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Alice Coffin, la lesbienne qui n’a jamais voulu éliminer les hommes

29 septembre 2021
par  Florence Hainaut

Ou comment une citation tronquée a servi de base au cyberharcèlement d’une journaliste, avec l’aide active d’une partie de la profession qui n’a sans doute pas lu l’ouvrage dont elle est tirée.

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© Myriam Leroy

Il y a un an, le nom d’Alice Coffin était principalement connu des féministes. Cette journaliste, élue écologiste à la Ville de Paris et fondatrice du collectif La Barbe, qui s’invite dans les réunions en non mixité les plus fréquentes, à savoir celles entre hommes blancs puissants, est une activiste de longue date. En octobre 2020, paraît son premier essai : « Le génie lesbien » (Grasset). Les médias traditionnels s’intéressent généralement peu à la littérature féministe, et encore moins aux ouvrages traitant des LGBTQI. Exception faite de « Moi les hommes, je les déteste » de Pauline Harmange (Seuil) sur lequel la quasi entièreté des éditorialistes français a eu quelque chose de mal à dire, nous, militantes féministes, publions, dévorons, échangeons des livres sans que les chaînes d’info en continu et matinaliers radio ne nous influencent d’un iota. Il s’agit, à notre grand désarroi, d’un monde un peu parallèle, de produits de niche que chérissent les convaincues et délaissent celles et ceux que nous rêvons de convaincre.

Pourtant, une phrase va offrir à Alice Coffin une renommée internationale dont elle se serait bien passée. Le 2 octobre, un article de Paris Match (« Alice Coffin, branchée sur sectaire ») cite un extrait de son essai : « Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. » Nous, les femmes. Les, les hommes. En l’espace de quelques jours, réactions outrées et articles reprenant ladite citation se multiplient.

Le Temps : « Alice Coffin, cheval de troie du féminisme »
Valeurs Actuelles : « Alice Coffin veut éliminer les hommes »
BFMTV : « L’élue EELV Alice Coffin au coeur d’une polémique »
Le Figaro : « Eliminer les hommes : Schiappa accuse Coffin »
La Dépêche : « "Il faut à notre tour les éliminer" : la charge de la féministe Alice Coffin contre les hommes »
Radio Classique : « Alice Coffin veut éliminer les hommes : « une forme d’apartheid », dénonce Marlène Schiappa »
Journal de Québec : « Les femmes qui détestent les hommes »
Le Parisien : « Mairie de Paris : Alice Coffin, l’écolo qui embarrasse la gauche »

Cette phrase tant décriée, Alice Coffin l’a écrite. Mais - oh surprise - elle n’a pas été citée en entier : « Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos images, de nos esprits, de nos représentations. » L’autrice ne dit pourtant rien de très nouveau. Notre imaginaire est, depuis des siècles, peuplé de représentations du monde écrites, composées, peintes, réalisées par des hommes. Faire le choix de ne plus se nourrir de matériel masculin et d’aller explorer ce que les femmes ont à dire ne me semble pas tenir du génocide, comme on a pu le lire. Au pire, Guillaume Musso vendra un peu moins de livres mais je pense qu’il a de quoi voir venir.

Un brin de bonne foi aurait évité cette césure assassine et la vague de haine misogyne et lesbophobe que subit Alice Coffin depuis plus d’un an. Mais il était apparemment trop tentant - et vendeur - de la transformer en lesbienne qui veut éliminer les hommes. Au mépris de sa santé mentale, de sa sécurité physique (elle a bénéficié d’une protection policière pendant plusieurs semaines) et financière (le « scandale » lui a coûté son poste d’enseignante en journalisme).

Cette petite phrase savamment détournée a également occupé tout l’espace médiatique qui était dévolu à la sortie du livre d’Alice Coffin. Les confrères et consoeurs de l’autrice s’en sont donné à coeur joie dans cette entreprise de destruction. Et je ne peux m’empêcher de penser que le troisième chapitre de son essai les aurait aidé à produire un travail de plus grande qualité. Parce que « Le génie lesbien » est une confrontante et magistrale leçon de journalisme. En voici quelques extraits :

« La fable de la neutralité est un vaste mensonge destiné à asseoir le pouvoir narratif de certains. Qui a le droit d’être appelé « neutre » ? Qui décide des personnes qui sont neutres et de celles qui sont biaisées ? (…) Il faut revendiquer le biais. Le vécu. La chair journalistique. (…) Empêcher une journaliste d’écrire sur sa communauté, c’est oublier le rôle fondamental des sources. (…) La diversité des rédactions n’est pas seulement un objectif vertueux. Elle est la condition d’un meilleur exercice du métier. Dit autrement, l’absence totale de diversité des parcours, des couleurs de peau, rend déficitaire le récit de l’actualité (…) car plus une rédaction est diversifiée, moins elle oublie de transformer en information une partie du réel. (…) A ne valider que ce qui est déjà établi, ce qui relève de « l’establishment », ce qui est déjà dans les rouages, donc souvent ce qui est masculin et en place, les médias négligent de nombreuses informations (…) Ils n’invitent pas de femmes voilées pour parler du voile, pas de lesbiennes pour parler de la PMA, pas de migrants pour parler des migrations, pas plus qu’ils n’invitaient de femmes pour parler avortement dans les années 1970. (…) L’expertise et le commentaire sont donc, de préférence, confiés aux hommes blancs. Les autres seront, au mieux, sollicités comme témoins. (…) Les rédactions manquent à leur devoir d’information lorsqu’elles se privent de la parole et du travail des personnes concernées. »

L’objectivité journalistique, explique Alice Coffin, c’est la subjectivité des dominants. Une vérité toute simple qui permet d’analyser avec plus d’acuité encore l’épisode journalistique scandaleusement biaisé qui a entouré la sortie du « génie lesbien ».

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