Comment combattre le virus des inégalités ?
La pandémie de coronavirus a semé un chaos socio-économique partout dans le monde, engendrant plus de pauvreté, inégalité et de haine, mais aussi plus de riches. L’Oxfam Belgique la qualifie de « virus des inégalités ».
« Plus le temps passe, plus le virus exacerbe la pauvreté, les inégalités et la violence » alerte Sotiris Gassialis, attaché de presse pour l’ONG Oxfam. Il souligne que « la pandémie a surtout mis au jour les multiples vulnérabilités auxquelles certains groupes de populations sont confrontés selon leur genre, leur origine, identité autochtone ou statut de migrant ou réfugié de manière systémique. »
Choc économique
M.D : Selon de nombreuses organisations, la pauvreté s’est aggravée dans le monde, y compris en Belgique. Elle toucherait même de nouveaux publics. Comment la pandémie a-t-elle impacté la pauvreté et qui sont les personnes touchées par cette aggravation ?
S.G : Il faut bien comprendre que la pandémie a provoqué le plus important choc économique depuis la Grande Dépression : des centaines de millions de personnes ont perdu leur emploi et ont été confrontées au dénuement et à la faim. Ce choc a littéralement inversé la baisse de la pauvreté dans le monde. Entre 88 et 115 millions de personnes supplémentaires vivent désormais avec moins de 1,90 dollar par jour (1,62 euro), soit un retour à un taux équivalent à celui de 2017. Il faudra sans doute attendre plus de dix ans avant que le taux de pauvreté ne retrouve son niveau d’avant la crise, comme le met en lumière le rapport d’Oxfam « Le Virus des inégalités ».
Selon la Banque mondiale, quelque 72 millions des nouveaux individus impactés vivent dans des pays à revenu intermédiaire, soit quatre personnes sur cinq à l’échelle globale. Les travailleurs et les travailleuses du secteur informel, soit 70% des travailleurs vivant dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, sont les plus affectés par les baisses de revenu et les pertes d’emploi. L’Asie du Sud est la région le plus touchée, suivie de l’Afrique subsaharienne, qui abritait en 2015 plus de la moitié de la population vivant avec moins de 1,90 dollar par jour.
La Belgique n’y a pas échappé : avant la crise, 14,1% de la population était considérée comme à risque de pauvreté monétaire, selon le Samusocial. Ces personnes disposant de petits salaires et de certaines allocations sociales n’ont eu aucune marge de manœuvre (comme l’épargne) pour compenser les dépenses liées à la crise sanitaire, malgré les aides gouvernementales. Autre signal fort : les banques alimentaires ont aidé entre 175.000 et 195.000 personnes par mois en 2020, une hausse de 24% par rapport à 2019.
Les inégalités insoutenables
Quel est le risque que cette nouvelle pauvreté s’installe ?
Le chaos socio-économique semé par la pandémie de COVID-19 à travers le monde semble parti pour durer. Principalement, parce que l’épidémie de coronavirus continue à s’étendre, surtout dans les pays où l’on vaccine peu. Et c’est clairement une conséquence de la mainmise des pays riches sur les vaccins. À l’heure actuelle, un tiers de la population des pays les plus riches a reçu au moins une dose de vaccin contre la Covid-19. Ce taux atteint à peine 0,3% dans les 29 pays les plus pauvres de la planète, où vit pourtant 9% de la population mondiale.
C’est pourquoi l’Afrique du Sud et l’Inde, deux pays qui sont fortement impactés par la pandémie, mènent campagne pour un renoncement aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre le coronavirus depuis presque un an auprès de l’OMC. Une centaine d’états les soutiennent et même le Parlement européen a voté le 10 juin en faveur d’une levée temporaire des brevets sur les vaccins anti-Covid. Mais rien n’y fait : l’UE, la Grande-Bretagne, le Japon et d’autres pays riches continuent de faire barrage.
Résultat, le Bangladesh a dû reconfiner sa population, provoquant un nouvel exode massif des travailleurs et des travailleuses migrants et l’arrêt des usines textiles. Les autorités tunisiennes ont reconfiné Tunis cet été alors que l’Afrique du Sud et l’Indonésie ont mis en place des restrictions d’urgence car elles font face à des records de contaminations quotidiennes. Et les conséquences sont rudes pour les populations de pays où l’essentiel de l’emploi est informel et les filets sociaux quasi inexistants.
