Après la crise, quel avenir pour la philanthropie ?
Avec des moyens en hausse constante, ces fondations portent à bout de bras une myriade de projets, palliant parfois les carences de l’État. Les incertitudes liées à la crise sanitaire et économique du Covid-19 menacent ce secteur important et méconnu en Belgique.
Déjà derrière la fabrication du virus de Zika, il a remis le couvert avec le Coronavirus. Il souhaite aussi dépeupler la terre et implanter des puces électroniques dans chaque habitant de la terre. Humain le jour et reptile la nuit, ce monstre ne veut que du mal à l’humanité. Mensongères et délirantes, ces accusations circulent sur les réseaux sociaux comme dans les repas de famille. Elles concernent le milliardaire Bill Gates. Avec l’éclatement de la crise du Covid-19 et l’implication de sa fondation philanthropique aux immenses moyens, l’ancien patron de Microsoft attire inévitablement la lumière et les projecteurs médiatiques. Les chiffres de la fondation Bill et Melinda Gates, l’acteur non étatique le plus puissant du globe, donnent en tout cas le tournis. Ses 46,8 milliards de dollars de dotation en 2018 dépassent par exemple le PIB de l’Islande. Après la suspension en avril dernier de la dotation américaine à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), voilà la fondation devenue son premier contributeur. Le sexagénaire a d’ailleurs quitté, en mars dernier, le conseil d’administration de son entreprise informatique pour se consacrer davantage à la philanthropie.
Un secteur dynamique en Belgique
La philanthropie existe aussi dans notre pays. Elle a même le vent en poupe. Conseiller en philanthropie à la Fondation Roi Baudouin (FRB), Ludwig Forrest situe la croissance aux alentours de 2014. « Les gens ont commencé à donner de plus en plus. La philanthropie est devenue une valeur ancrée dans la société belge ». Virginie Xhauflair est chargée de cours à HEC-ULiège est titulaire de la chaire Baillet Latour en philanthropie et investissement social. Elle connaît bien le secteur. Elle confirme la hausse croissante des dons. « C’est un secteur en pleine croissance en Belgique. Surtout depuis qu’a été créé le statut de fondation privée. Il n’y avait auparavant que des fondations d’utilité publique. Les nouvelles méthodes de récolte, comme les microdons et la possibilité d’envoyer un sms, accroissent le phénomène. Beaucoup de plate-formes se positionnent désormais comme intermédiaires entre les bénéficiaires et les donateurs. C’est une tendance forte qui s’est confirmée pendant la crise du Covid ». Un seul exemple : celui de la Croix-Rouge. Celle-ci a vu passer son budget, entre 2014 et 2018, de 92,8 à 133,9 millions d’euros. Soit une hausse de 30% en quatre ans.
Manque de transparence
La philanthropie connaît donc une importante expansion en Belgique. Voilà qui est acté. Quels sont les montants enjeux ? Impossible par contre de répondre à la question. « La première chose à dire sur le sujet, c’est qu’on en sait très peu. Contrairement à la France, il existe très peu de données disponibles. Pourquoi ? Il n’y a pas une tradition de collecte de données en Belgique. Beaucoup de petits dons passent sous le radar. Il y a un manque de transparence, même si cela évolue », explique Virginie Xhauflair. Il reste toutefois à se mettre sous la dent les comptes de la Fondation Roi Baudouin, qui publie chaque année ses comptes. Plus grande fondation d’utilité publique du pays, celle-ci possède en 2020 un budget de 97 millions d’euros. Avec quatre sources principales de revenus : le rendement du capital propre de la fondation (15,5 millions d’euros), celui des capitaux des nombreux fonds que celle-ci abrite (39), les initiatives et projets qu’elle cogère (32,5) et la dotation annuelle de la Loterie Nationale (10).
