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Aux Émirats, la débrouille d’une mère de famille belge pour survivre à la crise économique liée au COVID 19

1er juillet 2020
par  Amelie Mouton
( Presse écrite , Le virus de la débrouille )

Les économies du Golfe sont traversées par une double onde de choc : celle de la COVID 19 et de la chute des prix du pétrole. Des dizaines de milliers d’expatriés ont perdu leur emploi et sont plongés dans une extrême précarité. Reportage sur les pas d’une mère de famille belge qui s’est reconverti dans la livraison pour survivre.

Le soleil cogne déjà fort lorsqu’Evelyne arrive devant l’échoppe où s’empilent des sacs d’oignons, des pastèques et des caisses de papayes. Toute vêtue de noir, ses longs cheveux attachés en queue de cheval, elle détonne un peu au milieu des marchands indiens et pakistanais qui vont et viennent, masques bleus sur le visage, dans les allées du marché de fruits et légumes d’Abu Dhabi. Eux n’ont pas l’air surpris : depuis une semaine, Evelyne est devenue une figure familière. « Je vois plus ces gens que ma propre famille », lance-t-elle en saluant Mohammed, jeune gars un peu bourru originaire du Cachemire.

Pour cette mère de famille originaire du Limbourg, le marché est devenu la clef de la survie. La pandémie a plongé l’économie locale dans un état végétatif et il y a près de quatre mois qu’elle ne travaille plus. Installée dans la capitale des Émirats arabes unis depuis deux ans, elle est employée dans une crèche qui lui verse encore une compensation mensuelle de 120 euros, insuffisante pour payer son loyer et nourrir ses trois enfants. Son mari, qui bossait dans l’événementiel, a perdu tout espoir de contrat avant longtemps. Par ici, la sentence est implacable : « Pas de travail, pas de paie ». Alors Evelyne a tenté le tout pour le tout : elle a lancé son propre business de livraison. Elle n’a pas d’autorisation légale et reste discrète. Elle espère que les autorités fermeront les yeux, au vu du contexte exceptionnel.

Depuis une semaine, Evelyne fait la navette vers le marché, plusieurs fois par jour. Elle dégaine son téléphone, regarde les commandes qu’on lui a passé sur What’s App et dicte la liste à Mohammed, « le seul à pouvoir toucher les marchandises ». Aujourd’hui, elle a quinze livraisons, aux quatre coins de la ville. Elle évalue les distances parcourues à sa consommation d’essence : un demi-plein quotidien. Les journées sont longues. Elle veille à rentrer pour l’iftar, la rupture du jeûne. Son mari, soudanais, est musulman. Parfois, elle doit repartir après ce moment de célébration, pour livrer à la hâte ses derniers clients, avant le couvre-feu quotidien qui tombe à 20h.

Evelyne est surprise que son business ait vite pris de l’ampleur. « Ma clientèle est plutôt huppée. Ce sont des gens qui ne veulent pas venir au marché de peur de s’exposer au virus », glisse-t-elle. Ce matin, elle est pourtant passée de l’autre côté du miroir. A la demande d’une dame indienne, elle s’est rendue à Mussaffah, quartier industriel d’Abu Dhabi, pour une livraison à des assistantes maternelles elles aussi au chômage. Dans ce coin pauvre de la ville, il n’est pas rare de trouver des logements où s’entassent 20 personnes, chacun monnayant sa place dans un lit superposé.

C’est là que vivent de nombreux travailleurs originaires des Philippines, d’Inde ou du Pakistan, que le Covid 19 a plongés dans un état d’extrême vulnérabilité. Même si les données sont éparses, c’est surtout dans ces logements exigus que le virus, ravi de la promiscuité, fait des ravages, et ce partout dans le Golfe. Mais il n’y pas que le problème sanitaire : le « pas de travail, pas de paie » est tout aussi dévastateur pour ces vendeurs, serveurs, nounous, ou maîtres-nageurs, venus dans le Golfe pour donner un avenir meilleur à leur famille restée au pays.

Jennifer, qui vit dans un de ces logements surpeuplés, en témoigne. Maman de trois enfants dont elle finance les études supérieures aux Philippines, elle a perdu son job dans un restaurant philippin, de même que les extras qu’elle gagnait en faisant des ménages. Elle n’a plus payé son loyer depuis trois mois, et vit de la charité. « J’en suis honteuse », soupire-t-elle. Si elle a peur du virus, sa plus grande crainte est de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants restés au pays. Impensable pour elle de rentrer : « les salaires sont trop bas ». Elle s’accroche à l’espoir d’une reprise.

Cette dernière aura-t-elle lieu ? Rien n’est moins sûr. Les économies des pays du Golfe sont traversées par une double onde de choc : celle du Covid 19 et de la chute des prix du pétrole.
Une étude récente de la chambre de commerce de Dubaï estime que 70% des petites et moyennes entreprises pourraient déposer le bilan d’ici 6 mois. Et la nécessité de se serrer la ceinture pourrait pousser les gouvernements à mettre la pression sur le secteur privé pour qu’il en emploie davantage de nationaux, surreprésentés dans le secteur public, créant une compétition inédite avec les expatriés.

Les convulsions qui traversent les économies du Golfe risquent de se faire sentir loin. En 2018, sur les 130 milliards de dollars envoyés par les travailleurs migrants dans leur pays d’origine, 60% provenaient des pays du Golfe. La Banque Mondiale estime une baisse des envois de fonds de l’ordre de 20% en 2020 à cause de la crise sanitaire mondiale. « Les envois de fonds sont une pièce maîtresse du puzzle du développement », rappelle Afshin Molavi, de l’institut de politique étrangère de l’université John Hopkins.

En attendant, les expatriés sans emploi vivent une période d’immense incertitude. Aux Émirats, le gouvernement a déclaré qu’il soignerait tout le monde gratuitement, et a étendu la validité des visas de résidence jusqu’en décembre 2020. Mais il a aussi poussé certains pays, dont l’Inde, à rapatrier une partie de ses ressortissants. Evelyne envisage peut-être de rentrer en Belgique, sauf si son business décolle bien et qu’elle peut en vivre officiellement. Jennifer, quant à elle, tremble de se faire expulser quand la période de grâce sur les visas aura expiré.

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