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Banalisation de la parole raciste et sexiste sur les réseaux sociaux : les politiques dans le collimateur

16 novembre 2020
par  Didier Albin
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

Si la parole raciste, homophobe, sexiste, islamophobe, etc. se libère de manière de plus en plus décomplexée sur les réseaux sociaux, les mandataires politiques ne sont pas épargnés. Au contraire. En région de Charleroi, ils sont une dizaine à en avoir fait les frais.

Le comble, c’est que ce phénomène est alimenté par les politiques eux-mêmes. Certains ne s’autocensurent plus et expriment ce qu’ils pensent. Donald Trump et plus près de nous, Théo Francken en sont de tristes illustrations. En Wallonie, il y a aussi eu le cas de l’ex échevin PS de Neupré Benoît Hons, sanctionné du retrait de son mandat par son parti et d’une suspension de ses fonctions de maître-assistant dans l’enseignement provincial liégeois après une publication abjecte sur les réseaux sociaux. « La magnifique place d’Espagne gardera pour moi un goût amer » avait-il écrit. « Me faire voler mon sac à dos, mes cartes de banque et d’identité, de l’argent et mes lunettes... par ce que les romantiques appellent les "gens du voyage", spécimens parasites, vivant du vol et pondant leur engeance dans des poubelles roulottes voire dans leurs grosses Mercedes... Je pense aux terrains que les communes mettent à leur disposition, avec eau et commodité pour leur immonde "fécalité". Je pense à leurs fausses larmes fétides et à la seule chose de valeur dans cette "espèce" : leurs dents en or. Qu’ils aillent en enfer et je suis disposé à leur montrer le chemin le plus direct. »

« Retourne dans les montagnes de Turquie t’occuper de tes chèvres » s’est pris récemment sur facebook l’échevin de l’Etat Civil et des Cimetières de Charleroi Mahmut Dogru. « On est envahi, ce sont systématiquement les mêmes qui foutent le bordel. En classe, on a beau les éduquer du mieux qu’on peut mais il y a beaucoup de déchets » a posté un enseignant à l’adresse de l’échevin des Sports et de la Jeunesse Karim Chaibai, épinglé sans masque dans une photo de groupe lors du premier confinement. Avant eux, des candidats aux élections régionales et fédérales de la circonscription s’étaient fait agresser : insultes racistes pour Alain Eyenga, ex-échevin d’origine camerounaise et Gaëtan Bangisa, conseiller communal et président d’une intercommunale, propos homophobes à l’égard d’Olivier Henry, député sortant, et transphobes vis-à-vis de Philippine Dhanis. En 2018, la bourgmestre MR de Courcelles Caroline Taquin s’était fait injurier par un adversaire politique, Eric Massin alors président de la fédération PS de Charleroi. A la tribune du 1er mai de son parti, il avait déclaré publiquement à propos de la tête de liste PS de Courcelles que cette dernière (sic) « n’aurait pas la tâche la plus facile face à la plus rosse, non là je suis trop gentil… La plus salope, là je suis trop méchant, des bourgmestres du coin. » L’ex député fédéral et président du CPAS de Charleroi a été condamné en juin 2020 par le tribunal correctionnel pour « injures », pas pour sexisme. Il n’a pas fait appel.

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Les échevins carolos Karim Chaïbaï et Mahmut Dogru en discussion autour des 19 critères d’infraction identifiés par les lois fédérales antiracisme, anti-discrimination, genre, négationnisme et délits de haine.
© Albin Didier

Sur facebook, l’échevine en charge de l’Egalité des Chances de Charleroi Françoise Daspremont (68 ans) a eu la désagréable surprise de lire en réponse à un message qui suggérait de l’envoyer en maison de repos que « sa place était au cimetière. On en a marre de voir ta gueule » concluait son agresseur. Dans une commune voisine à Montigny-le-Tilleul, la bourgmestre Marie-Hélène Knoops estime que depuis le lockdown, « l’intimidation et l’injure sont passés à un cap supérieur. » Kiné de profession, elle s’est fait traiter de « masseuse à la tête de la commune. Et je ne parle pas des critiques dont nous sommes agonis pour la moindre décision », confie-t-elle. Après avoir songé à quitter la politique, elle s’est résolue à déposer plainte. Comme le conseiller communal et député wallon PTB Germain Mugemangango à Charleroi, qu’un de ses voisins avait invectivé publiquement : « Il est où le gorille, le singe ? » Cette scène hallucinante au pied de leur building avait été filmée par un témoin, dont les images ont conduit à une condamnation de l’auteur : six mois de prison avec sursis.

Signalements en hausse

Service public indépendant de lutte contre la discrimination et de promotion de l’Egalité des Chances, Unia constate une montée en puissance des signalements relatifs à des faits présumés de discrimination, messages et délits de haine. Durant l’année 2019, la structure en a reçu 8.478. « Cela représente une augmentation de 13,2% par rapport à 2018 et de 46,7% par rapport à la moyenne des 5 dernières années » lit-on dans son rapport. « Il s’agit, à l’exception de certaines années, d’une constante depuis la création de notre organisme, mais cela ne signifie pas nécessairement que les cas de discrimination sont en augmentation en Belgique. Nous pouvons expliquer cette augmentation par plusieurs facteurs : la notoriété de notre service interfédéral augmente d’année en année grâce à ses actions de sensibilisation, ses campagnes d’information, son travail au niveau local et enfin, son travail de partenariat avec les pouvoirs publics, mais également avec des associations de terrain… »

