Bébé l’hyperactive, star du jazz, de la cuisine et de l’amour
Tonkinoise, lyonnaise et aussi très liégeoise, Bébé Suong a marqué son époque, et aussi la nôtre. Quasi nonagénaire, la talentueuse chanteuse de jazz n’a jamais manqué d’inspiration. Rencontre dans son arrière-cuisine, entre deux répétitions…
Les circonstances de la vie ont conduit Bébé à s’installer dans une coquette habitation d’un petite localité hesbignonne. Les cheveux mi-longs et la barbe naissante, c’est Jean-Luc, son chéri de longue durée, qui nous accueille au sommet des trois marches à gravir.
Dans le hall d’entrée, tout en profondeur, le chien Horace s’agite au bien de l’escalier, scrutant de ses grands yeux le moindre mouvement du visiteur, comme pour assister son maître et pallier un improbable imprévu.
Sur la gauche s’ouvre le battant de la grande porte blanche du salon. Du coin télé à l’espace bureau, le ton est donné : chaque chose à sa place, mais aucune place pour autre chose. Photos encadrées, bouquins à foison, souvenirs de voyages et autres objets personnels occupent l’espace, tout l’espace.
Après nous être frayés un chemin en direction du jardin, nous voici dans la salle-à-manger, le centre névralgique de l’ancienne maison de l’instituteur du village. Sous les coupoles en plexi qui y laissent abondamment entrer la lumière trône la majestueuse table autour de laquelle sont goulûment accueillis les invités.
Des crépitements de cuissons engagées s’échappent déjà de la pièce adjacente, à peine séparée par le modeste mobilier qui filtre le passage sous la baie. Une voix fluette mais affirmée se fait alors entendre. Planquée derrière ses piles de casseroles, de vaisselles et de plats savamment agencés, la cheffe de maison s’active au fourneau.
La scène et les parfums associés plantent le décor. Le « Viens boire la soupe », lancé quelques heures plus tôt, augure un mémorable moment gastronomique, empreint de saveurs inédites et très locales. Des instants partagés qui s’agrémenteront de récits de vie émaillés d’extraits jazziques diffusés par le nouveau système d’amplification récemment acquis par les occupants de la demeure.
Apparaît alors la maîtresse de cérémonie, toute de blanc vêtue, s’extrayant précautionneusement de cet univers de saveurs pour rallier, pas à pas, l’autel de la convivialité. Du haut de son généreux mètre cinquante, Bébé prend position sur le confortable dispositif installé par son second.
Les difficultés de mobilité de la daronne ne l’ont pas empêchée d’achalander copieusement le buffet apéritif. Un doigt de whisky arrosé d’un jus d’agrume pressé sur le pouce conviendra parfaitement pour accompagner la dégustation. Les saveurs exotiques de l’élixir citronné ne manqueront assurément pas de délier les langues.
La discussion s’engage. L’histoire de Bébé s’amorce dans la capitale de l’Indochine française, en un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître.
Au début des années 1930, la petite Tonkinoise voit le jour à l’ombre du grand opéra de Hanoï, là où son paternel officie depuis plusieurs années en tant que chef d’orchestre.
Son père violoniste
Raoul Giroud est orphelin de père, sa maman a travaillé dans la fabrication du tulle en région lyonnaise. Titulaire de d’un premier prix de conservatoire dès à l’âge de 14 ans, le violoniste joue dans les salles obscures de la métropole pour y accompagner le cinéma muet.
Tout jeune adulte, Raoul rallie la colonie et entame une carrière d’enseignant au conservatoire national hanoïen. « Les Hanoïens sont décidément privilégiés », commente, en octobre 1926, L’Éveil économique de l’Indochine, dans un article annonçant une prestation du maître violoniste français Joseph Bilewski. « Bilewski, après avoir goûté quelque repos sur les monts et les plages du delta tonkinois, se prépare à donner un nouveau festival de musique. Cette heureuse nouvelle sera accueillie avec le plus vif intérêt par le public de notre cité. Le programme se recommande, comme les précédents, par sa haute valeur musicale. Bilewski aura pour collaborateur M. Giroud, violoniste dont le public de Hanoï a pu apprécier maintes fois la technique consciencieuse et nette… »
Raoul Giroud tombe éperdument amoureux de l’une de ses étudiantes. Le mariage consommé se concrétise par la naissance d’une certaine Andrée.