Or plus le temps passe, plus le virus exacerbe la pauvreté, les inégalités et la violence. En Amérique latine, la deuxième région la plus endeuillée au monde derrière l’Europe et où seule 3% de la population est vaccinée, 22 millions de personnes ont basculé dans la pauvreté selon un rapport de l’ONU, qui estime que les inégalités y sont devenues insoutenables.
Les régimes de chômage inexistants
Quels facteurs existants aggravent la lutte contre la pandémie dans ces régions ?
En réalité, la crise n’a fait que mettre en lumière un certain nombre de faiblesses, principalement en ce qui concerne les groupes de personnes qui ne sont pas (totalement) protégées face aux chocs socio-économiques de la pandémie. Selon un rapport publié par Oxfam et Development Pathways en décembre 2020, 2,7 milliards de personnes n’ont reçu aucune aide financière de leur gouvernement pour faire face aux conséquences de la pandémie. Or on sait à quel point la sécurité sociale joue un rôle de stabilisateur économique et social pendant les périodes de crise, ce fut d’ailleurs le cas dans une certaine mesure dans notre pays.
Le problème réside dans le fait que les régimes de chômage sont inexistants dans la majorité des pays que nous avons analysés. Il n’y a souvent aucun mécanisme automatique pour protéger les personnes perdant leurs revenus. Certes, il y a eu des réponses d’urgence mais dans 81 % des pays étudiés, elles couvrent moins de la moitié de leur population. Ont été exclus les travailleurs de l’économie informelle – majoritairement des travailleuses d’ailleurs – qui n’ont eu aucun accès aux assurances sociales. Et la situation n’a pas forcément été bien meilleure pour les travailleurs de l’économie formelle : tout le monde a encore à l’esprit les manifestations de milliers d’ouvrières du textile à Dacca pour exiger le paiement de leurs salaires, impayés en raison des annulations de commandes dues à la pandémie de coronavirus. Dans 29 % des pays analysés par Oxfam et Development Pathways, moins d’une personne sur dix est protégée par un filet de sécurité sociale. Et quand il y a eu une intervention des pouvoirs publics, on remarque que 41 % du soutien apporté par ces gouvernements a pris la forme d’un versement ponctuel, et pratiquement toute aide publique est désormais arrêtée à l’heure qu’il est.
Pourtant, la protection sociale universelle compte parmi les outils les plus puissants dont disposent les gouvernements pour réduire les inégalités, la vulnérabilité et la pauvreté.
Plus de racisme et de haine
Avec la pandémie, avez-vous constaté plus de racisme et de haine envers les autres ?
La pandémie a engendré des réponses discriminatoires partout dans le monde, parfois attisées par le monde politique d’ailleurs. Il n’y a pas si longtemps, l’administration Trump se refusait à nommer le coronavirus, lui préférant l’appellation de « virus chinois ». Un élément de langage vivement critiqué par ses détracteurs redoutant une possible propagation d’un racisme antichinois dans le pays. En Europe occidentale, des personnes d’origine asiatique ont aussi été la cible d’agressions physiques et verbales. En Europe toujours, nous avons également assisté à une augmentation du sentiment anti-Roms : les quartiers dans lesquels vivent ces communautés ont parfois été complètement bouclés pendant des semaines, certains se sont même vu refuser l’accès aux soins de santé et ont été pris pour cible par l’extrême droite, un racisme exacerbé pendant la pandémie et documenté dans un rapport publié par le Centre européen pour le droit des Roms (CEDR).