Selon le rapport, les dossiers médias ont atteint 14,8% du total de l’année 2019. Huit dossiers sur dix concernaient des médias en ligne au sein desquels les réseaux sociaux sont fortement représentés (76% des dossiers internet). Rien que pour facebook, 160 dossiers ont été ouverts en 2019. « Et si l’on regarde les réseaux sociaux par rapport à l’ensemble des dossiers sur internet, ils auront bientôt remplacé complètement le phénomène des e-mails en chaine et affichent une progression de + de 50,9% par rapport à la moyenne des cinq dernières années », lit-on encore. Dans ce secteur, plus de la moitié des dossiers avaient trait à des faits de racisme (53,5%), et près d’un quart (23,9%) étaient en lien avec la conviction religieuse ou philosophique pour 8,1% de dossiers relatifs à l’orientation sexuelle. En 2019, les appels à la haine (incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence, insultes verbales et non verbales, menaces, négationnisme, diffamation, abus de moyens de communication) ont représenté 35% du total des comportements interdits.

« Avec la crise de la covid-19, l’activité sur les réseaux sociaux a augmenté en 2020 », commente l’attaché de presse d’Unia Denis Bouwen. « Nous avons vu plus de messages de haine (hate speech). Nous ignorons en revanche si davantage de mandataires en ont été victimes. En général, les personnes politiques sont toujours critiquées. »

C’est l’Institut pour l’Egalité Femmes Hommes (IEFH) qui traite les signalements relatifs aux discriminations de genre et au sexisme. Si les propos misogynes de Jeff Hoeyberghs ont fait exploser les statistiques en 2019, l’IEFH a enregistré une hausse de 5% du nombre de signalements par rapport à 2018, hors cette affaire très médiatisée. Selon la porte-parole Véronique De Baets, « cette évolution reflète la prise de conscience collective et le refus grandissant des citoyen-ne-s par rapport à des dérapages, propos et actes violents et discriminatoires. » Comme les années précédentes, les femmes ont amené la majorité des dossiers (63 %), un chiffre en hausse par rapport aux quatre années antérieures. « Cependant ça ne dit pas si l’infraction vient d’une femme ou d’un homme car souvent, quand des propos sexistes sont tenus, par exemple à l’encontre des femmes, des hommes vont également les dénoncer. De mémoire je n’ai pas souvenir de signalements concernant des propos sexistes en ligne contre des hommes. En 2020, nous avons enregistré 73 signalements pour les domaines « média-internet » et « réseaux sociaux » (espace public en ligne) », précise encore la porte-parole.

Plaintes et dénis

Pour le référent discriminations et genre de la police de Charleroi David Quinaux, « la parole raciste a commencé à s’assumer plus librement avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement dont le secrétaire NVA à la Migration et à l’Asile (NdLR : Théo Francken) multipliait les tweets tendancieux. Dans notre droit belge, cinq lois fédérales protègent les citoyens des discriminations, du sexisme, du racisme, du négationnisme et des délits de haine. La circulaire du collège des procureurs généraux Col 13/2013 prévoit la désignation de substituts de référence dans chaque arrondissement judiciaire et de policiers de référence dans chaque zone. Elle contient les instructions des plus hauts magistrats du SPF Justice pour traiter ces infractions. En principe, le Procureur du Roi ne peut classer sans suite. »
A Charleroi, David Quinaux dit avoir constaté une explosion du nombre de dossiers : « Ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il y en ait plus mais qu’on les détecte mieux. Dans notre zone monocommunale, 17 policiers relai (dont cinq femmes) sont sensibilisés au sein des postes de proximité et des équipes d’intervention, ils servent un peu de sentinelles. Unia doit venir les former en décembre. De manière générale, les citoyens sont mal informés de leurs droits et du dispositif de lutte anti-discrimination, genre et délits de haine. » Les femmes et les hommes politiques sont-ils plus exposés à des agressions de ce type ? Pour le policier de référence, « ils ont un devoir d’exemplarité. Dans le climat d’insurrection que nous vivons, le moindre écart leur vaut un déchainement de reproches. Il y a d’inévitables dérapages. Pour motiver des poursuites, nous avons besoin de preuves, en l’occurrence des captures d’écrans si les infractions ont été commises sur les réseaux sociaux. Avec la technologie et les outils dont nous disposons, nous avons les moyens d’identifier n’importe quel auteur même s’il agit sous le couvert de l’anonymat. Il est relativement aisé de le tracer via son adresse IP. »

Toutes les victimes ne déposent malheureusement pas plainte, c’est même un euphémisme, si bien que la réalité va bien au-delà des signalements renseignés par Unia et l’IEFH. La preuve ? Parmi les dix mandataires de la région de Charleroi agressés dans l’espace public (y compris sur les réseaux sociaux), six seulement ont saisi la justice. La parole injurieuse se banalise, avec le concours de figures publiques qui ont perdu leurs repères, comme le futur ex-président des Etats Unis Donald Trump. « Quand on se fait maltraiter depuis l’enfance ou qu’on subit ça au quotidien en rue, on finit par s’y habituer. Mais ça continue à faire mal », commente Mahmut Dogru.

Des mandataires estiment qu’il est plus efficace d’interagir avec leurs agresseurs comme Karim Chaïbai, d’autres que « c’est le prix à payer pour la fonction qu’ils occupent » comme Françoise Daspremont. A ce stade, deux condamnations sont tombées, il y a eu au moins un classement sans suite et la procédure se poursuit dans les autres cas.

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