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Covid et maladie mentale : la quatrième vague

23 décembre 2020
par  Frédéric Soumois
( Presse écrite , Demain, après le virus... )

Depuis l’émergence de la pandémie dans la société, les demandes de soins en santé mentale ont explosé. Vient donc le temps d’une quatrième vague, après celle, probable, d’un rebond de l’épidémie en janvier 2021. Cette vague sera celle du maintien de l’activité de soins psychiatriques mais aussi de l’évaluation et de la réflexion.

La crise sanitaire a eu un impact sur la santé mentale des Belges. L’été dernier, Sciensano révélait les résultats d’une enquête selon laquelle 8 % des plus de 18 ans disaient avoir sérieusement pensé au suicide « au cours des trois derniers mois » (lisez : mars, avril et mai 2020, soit ceux qui ont été concernés par la première vague du virus et le début du déconfinement) et 0,4 % avaient même tenté de le faire. L’enquête a été menée entre le 28 mai et le 3 juin auprès de 34.000 personnes.

L’Université de Liège a, elle, consacré une enquête (entre mars et mai) aux vécus des jeunes de 12 et 18 ans. Il en ressortait que 80 % des 500 adolescent.e.s de 12 à 18 ans s’étant prêtés.e.s à l’exercice présentaient une anxiété au-delà de la normale. Un jeune sur deux témoignait d’une humeur dépressive (fatigue, perte d’énergie, démotivation, perte d’élan vital…) et 20 % souffraient d’une symptomatologie dépressive.

Neuf pour cent des participant.e.s rapportaient avoir eu des pensées suicidaires, des gestes suicidaires et/ou automutilatoires. Un jeune sur 10 a pensé pendant cette période de confinement et de crise que la vie ne valait pas la peine d’être vécue.
Laura, étudiante en 1ère Bac droit, témoigne : « Je n’ai plus envie de rien faire, je ne m’en sors plus, je n’ai quasi pas de vie sociale, je ne m’épanouis pas, je n’ai plus aucun rythme de sommeil. La situation est déprimante, les profs ne tiennent pas compte du risque ou même de ce que l’on vit tous en cette période entre maladie et décès. C’est dur ». Une enquête de la Fédération des Étudiants Francophones a estimé à 60% la proportion d’étudiants qui se sentent partiellement ou totalement fragilisés psychologiquement par le contexte.

Il n’existe hélas aucune estimation globale de ce phénomène dans notre pays. Mais nos voisins de l’Hexagone viennent de le jauger. Le nombre de personnes souffrant de détresse psychique aurait doublé entre septembre et la mi-novembre. Alors que près de 11% des personnes interrogées disaient ressentir la présence de troubles dépressifs au début de l’automne, le chiffre a bondi a près de 21%. L’enquête de Santé Publique France montre notamment une hausse importante chez les jeunes. La présence de troubles dépressifs a fait un bond de 16 points chez les 18-24 ans pour atteindre 29%. Chez les 25-34 ans, la prévalence d’états dépressifs s’établit à 25% après une hausse de 15 points. « La littérature rapporte qu’un patient sur quatre développe un trouble de stress post-traumatique après un séjour en réanimation, écrit la psychiatre Coraline Hingray, coautrice avec Wissam El-Hage du récent Le Trauma, comment s’en sortir ? (De Boeck Supérieur). Or, ce contexte réunit tous les facteurs de risque, à commencer par la peur de mourir, qui est à la base du trauma. ».