Mais toujours selon le rapport d’Oxfam « Le virus des inégalités », la pandémie a surtout mis au jour les multiples vulnérabilités auxquelles certains groupes de populations sont confrontés selon leur genre, leur origine, identité autochtone ou statut de migrant ou réfugié de manière systémique. Et c’est clairement le cas dans le domaine sanitaire. Des données collectées dans divers pays révèlent que les personnes noires, afrodescendantes, les peuples Autochtones et les autres groupes racisés ont été plus que d’autres exposés au risque de contracter la COVID-19 et d’être confrontés aux répercussions les plus dures. Aux États-Unis, par exemple, les taux d’hospitalisation à cause de la COVID-19 étaient cinq fois supérieurs pour les personnes noires, les latino-américains et les natifs et natives américains que pour les personnes blanches. Résultat, les taux de mortalité à la COVID-19 parmi les personnes noires étaient deux fois plus élevés que parmi les personnes blanches en 2020.
Certes, le fait que les Afro-Américains vivent disproportionnellement dans plusieurs des régions des États-Unis qui ont été les plus durement touchées par la pandémie explique en partie cette surreprésentation (New York, par exemple, est de loin l’Etat dans lequel le coronavirus a fait le plus de victimes dans le pays), mais il ressort aussi qu’il sont plus susceptibles que la moyenne d’occuper des emplois qui se sont retrouvés « sur la ligne de front » pendant le pire de la pandémie, d’avoir des revenus moindres qui les poussent à vivre plus nombreux sous un même toit, d’être concentrés dans des emplois peu qualifiés, mal payés et déconsidérés (caissières, concierge, ...), etc. Notre rapport s’étend longuement sur le cas des Etats-Unis et du Brésil mais on peut tout aussi bien faire le même parallèle en Europe.
Comment combattre les inégalités
Toutes les indications montrent que les plus riches ont profité de la pandémie, c’est pourquoi Oxfam parle de « virus des inégalités ». Autrement dit, les riches sont plus riches et les pauvres plus pauvres. Alors comment combattre ces inégalités qui tuent ?
C’est vrai. La planète compte toujours plus de milliardaires et la pandémie ne les empêche pas de continuer à prospérer. Fin 2020, on comptait 2.360 milliardaires à travers le monde, c’est 207 de plus que lors du recensement fin 2019. Depuis 2008, le nombre de milliardaires à travers le monde a plus que doublé et leur fortune a été multipliée par 2,7. Clairement, les plus riches sont sortis indemnes, et même renforcés de la pandémie alors qu’il pourrait falloir plus de dix ans aux personnes les plus pauvres pour se relever des impacts économiques de la crise sanitaire. Des impacts qui ont été sévères selon Oxfam qui estime qu’entre 200 et 500 millions de personnes supplémentaires pourraient avoir basculé dans la pauvreté en 2020.
Tout cela montre qu’il est urgent et nécessaire de mieux collecter l’impôt, de façon plus juste et de prendre des mesures ambitieuses qui vont dans ce sens. Or, dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire. Prenez l’exemple de l’impôt minimum mondial sur les multinationales. Après des années de blocage, les pays du G7 ont enfin adopté en juin dernier un compromis sur un impôt minimum mondial sur les grandes entreprises pour lutter contre l’évasion fiscale. Une mesure sans précédent mais qui est encore loin des ambitions nécessaires pour s’attaquer réellement au problème. Malgré un taux de 21% défendu par l’administration Biden, le G7 a fini par s’accorder sur un taux au rabais de seulement 15%, notamment à cause du manque de soutien actif de plusieurs pays européens et de la pression des paradis fiscaux. Ce taux est d’ailleurs très proche de celui pratiqué par certains paradis fiscaux comme la Suisse, le Luxembourg ou l’Irlande. Et il pourrait être encore abaissé si des exceptions et exonérations sont décidées. Donc on peut se demander comment on va s’attaquer aux paradis fiscaux en établissant un taux à peine plus haut que celui de paradis fiscaux notoires comme la Suisse ou Singapour.
Pendant ce temps, chaque nouveau scandale d’évasion fiscale est une nouvelle preuve édifiante de la manière dont les milliardaires et les grandes entreprises usent des failles de notre modèle économique pour échapper à l’impôt. Le dernier en date, OpenLux, met en cause le Luxembourg, paradis fiscal au cœur de l’Europe, et la complicité des États européens qui refusent de l’inscrire sur leur liste noire. Pourtant, l’évasion fiscale prive tous les pays dans le monde, à commencer par les pays à faibles revenus, de ressources considérables pour financer les services publics de base et lutter contre la pauvreté.
