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5000 euros et des papiers pour une enfance gâchée

23 juillet 2020
par  Laurence Wauters
( Presse écrite , Tout... sauf le virus ! )

Elles se prénomment Gina et Laetitia et la dernière fois qu’elles avaient vu leur maman, en 2001, elles avaient respectivement 7 et 4 ans. Leur père est décédé quand elles étaient bébé, elles vivaient dans le plus grand désœuvrement à Kinshasa et leur mère est partie tenter sa chance en Belgique. Il a fallu quelques années à cette aide-soignante avant d’obtenir un titre de séjour illimité, puis d’entamer une procédure de regroupement familial pour récupérer ses filles laissées à leur grand-mère, au pays. La procédure a duré dix ans, et elle a abouti à un règlement à l’amiable, fraichement avalisé par la cour européenne. En cause : l’interminable délai pour réunir mère et filles.

Gina et Lætitia ont grandi à Limete, dans une partie pauvre et très peuplée de cette commune de la capitale congolaise. Leur grand-mère venait de perdre son mari, elle était déjà âgée et n’avait pas de travail : « il n’y avait pas à manger, on n’avait rien, et par la grâce de Dieu, on vivait seulement », explique Gina. « La seule chose à laquelle nous pensions, tous les jours sans exception, c’était de revoir maman, d’aller la rejoindre en Belgique. C’était comme un rêve... Parfois, notre oncle venait nous chercher, on devait bien se préparer, et on allait à l’ambassade. Chaque fois, nous pensions qu’on allait bientôt partir, mais chaque fois, tout se compliquait. »

Il y a un peu plus de dix ans que les demandes de visa dans le cadre d’un regroupement familial ont été introduites pour Gina et Lætitia, qui avaient alors 12 et 15 ans. Pour Lætitia, la demande a été rejetée six mois plus tard, sous réserve d’un test ADN ; ce fut pareil pour Gina, mais la réponse a pris un peu plus de deux ans. Les adolescentes ont fait les tests ADN à l’ambassade, ils ont confirmé qu’elles sont les filles biologiques de leur maman, mais une autre raison a alors été invoquée pour leur refuser l’entrée dans notre pays : un nouvel article de loi précisait que le demandeur doit « apporter la preuve que l’étranger rejoint dispose d’un logement suffisant pour recevoir le ou les membres de sa famille qui demandent à le rejoindre ». Il avait été estimé que cette preuve n’avait pas suffisamment été rapportée.

Le 13 mars 2013, un recours a été introduit devant le Conseil du contentieux des étrangers. En janvier 2014, Me Mallants, avocat des jeunes filles, interpellait ce conseil, s’étonnant du retard. En août 2015, il réécrivait -en vain. Ce n’est qu’en septembre 2017, quatre ans et demi après l’introduction du recours, que le Conseil du contentieux des étrangers donnait des nouvelles, et ce pour simplement interroger les demandeuses sur leur intérêt à agir. Une audience avait finalement été fixée en avril 2018, et un arrêt du 3 mai 2018 a annulé la décision de rejet prise en 2013. L’affaire avait alors été renvoyée auprès de l’Office des étrangers en vue d’une nouvelle décision, qui n’avait toujours pas été prise quand les deux jeunes femmes se sont tournées vers la cour européenne. « En refusant de fixer l’affaire devant le conseil du contentieux des étrangers, explique Me Mallants, l’État belge privait mes clientes d’un recours effectif à l’encontre de la décision qu’elle désirait attaquer. C’est ainsi qu’une enfant de 15 ans au moment de l’introduction de demande de Visa s’est retrouvée encore occupée à attendre, à 25 ans, d’être fixée sur cette demande. C’est toute leur adolescence qui a ainsi été gâchée. » D’autant que comme mineures dépendant de leur mère, elles bénéficiaient de l’assistance juridique belge. Une fois leur majorité atteinte, leur avocat aurait pu légitimement, faute de possibilité de rémunération, clore le dossier. « Que pouvais-je faire ? Lâcher ces jeunes filles quand le combat n’était pas terminé ? Je suis passé en pro bono », confie ce dernier.