« Il est évidemment très délicat de distinguer ce qui est dû à la maladie ou à ses séquelles, et ce qui est lié au contexte général que nous vivons », explique le professeur Gérald Deschietere, responsable de l’unité de crise et des urgences psychiatriques des Cliniques universitaires St-Luc (UCLouvain). « Les causes physiologiques restent encore incertaines. Mais nous avons clairement vu en consultation des patients avec un nouveau trouble psychique lié aux circonstances, ou avec un trouble qui se réveille. Parmi les causes, la crainte de recontracter le virus, de se retrouver alité, branché de partout, sans possibilité de bouger. Cela déclenche des phobies. On constate des altérations cognitives, des troubles de la mémoire ou de la confusion. Mais comme ce sont des symptômes qui peuvent être liés à la dépression aigüe, il est vraiment complexe de savoir ce qui est la cause ou la conséquence ». Pour l’expert, les indices qui doivent pousser à demander de l’aide spécialisée sont une poussée d’incapacité à fixer son attention sur un sujet précis. Les patients atteints récupéreront-ils leur équilibre et leur faculté ? « A ce stade, c’est impossible à dire, on n’est qu’aux prémisses de cette maladie, prédire le futur est une imposture. Il faudra encore de longs mois pour décoder les conséquences en termes de santé mentale sur la population. S’il y a des questions à se poser, les réponses sont encore peu nombreuses. Les logiques du ’care’ doivent prévaloir si l’on veut éviter la troisième vague qui arrive : après celle du virus et celle sociale qui arrive, la troisième vague psychique. La crise, et je pèse mes mots, est aussi une opportunité, celle de construire un monde un peu différent ».

Pour l’heure, les données épidémiologiques spécifiques chez les patients atteints de la Covid-19 sont encore peu nombreuses, mais si les proportions sont du même ordre (soit un sur quatre), ce sont potentiellement des centaines de patients qui pourraient être concernés en Belgique. Face à ces risques, des professionnels, dont le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), plaident pour un suivi systématique à la sortie des soins intensifs et un dépistage des traumas. "Certaines complications peuvent être présentes dès le séjour aux soins intensifs et disparaître en partie dans la première année après l’hospitalisation, par exemple une faiblesse musculaire extrême. D’autres problèmes, tels que l’anxiété, peuvent n’apparaître que plusieurs mois plus tard. Quant aux troubles psychologiques et cognitifs, ils persistent le plus souvent durant plusieurs années, voire davantage et peuvent freiner la reprise des activités de la vie de tous les jours", résume la docteure Germaine Hanquet, médecin épidémiologiste et coordinatrice d’un rapport pour le KCE, publié en octobre dernier, sur le syndrome post-soins intensifs. « Mais très rares sont les patients qui bénéficient d’une prise en charge appropriée en Belgique ». Peu d’hôpitaux ont mis en place des mesures d’accompagnement spécifiques au syndrome post-soins intensifs, à l’exception d’un programme unique proposé par l’hôpital Erasme, à Bruxelles. L’experte, interrogée par le Vif, ajoute d’ailleurs que les proches des malades sont, eux, à risque d’un stress post-traumatique, citant un chiffre de l’ordre de 20% à 50%. Car ces familles ont vécu une double souffrance : savoir son proche en grand danger et ne plus le voir, même parfois avant son décès.

« La pandémie due au SARS-Cov2 (COVID-19) a bousculé nos vies privées et nos pratiques professionnelles. Après une première vague de sidération, de confinement et de suspension partielle des suivis psychiatriques, les demandes de soins en santé mentale ont explosé. Vient donc le temps d’une deuxième vague. Celle du maintien de notre activité mais aussi de l’évaluation et de la réflexion. Quels publics ont été plus ou moins touchés ? Comment l’hôpital psychiatrique, dans toutes ses dimensions, s’est-il adapté et comment devra-t-il s’adapter ? », s’interroge le docteur Dr Pierre Oswald, directeur médical du Centre Hospitalier Jean Titeca, principale institution psychiatrique de la Région bruxelloise, à l’heure où les praticiens échangent leur expérience des dernières semaines.

Pour le directeur du centre, Alban Antoine, les derniers mois « ont révélé la difficulté de se coordonner entre secteur psychiatrique, hôpitaux et réseaux de santé traditionnels, essentiellement à cause de la complexité des niveaux de pouvoirs dans notre système institutionnel. Il ne faut pas l’oublier aujourd’hui, pour rendre justice à cette somme innombrable d’efforts qui ont permis une somme innombrable de victoires au quotidien ».

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