Récolte de dons, mécénat et sponsoring
Deux acteurs philanthropiques pèsent ensemble 80 à 90% du secteur dans notre pays. L’Association pour une Éthique dans les récoltes de Fonds (AERF) d’une part, la Fédération Belge des Fondations Philanthropiques d’autre part. Ludwig Forrest explique « La première regroupe la plupart des grandes ONG, comme WWF, Handicap International, ou encore Médecins Sans Frontières Belgique (MSF). Ce sont souvent des acteurs plus actifs dans la récolte de fonds. Mais je n’aime pas les définitions. Pour moi, ils sont dans le même bateau. Ils font aussi de la philanthropie. Le deuxième acteur, c’est donc la Fédération Belge des Fondations, dont la FRB est probablement le plus grand membre ». Niveau chiffres, la Belgique comptait, en janvier 2020, plus de 1.700 fondations philanthropiques, y compris 644 fondations d’utilité publique, soit 20% de plus qu’en 2013. La philanthropie se concrétise notamment par le mécénat et le sponsoring.
« En Belgique, on privilégie le second, car le cadre juridique relatif au mécénat n’est pas très clair. La différence, c’est que, quand on fait du mécénat, l’entreprise ne peut pas demander de contrepartie, mettre par exemple son logo. Dans le sponsoring, il y a une contrepartie très claire. Après en Belgique, la philanthropie se fait discrètement. Même si cela tend un peu à changer, on n’a pas la même culture que le monde anglo-saxon en la matière. À combien d’entreprises pensez-vous directement quand on parle du sujet ? », indique Virginie Xhauflair. Enfin, le legs joue un rôle toujours plus important. La FRB a publié en juin dernier les résultats d’une étude menée par Ipsos auprès de 1.000 Belges. Quelque 17% des répondants qui rédigent un testament y mentionnent désormais une bonne cause, contre 11% trois ans plus tôt.
Quel fonctionnement pour la FRB ?
La FRB reçoit des dotations de la Loterie Nationale, mais elle cogère surtout une multitude de fonds. Notre chargée de cours à HEC-ULiège résume : « Elle accueille des fonds mis à disposition par des familles, des entreprises et des associations qui y ouvrent un compte. Pas mal de gens procèdent ainsi, car cela leur évite de créer leur propre fondation et devoir la gérer. Le nombre de fonds est énorme. Je crois qu’il y a plus de 600 fonds hébergés par la fondation Roi Baudouin ». Fin 2015, la FRB en comptait en tout cas 524 dotés d’un capital allant de 750.00 euros à 28,5 millions d’euros. La valeur de marché du portefeuille d’actifs des fonds hébergés s’élevait à de 450 millions d’euros euros à fin 2015. Cette sorte de structure faîtière reçoit chaque année de nouvelles sollicitations. « On a des règles assez strictes. Le modèle classique, c’est que la fondation découvre une problématique sociale ou que nos donateurs souhaitent s’y attaquer. On lance alors un appel à projets sur une plate-forme digitale », explique Ludwig Forrest. « On fait ensuite appel à un jury indépendant composé de spécialistes de cette thématique. Ceux-ci vont évaluer le dossier, puis donner un avis et dire par exemple ’Ceux-là font du bon travail, les 10.000 euros demandés semblent tout à fait justifiés. Il faudrait les soutenir’ ».
En tant que conseiller en philanthropie, Ludwig Forrest reçoit et dispense ses suggestions. « Mettons que quelqu’un nous appelle et nous dise vouloir faire quelque chose pour les enfants qui souffrent de pauvreté au Sénégal. Je leur dis comment on peut faire fonctionner un fonds, quels contacts on a sur place, comment on peut collaborer. Cela permettra à la personne de faire un choix. J’ai une indépendance de conseil. Si je sens que le mieux, c’est que celle-ci fasse un don à une association, je lui dis ». Si vous toquez demain à sa porte et lui signifier vouloir créer votre propre fonds, Ludwig Forrest s’en occupera aussi. « Je vais vous proposer de fonder un fonds avec un nom que vous choisissez. Cela peut très bien être un nom d’étoile ou un dieu grec. Puis, ce fonds aura un comité de gestion et votre capital. Dans ce comité de gestion, vous siégerez, de même que la fondation et un expert de la thématique choisie ».