Deux ans avant le déclenchement des hostilités en Europe, la seconde guerre sino-japonaise éclate lorsque l’armée impériale envahit la partie orientale de la Chine. Les événements signent le retour de Raoul vers l’Hexagone.
La petite Andrée embarque à bord du navire qui la mènera à plus de neuf mille kilomètres de sa terre natale. La chute dont elle est victime dans la couchette du bateau lui occasionne quelques maux de tête passagers, mais n’hypothèquera pas sa destinée artistique naissante.
C’est donc en France que grandira la future Bébé Huong Suong. La famille s’installe sur la rive droite du Rhône, non loin l’opéra lyonnais où Raoul prend du service comme premier violon. Le musicien se prête aussi volontiers à la variété, s’associant à aux orchestres du compositeur montpelliérain Jo Bouillon et d’autres Caravelli.
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- Bebe Suong
- © Didier De Hoe
Souvenirs d’enfance
Alors qu’elle participe à des concours de chant depuis ses cinq printemps, la jeune prodigue fréquente assidûment les cours de piano et de diction au conservatoire lyonnais. Pour le reste, elle privilégie l’école buissonnière pour assister à des séances cinématographiques.
Adolescente, elle se produit dans une grande brasserie de l’avenue de la République. Elle y est notamment accompagnée par trois bandonéonistes et un violoniste.
Andrée Giroud possède alors déjà son nom d’artiste. « Ma mère avait cousu deux cœurs sur mon costume de scène, l’un avec la mention Huong, l’autre Suong. La rosée du matin est une bonne traduction », sourit celle qui, depuis, est appelée Bébé (Huong) Suong.
Durant la guerre, Bébé connaîtra aussi Grenoble et Marseille. De cette enfance déjà très chahutée, elle garde le souvenir d’une première communion préparée avec les bonnes sœurs. Ou encore de sa première année d’école primaire dans le quartier grenoblois de l’Île Verte : « Ma mère oubliait de venir me chercher, alors je rentrais avec l’institutrice chez laquelle j’allais chanter ».
Nouvel exil
Repérée lors de ses prestations lyonnaises, Bébé Suong est approchée par un Liégeois qui souhaite l’engager au Palace, rue Pont d’Avroy. La négociation est rapidement bouclée avec l’aval de sa maternelle, qui sera du voyage vers la cité ardente. Le contrat prévoit un cachet de 2.500 francs belges par semaine.
« Ma mère m’a immédiatement emmenée au restaurant pour y manger du homard. Elle aimait la grande vie, les bijoux, les chaussures sur mesure », sourit-elle.
Au club privé du Palace liégeois, Bébé amuse la galerie, faisant danser les participants sur les airs populaires de l’époque. La taille fine de Joséphine, attribuée à Jacques Hélian, figure alors dans son vaste répertoire.
C’est aussi à Liège que Bébé rencontre celui qui lui donnera un enfant : « C’était le fils du Charlemagne. Il avait 17 ans, j’en avais 16. Il m’avait fait apporter des fleurs par son groom. Nous sommes tombés follement amoureux. Nous nous sommes mariés et j’ai chanté jusqu’au huitième mois de grossesse. »
Par la suite, Bébé Suong poursuit son parcours professionnel, en parallèle à ses conquêtes amoureuses. Elle s’éprend du pianiste qui l’accompagne lors de prestations à Knokke où elle assurera la fonction de cheffe d’orchestre du casino et de son hôtel de luxe, ainsi qu’au Horse’s Neck. On la retrouve encore au casino de Dunkerque, à l’inauguration de l’hôtel Hilton de Bruxelles, au Martini Club de l’exposition universelle de 1958 et dans différents pays du monde où elle représente la Belgique.
L’histoire continue
Dans les années cinquante, la talentueuse chanteuse de jazz compte de nombreux succès à son actif. Elle atteint le sommet du hit-parade et se voit décerner un disque d’or avec ses titres « Nana » et « Rio de Janeiro ». Elle participe aussi à divers festivals, de Comblain-la-Tour à Ostende, en passant par Namur, le Bruocsella Jazz, le Brussels Big Band.
Souvent charmée par ses musiciens, ou l’inverse, Bébé Suong a fini par se poser avec Jean-Luc, son actuel rempart et batteur préféré. C’est avec lui qu’elle vient de se lancer un énième défi, l’enregistrement d’une version très personnalisée, à l’orientale, d’un succès d’Édith Piaf : « Mon hymne à l’amour est dédié aux femmes amoureuses, en leur hommage mais également pour les inviter à une certaine prudence… »