Pour éviter une condamnation -celle-ci pouvant faire jurisprudence dans d’autres cas similaires- l’État belge a transigé avant le procès, ce que la cour européenne encourage, d’ailleurs. La Belgique a proposé aux deux jeunes femmes une indemnisation de 5000 euros chacune et un titre de séjour d’un an renouvelable. C’est peu pour une enfance passée dans l’attente, l’absence et le dénuement, mais c’est tout ce qui compte quand justement, ce sont ces papiers qu’on attend depuis si longtemps. « Quand j’ai appris cette nouvelle, j’ai cru que c’était encore un songe tellement on n’y croyait plus, confie Gina, aujourd’hui âgée de 22 ans. Maman nous a accueillies à l’aéroport, c’était trop d’émotion, nous étions toutes les trois en larmes. » Elles ont aussi pu faire la connaissance de leur petit frère, aujourd’hui âgé de 12 ans, qu’elles n’avaient jusqu’alors jamais rencontré.

Dès septembre, Lætitia et Gina entameront la formation qui devrait les mener au métier qu’elles se sont choisi : la cuisine pour l’aînée, et aide-soignante pour la cadette. Maintenant qu’elle l’a enfin retrouvée, elle veut faire « comme maman ».

« Il n’y a pas de recours, l’arriéré le rend ineffectif »

« Quand je dis à mes clients que le délai d’attente pour leur recours oscille entre quatre mois et six ans, je vois leur visage se décomposer », confie Me Gioe, spécialiste du droit des étrangers à Liège et administratrice de la Ligue des droits humains. « Les délais sont parfois tellement longs que la réalité, c’est que même si le recours existe, il est ineffectif. Et sans recours effectif, c’est l’arbitraire qui règne. J’ai un jeune qui était mineur réfugié et devait être rejoint par sa mère et ses frères et sœurs. Il a fallu six mois pour que l’Office des étrangers rende une décision illégale, un an pour que le Conseil du contentieux annule celle-ci, puis deux ans et demi avant que le dossier soit refixé. Et tout cela pour ravoir une décision illégale, et se tourner à nouveau vers le CCE, dont on attend encore la décision. Entretemps, le gamin est devenu majeur… J’ai une étudiante qui devait renouveler son titre de séjour pour poursuivre ses études, et cela a pris deux années académiques ! Tous les dossiers ne sont heureusement pas à ce point-là, mais le problème est structurel, le Conseil du contentieux croule sous le travail et c’est clair que cette durée hors norme peut, pour certains, avoir un effet dissuasif. Il faut faire un travail acharné, répéter qu’on a raison, ne jamais baisser les bras. C’est pour cela que les victoires qu’on décroche en droit des étrangers, ce sont les plus belles ».

Le conseil du contentieux des étrangers a pour la première fois publié un rapport d’activités recelant de chiffres, en mai dernier. Pour ce qui concerne le total du personnel du Conseil, y compris les 55 magistrats et 15 greffiers, si l’on compare les chiffres par rapport à décembre 2015, le Conseil est passé d’un effectif de 270 personnes à 249 personnes. « Cette différence est particulièrement importante au niveau du personnel administratif où l’on passe de 211 personnes en septembre 2016 à 178,6 personnes au 31 décembre 2019 avec une charge de travail actuelle toujours aussi importante », relève le rapport du CCE. Le taux d’absentéisme semble problématique chez les magistrats, puisqu’il atteint 12 %. Pour ce qui concerne le volume du travail, le nombre de recours pour les deux contentieux (procédures de pleine juridiction et procédures d’annulation) était de 16.003 durant l’année 2019, dont un arriéré de 10.137 dossiers (pendants depuis plus de six mois).

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