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Cyclisme : le Tour immobile de la RTBF

25 septembre 2020
par  Eric Clovio
( Presse écrite , Le virus du sport )

La petite bulle dans laquelle ils se retrouvent chaque été s’est reformée, seule « la grosse bulle itinérante du Tour » leur fait défaut. Crise sanitaire oblige, Rodrigo Beenkens, Cyril Saugrain et la plupart de leurs équipiers font vivre la Grande Boucle au départ du studio installé Boulevard Reyers.

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Tom Boonen interviewé
© Eric Clovio

Quatorze mois après le Grand Départ de Bruxelles, exceptionnelle communion populaire qui donne un peu le tournis aujourd’hui, le « bus Tour » de la RTBF est à nouveau dans la capitale. Élégamment habillé de jaune, empli d’écrans, micros et ordinateurs permettant d’assurer le live des 21 étapes de la Grande Boucle, soit 130 heures de direct jusqu’au 20 septembre prochain. Mais la zone technique où il est garé, laquelle couvre habituellement plusieurs hectares, se réduit cette fois à quelques mètres carrés, dessinés entre les deux bâtiments parallèles du Boulevard Reyers. Le soir après l’étape, quelques câbles électriques sont débranchés, les poubelles vidées, mais la boîte de vitesses du camion reste figée sur le point mort.

Rodrigo Beenkens, Cyril Saugrain et l’équipe réunie autour d’Eric Bruyns (réalisateur) et Sixte Grignard (producteur) vivent une expérience professionnelle hors norme, à l’aune de la séquence de vie que nous venons de traverser. Un petit mois de reportage plus sédentaire qu’à l’habitude, sans valises qui pèsent de plus en plus lourd au fil des jours. Sans recherche vaguement inquiète d’un restaurant ouvert tardivement au détour d’un village au nom charmant ou improbable. Sans salut quotidien aux confrères étrangers, aux mines de plus en plus tirées.

Il faut que tout change, pour que rien ne change. « On espère tous que cette édition 2020 restera exceptionnelle, une parenthèse unique qu’on refermera bientôt. Mais quoi qu’il advienne, même s’il s’agit cette fois pour nous (et pour nombre de télés et radios habituellement présentes) d’un Tour immobile, la passion est identique. A l’intérieur du car technique, l’approche du travail est la même, cela reste une aventure professionnelle et humaine super enrichissante. » Rodrigo Beenkens passe en revue presse du jour et réseaux sociaux, une heure avant le début de l’étape, au milieu d’une toute petite équipe de journalistes, techniciens et consultants. « Le Tour a lieu, cela reste un privilège de pouvoir faire notre métier, dans le contexte un peu surréaliste qui nous entoure depuis mars… »

Le vélo, ce sport multisensoriel

Faire vivre le Tour sans y être physiquement, juste par le biais de la technologie numérique, c’est forcément plus compliqué. « Différent, en tout cas. Le vélo est un sport qui titille tous nos sens », insiste Rodrigo. « Quand on commente une course, les images, les sons, les odeurs, les saveurs se mélangent, c’est le cocktail de tout cela qu’on essaie de distiller à travers nos reportages et commentaires. Je ne suis pas sûr que j’aurais pu rendre les émotions nées de la victoire au sprint de Wout van Aert sur la Via Roma si j’avais été à Bruxelles plutôt qu’à Sanremo… »

Se laisser imprégner par l’ambiance d’un site d’arrivée, percevoir la direction du vent, évaluer l’état du bitume et la largeur entre les barrières qui ceinturent la dernière ligne droite, ces données climatiques et topographiques, presque charnelles, font cette fois défaut. « La période que nous vivons nous oblige tous à être inventifs », explique Cyril Saugrain. « Pour évoquer un site d’arrivée, je me cale dans les yeux de Jérôme Helguers, journaliste qui est, lui, sur place et nous transmet chaque jour une petite vidéo des 3.000 derniers mètres. Mais le ressenti n’est pas tout à fait le même. »