Trois mesures prioritaires
Oxfam porte trois mesures prioritaires pour mettre un terme à ce fléau :
• Établir une liste noire mondiale des paradis fiscaux dans chaque pays avec des sanctions. Cette liste doit être fondée sur des critères objectifs et crédibles, et les pays qui y figurent doivent être sanctionnés.
• Mettre en place au niveau international un taux d’imposition mondial sur les sociétés : cet impôt ne doit pas être trop faible et doit être appliqué pays par pays sans exception. Cela permettrait de taxer les entreprises là où elles ont une activité économique réelle, sans qu’elles puissent délocaliser artificiellement leurs bénéfices dans des paradis fiscaux.
• Mettre fin à l’opacité fiscale des entreprises pour faire la transparence sur leur propriétaire et les impôts payés dans chaque pays.
Pandémie et immigration
Si on parlait de l’immigration, comment le coronavirus a impacté le flux de migration et la situation des réfugiés ?
En 2020, la fermeture des frontières et, dans certains cas, l’interdiction de nouvelles demandes d’asile ou la suspension de celles déjà en cours, se sont répandues en Europe. Ces mesures ont mis un frein à la circulation des personnes migrantes ou en quête de protection internationale. L’an dernier, les demandes d’asile ont chuté de 30% selon le bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), soit leur plus bas niveau depuis 2013. Pourtant, les conflits armés et les situations de crise humanitaire majeures – et donc les besoins de protection internationale – ne se sont pas arrêtés avec la covid. Par conséquent, des centaines de personnes désespérées ont malgré tout tenté la dangereuse traversée en Méditerranée centrale, orientale et vers les Canaries sur des bateaux surchargés et impropres à la navigation, provoquant des naufrages, parfois dans l’indifférence de pays comme Malte ou l’Italie qui avaient décrété leurs ports « non-sûrs » en raison de la crise sanitaire. D’autres pays, comme la Grèce, ont été pointés du doigt pour des cas de refoulements en mer Égée, en pleine pandémie. Des accusations niées en bloc par la Grèce, malgré des dizaines de témoignages, et des enquêtes fleuves, dont celle publiée par le New York Times qui révélait que ce pays avait expulsé plus de 1.000 demandeurs d’asile au cours d’une trentaine d’expulsions. Bref, la pandémie a donc aussi été utilisée pour durcir les politiques migratoires alors qu’il aurait tout à fait été possible d’accepter les débarquements en mettant en place des tests ou des quarantaines et donc éviter la perte de nombreuses vies humaines.
La situation des demandeurs d’asile ne s’est pas non plus améliorée aux portes de l’Europe comme en témoigne le dernier rapport d’Oxfam et de son partenaire, le Conseil grec pour les réfugiés, publié il y a seulement quelques jours. Les conditions de vie y sont toujours indignes et il signale aussi que seuls 9% des résidents du camp de Mavrovouni – le « nouveau » Moria - ont été vaccinés, ce qui les rend vulnérables à la covid. Et bien qu’on en ait moins parlé dans les médias, la situation des travailleurs et des travailleuses migrants s’est considérablement aggravée avec la pandémie. Ces personnes se sont retrouvées du jour au lendemain sans travail. Comme elles vivent de l’économie informelle, elles n’ont reçu aucune aide. En Inde par exemple, les mesures de confinement ont généré une immense détresse économique pour les 40 millions de migrants internes que compte le pays. L’Inde a d’ailleurs connu son plus important exode migratoire depuis son indépendance, avec 10,6 millions de personnes parcourant des milliers de kilomètres à pied pour retrouver leurs réseaux informels d’aide sociale en milieu rural. Sans compter toutes les diasporas qui n’ont pas pu envoyer de l’argent au pays. En 2019, ces envois de fonds représentaient 554 milliards de dollars dans le monde et étaient une bouée de sauvetage pour des millions de familles. D’après la Banque mondiale, la pandémie a entraîné une baisse de 20 % des envois de fonds vers les pays à revenu faible et intermédiaire, soit de plus de 100 milliards de dollars.
Par Maxime Demiralp