceux-ci furent parfois difficilement obtenus.
Si le monde d’après est à dessiner, osons, de part et d’autre, le réinventer différemment mais plus puissant. Dans sa diversité, dans son ouverture. Aussi. Et surtout.

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