Le Nordiste (Tourcoing), ancien vainqueur d’étape sur la Grande Boucle (en 1996 au Lac de Madine) et consultant ertébéen depuis 2013 (il a resigné jusqu’en 2025), va passer un petit mois dans sa bulle bruxelloise, logé dans un hôtel proche de la RTBF. « La formule est moins énergivore qu’à l’habitude, parce qu’elle nous épargne de longues heures de route, quatre heures par jour en moyenne. Mais le partage me manque. » Avec ses anciens équipiers et adversaires, les Jalabert, Durant, Chavanel… qui font eux aussi habituellement partie intégrante de la caravane du Tour. « Puis il y a les échanges avec Rodrigo. Dans la voiture qui nous emmène vers le site d’arrivée du lendemain, outre les micro-siestes réparatrices, on en profite généralement pour préparer l’étape suivante, tirer les conclusions, amorcer les débats, surveiller les réseaux sociaux… Ce temps de partage, qualitatif, fait cette fois défaut, on s’organise différemment. »

Transmettre la même passion

Rodrigo Beenkens confirme. « Je me sers habituellement des deux heures de trajet quotidien vers l’hôtel pour plancher sur l’étape du lendemain, c’était une mécanique bien huilée, presque un rythme physiologique pour moi (sourire). Cet été, un quart d’heure après avoir quitté le studio, je suis… de retour chez moi. C’est forcément moins fatigant sur le plan physique, mais l’ambiance générale est très différente, on se sent éloigné du cœur de l’événement. Nous n’allons plus au village départ depuis quelques années déjà mais dans la zone technique du Tour, une bulle à part entière, les échanges avec les confrères du monde entier sont très enrichissants. Nous en sommes cette fois privés, on fait avec… Autre élément, plus technique : nous n’avons pas la possibilité de découvrir, de visu, les cols décisifs, les derniers kilomètres de l’étape. Un dernier virage dangereux, un vent de face qui va compliquer la vie des sprinters, un rétrécissement qui obligera à un positionnement précis… Ce qu’on peut lire et entendre n’est pas comparable avec ce qu’on voit et perçoit. »

Sur le même parking ertébéen, une petite camionnette blanche accueille le studio radio, où Sam Grulois fait également vivre les étapes au quotidien. Proximité qui permet plus de souplesse, le consultant Gérard Bulens passant aisément d’un média à l’autre.

La crise sanitaire oblige chacun à se réinventer. Tout change, pour que rien ne change : quand Wout van Aert règle le sprint, le frisson de la passion parcourt l’échine du fan de vélo. A Bruxelles, Privas ou Lavaur.

« La bulle Tour, nous l’avons créée dès 2007 »

De prime abord, le projet paraissait un peu fou. Mais il ressemble finalement à l’esprit de la Grande Boucle, une école de débrouille où il faut être capable de travailler dans tous les contextes, même les plus improbables. « Notre bulle Tour, nous l’avons en fait créée il y a quelques années de cela, bien avant la crise sanitaire. Dès 2007, nous avions ainsi choisi d’aménager un petit camion qui nous rendait plus autonomes et réactifs au fil des captations », résume Sixte Grignard, fidèle producteur d’un programme estival majeur. « Notre studio ressemblait presque à une camionnette de marchand de glace, à bord de laquelle une bande de saltimbanques passionnés avait pris place, pour 7.000-8.000 bornes à travers la France » sourit Eric Bruyns, le réalisateur attitré.

Cette formule a évidemment affranchi le sourire des patrons de la chaîne, ayant évidemment permis de compresser des budgets en croissance exponentielle, au fil des étés et des exigences d’ASO. « Faire fonctionner une équipe pendant un mois, c’est le prix d’une petite maison ; la somme versée à ASO pour un emplacement en zone technique correspond à l’achat du terrain », résume joliment Sixte Grignard.

Un espace confiné

Le modèle a convaincu, sur le plan technique aussi. « En somme, c’est du plug and play, souple et réactif. Aujourd’hui, même en dehors du contexte Covid, des stations telles qu’Europe 1 ou RMC ont dupliqué notre formule. » Un espace confiné, léger, où le seul virus toléré est celui de la passion pour le cyclisme, pour ce Tour de France que chacun vit à sa manière, parfois seulement comme s’il ouvrait un album de cartes postales.

« La décision de rester à Bruxelles a été prise au dernier moment, à la mi-juillet, alors que les recommandations sanitaires du gouvernement français restaient fluctuantes. Un Tour immobile a été jugé plus prudent, pour assurer une continuité de reportage, de service au téléspectateur, quoi qu’il se passe. Qu’aurions-nous fait en cas de cas positif dans notre petite bulle Tour ? »

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