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Covid 19 : migration numérique pour les arts de la scène

12 juillet 2021
par  Matthias Bertrand
( Presse écrite , Le virus de la débrouille )

Au plus fort de la pandémie, les arts vivants, théâtre, danse ou musique, ont tenté l’expérience numérique pour survivre. Mais diffuser des spectacles en ligne, c’est un challenge qui demande un matériel cher et spécifique. Et il faut fidéliser le public, pas toujours habitué à favoriser le théâtre local quand il peut regarder Netflix. Retour sur une expérience qui a marché pour certains, et moins pour d’autres.

L’année 2020 n’a été qu’une série de coups durs pour la culture, avec des fermetures de longue durée fort dommageables pour beaucoup d’établissements, et tout simplement fatales pour d’autres. A l’automne, un relatif assouplissement des règles avait rendu un peu d’espoir aux tenanciers des théâtres, cinémas, et autres salles de concerts : les spectacles étaient possibles pour peu que le public reste assis et masqué avec un mètre et demi d’écart. Des gradins ont été installés où il n’y en avait pas, tandis que les artistes ont adapté leur représentation pour rester dans les normes autorisées. Mais dès le 27 novembre, le comité de concertation a changé son fusil d’épaule et a décidé de mettre en place un couvre-feu drastique : tous les lieux relevant des secteurs culturel, récréatif et événementiel ont été contraints de fermer leurs portes. Une décision tombée un vendredi soir de représentation, comme à l’Eden de Charleroi, entièrement réaménagé pour faire jouer le groupe de metal courtraisien AmenRa en configuration assise et acoustique. Tout ça pour refermer les portes presque aussitôt.

Dans de nombreuses salles de spectacles, il était urgent de trouver une alternative pour maintenir l’art en vie. A Bruxelles, le Cabaret Mademoiselle a été parmi les premiers à bifurquer par le Web pour maintenir un lien avec son public. Fondée en 2017, cette petite mais chaleureuse scène de la rue du Marché au Charbon propose des spectacles qui combinent effeuillage burlesque, drag queens et kings, arts du cirque, ou numéros d’humoristes. « Pour nous, le numérique c’était tout simplement la seule façon de continuer à exister » résume Florian, l’attaché de presse de l’établissement. « Nous avons bien pu rouvrir durant deux mois cet été, mais il avait fallu qu’on change notre fusil d’épaule en instaurant une entrée payante. Ce n’est pas du tout la philosophie de la maison, mais il nous fallait compenser de n’avoir que 40 consommateurs au bar plutôt que nos 120 habituels. Nous avons tenté une première expérience pour notre troisième anniversaire en proposant une émission en ligne, la Mademoiselle Night Live. Et ça a très bien fonctionné, mais ça représentait 10.000€ d’investissement en matériel audiovisuel et un montage de niveau professionnel ! » Après cette première expérience, l’équipe décide de se lancer dans un format moins ambitieux mais plus régulier, le Crazy Cozy Cabaret, une série d’épisodes hebdomadaires disponibles à la demande sur le site du Cabaret Mademoiselle au prix de 10€, avec à chaque fois les performances filmées de quatre ou cinq artistes parmi la vingtaine qui se produit régulièrement dans la salle.

Mais au bout de quatre épisodes, cette formule aussi a été laissée de côté : « Le premier avait très bien marché, le deuxième un peu moins, et puis plus vraiment » soupire Florian. « On se pose beaucoup de questions sur la pertinence du média digital pour nos spectacles vivants : l’effeuillage burlesque ça repose sur un jeu de séduction, un échange constant avec le public, et ça ne fonctionne pas par écran. La solution serait de filmer le show comme un clip, ce qu’on avait tenté pour notre première émission, mais c’est un métier différent, tant derrière que devant la caméra. On ne peut pas se le permettre dans notre logique de direct. Et puis on sent la terrible lassitude des gens : comme une sorte de léthargie qui s’est installée, alors que durant le premier confinement le public tenait à être solidaire des artistes et à montrer son soutien. Sur le long terme, on sent qu’ils ne sont plus nombreux à être prêt à mettre 10€ par semaine, malgré l’argument du « consommez du local plutôt que Netflix ». Donc on a décidé d’arrêter les shows virtuels jusqu’à nouvel ordre. »
L’équipe de Cabaret Mademoiselle a continué à explorer d’autres options numériques : elle a collaboré avec Brussels City Museum afin de créer des capsules vidéos au musée de la Maison du Roi. En un peu plus d’une minute par vidéo, la troupe burlesque présente à chaque fois un objet emblématique des nombreux trésors historiques de la capitale. Mais vivre de la diffusion en ligne de spectacles reste trop cher, pour un public trop restreint ; elle a été abandonnée.

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Diffuser un spectacle en ligne demande un gros investissement matériel.
© Chris Bulte

Différente approche et différents résultats à l’Improviste, le premier théâtre de Belgique dédié entièrement à l’improvisation. Ici, il a fallu adapter l’offre en ligne aux particularités de cet art de l’imprévu : non seulement le public peut assister aux spectacles depuis chez lui, mais les improvisateurs aussi se lancent la réplique par écran et micro interposés ! « La grande force de l’impro’ c’est justement d’arriver à s’adapter à une situation » résume Patrick Spadrille, fondateur de cette nouvelle scène basée à Forest. « On a réfléchi sur les possibilités de s’approprier l’outil qu’est le streaming pour construire un spectacle sans en faire juste du théâtre filmé : chacun joue où il veut, avec son propre décor et ses propres accessoires. On peut ainsi jouer avec les outils du cinéma : du hors-champs, ou jouer avec la musique par exemple, plutôt que de se contenter d’un plan large de la scène. On veut profiter de l’outil particulier qu’est une vidéo-conférence. » L’investissement de départ étant bien moindre, la troupe de l’Improviste a pu multiplier les représentations régulières en streaming, qui n’ont tous été diffusés qu’une seule fois, en direct, pour rester fidèle à l’aspect spontané propre à l’improvisation. « On est regardé par une vingtaine de personnes à chaque fois » estime Patrick Spadrille. « Au début on fonctionnait au don, dans l’esprit de l’impro’ classique, mais une personne sur dix mettait de l’argent. C’est normal, les gens ne sont pas habitués à payer pour ce qu’ils peuvent regarder sur le net, mais nous sommes passés ensuite à un achat de place à l’avance, pour 8€ par personne. Financièrement ça reste une rustine, à moins bien sûr qu’on trouve un jour notre public, mais ça comble au moins nos frais fixes et on a une activité, on n’attend pas sans rien faire qu’on nous aide enfin et c’est bon pour le moral. »

Si le numérique apporte de nouvelles contraintes à un spectacle bien rodé, il peut aussi offrir des opportunités d’expérimenter, en tout cas en improvisation : Patrick Spadrille se rappelle avoir mené tout un sketch avec un partenaire dont le micro ne fonctionnait pas ! Le show a continué, et l’improvisateur a mimé tout du long ! Mais si l’expérience est parfois enrichissante, il ne faut pas se leurrer : le système n’est pas assez rentable pour maintenir à flot des arts vivants qui n’ont pas eu droit à grande aide financière. La réouverture progressive de l’été 2021 et la vaccination croissante laissent présager un retour à la normale, mais le virus reste loin d’être vaincu. Il a en tout cas fort changé nos habitudes alimentaires : nous sommes tous beaucoup plus enclins à consommer en ligne. Mais à ce jeu, Netflix garde une trop grande avance par rapport aux théâtres de proximité.

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