Colmater les brèches de l’État-providence
Le secteur philanthropique joue un rôle crucial au sein de la société. Dans certains cas, celui-ci pallie carrément les carences de l’État. Un des exemples les plus spectaculaires s’avère le cas de la Ligue Braille. L’association apporte une multitude de services gratuits aux personnes aveugles et malvoyantes dans le domaine social, culturel et professionnel. Ce soutien très important est surtout financé par les dons. « L’ASBL est subsidiée à raison d’environ 15%, tous pouvoirs subsidiants confondu. Tout le reste vient finalement de dons et les legs, surtout ces derniers d’ailleurs. Pour nous, les dons sont des rentrées indispensables. Est-ce qu’ils pallient le définancement de l’État ? J’ai envie de dire ’Oui’ à 100%. Je ne crache pas sur les 15% de subsides, mais il est clair que la Ligue Braille, comme d’autres associations, est sous-financée », explique son directeur Michel Magis. Ces dons viennent exclusivement de particuliers. « On n’a presque pas d’entreprises, ou alors périodiquement dans le cadre d’un sponsoring lié à un projet particulier ». Du côté de la Croix-Rouge, on explique aussi recevoir très peu de subsides publics. « Cela ne représente pas le tiers des dons du public et des entreprises qui nous soutiennent. Sans eux, la Croix-Rouge ne pourrait pas mener toutes ses actions d’aide », insiste son service presse.
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- Le 9 juillet, une malvoyante fabrique un attrape-rêves lors d’un atelier de la Ligue Braille consacré au développement de l’habilité manuelle.
- © Ligue Braille
Le danger de la crise du Covid-19
La crise sanitaire et économique liée au Coronavirus inquiète évidemment le secteur. Un tsunami de faillites et une vague de licenciements se profilent à l’horizon. Ceux-ci risquent d’impacter négativement l’univers de la philanthropie. Les offres de dons ont pourtant plu dès le début de la crise, en mars dernier, du moins du côté de la FRB. « Il y a eu un énorme élan de solidarité. Beaucoup de gens se sont tournés vers vous. Pas mal d’hôpitaux n’avaient pas de structures de récoltes de fonds et se sont aussi tournés vers nous pour demander de l’aide. Les gens ont ensuite aussi compris qu’il y aurait un grand impact sur les gens précarisés. Il y a eu énormément de dons pour les aider à survivre dans les conditions difficiles de ces derniers mois », explique Ludwig Forrest. Oui, mais voilà, l’élan de solidarité pourrait baisser en intensité ces prochains mois. Michel Magis ne cache pas son inquiétude : « Il y a un risque théorique au niveau des dons. On le craint. Il est possible que les donateurs se disent à un moment ’Je vais soutenir la recherche d’un vaccin au lieu de donner aux associations que j’ai l’habitude d’aider’ ».
Même son de cloche du côté de la FRB : « Il y a des inquiétudes. Tout le monde commence à voir que cette crise sanitaire aura des effets à moyen terme, dont on est beaucoup moins sûr. Cela reste un peu trop tôt pour répondre avec certitude à cette question ». Virginie Xhauflair pointe notamment un danger en particulier : « Les fondations, dont le patrimoine est constitué d’actions, vont avoir beaucoup moins d’argent à distribuer et on peut supposer qui cela mènera à moins de sponsoring et de mécénat ».
Une bouffée d’oxygène bienvenue
Les autorités sont conscientes du rôle sociétal du secteur et des dangers qui le guettent. Le gouvernement fédéral vient ainsi d’augmenter la réduction d’impôts sur les montants versés pour l’année 2020. Celle-ci passe à 45%, contre 60% d’habitude. Cette mesure qui concerne les dons d’au moins 40 euros donne un coup de pouce appréciable au monde associatif. Reste que les incertitudes restent nombreuses. L’économie belge entre actuellement dans une longue période d’incertitudes et de turbulences. Difficile de croire que le secteur philanthropique passera totalement entre les gouttes.